Obsession d’automne de Luca Ricci. «La tâche du romancier: inventer la réalité».

L’écrivain italien Luca Ricci affirme, dans la note qui figure en fin de volume, qu’Obsession d’automne “doit beaucoup au noble art de la nouvelle”. On peut considérer que, en s’inspirant de La chevelure de Guy de Maupassant, (où le narrateur tombe éperdument amoureux d’une morte en découvrant dans un tiroir une longue mèche de cheveux), l’auteur a rendu un vibrant hommage au maître français en la matière. Mais il y a peut-être d’autres raisons à cela : lui-même auteur de plusieurs nouvelles, dont le recueil intitulé I difetti fondamentali, qui lui a valu en 2017 le prestigieux prix Chiara, Luca Ricci sait parfaitement manier l’art de la concision, qualité essentielle pour écrire ce type de récit. Il a d’ailleurs, comme dans un jeu de boîtes gigognes, fait entrer dans Obsession d’automne des fragments de ses propres nouvelles.

Ce petit préambule pour éviter de ramener le roman à la simple anecdote, au résumé de sa trame ; une des qualités essentielles de ce livre étant, à mes yeux, d’en dire dix fois plus que ce qu’il n’y paraît, de se dérober quand on croit l’avoir saisi, de jouer au chat et à la souris avec son lecteur à travers les mises en abîme qu’il suggère, les effets de miroir qu’il multiplie.

Le narrateur a en effet un double plus âgé qui, comme lui, est un écrivain stérile, qui trompe lui aussi sa femme, qui, revenu de tout, est lui aussi un “automnal” dans ce sens qu’il “n’a plus de chlorophylle dans les veines”. Tombé amoureux fou, au hasard d’un marché aux puces, d’une photo de Jeanne Hébuterne, qui incarne pour lui la passion absolue[1], le héros du roman rencontre un jour une jeune femme appelée Gemma, qui ressemble (à ses yeux) comme deux gouttes d’eau au modèle de Modigliani ; elle aussi, comme si l’histoire se répétait, vit avec un peintre, elle aussi attendra un enfant de celui-ci. Notre personnage entame une liaison avec elle et balance continuellement entre deux quartiers, le sien et celui de Gemma, Prati et Monti, entre deux vies, entre le fantasme et la réalité qui se mêlent indissolublement, au point qu’on ne sait pas si le fils adulte qu’il dit avoir existe réellement, s’il est vivant ou mort, si Gemma ressemble tant que ça à Jeanne…

Ce qui est sûr, c’est que le personnage est désenchanté, qu’il oscille entre l’indifférence que suscite en lui sa femme, et la nostalgie de leurs anciennes amours. C’est que le temps est un élément essentiel dans cette histoire, le temps contre lequel on ne peut rien, la partie étant perdue d’avance. La passion devient alors la seule échappatoire au sentiment d’emprisonnement qui mine le narrateur, et se transforme en quête obsessionnelle. Le ciel de Rome est un couvercle, les lieux des boîtes qui en enferment d’autres.

recension Altritaliani
Rome et le Tibre en automne. Photo Facebook page Arte e Cultura

Certes, l’automne donne des teintes sublimes aux parcs de Rome dans lesquels se rencontrent régulièrement le héros et son ami Gittani, mais la ville est frappée elle aussi par la même, et inexorable détérioration, que les êtres. Elle transpire le factice, mélangeant “le faux, le vrai et le vraisemblable”. Elle est enlaidie par un tourisme de carte postale, le Trastevere avec ses nappes à carreaux et le Colisée avec ses faux centurions et ses hordes de touristes qui font la queue pour le visiter, le Largo di Torre Argentina avec ses moignons de murs antiques que plus personne ne prend la peine de regarder. L’auteur use plusieurs métaphores pour dépeindre Rome, “avant qu’elle ne se ratatine comme une feuille morte”. Elle est tout aspirée dans son centre ancien à “l’air putréfié” comme dans un tourbillon, le Colisée est une fourmilière de touristes, un sphincter, le “trou du cul de la ville”.

Rome est donc un miroir de l’état d’âme du personnage, mais aussi une mosaïque faite de ses souvenirs, des endroits auxquels son histoire est attachée : le voilà qui, en scooter avec sa femme, revisite les lieux de leur amour défunt ou, avec Gittani, évoque les décors qui ont été témoins de leur éducation sentimentale. Les rues, les places, l’hôpital, la prison ou les musées de Rome sont on ne peut plus réels : mais la lentille à travers laquelle le narrateur les observe n’appartient qu’à lui, frôlant parfois le fantastique : “Il me vint un air torve. Je mis la ville sous mon manteau, tel un couteau.” Des passages ironiques ou satiriques, plus légers – l’achat d’un jean avec sa femme, une soirée “littéraire” dans les beaux quartiers, les visites chez le gynécologue, sans parler des dialogues percutants et savoureux – alternent avec ces descriptions crépusculaires, apportant ainsi un équilibre subtil à la narration, qui avance inexorablement vers son dénouement.

Pour toutes ces raisons, j’ai pris un grand plaisir à traduire ce roman, avec la conscience de traduire non un débutant en la matière, mais quelqu’un qui est en pleine possession de ses moyens d’expression et qui prouve avec brio que la mort de la littérature, parfois évoquée par ses personnages, n’est pas encore d’actualité…

Marguerite Pozzoli

A LIRE EN COMPLÉMENT LA TRIBUNE LIBRE DE LUCA RICCI, « Ne harcelez pas l’art ».

Un extrait du livre

“Octobre avait partiellement nettoyé la ville des touristes, et les rues donnaient l’impression d’être désertes : j’aurais pu consacrer toute mon attention aux souvenirs. Rome était aussi une mosaïque, une ville faite de tesselles à composer et recomposer selon les caprices de la mémoire. (…) Revenir au même endroit, à distance de plusieurs années, ne disait clairement qu’une seule chose : que le vrai mystère de tout était le temps. Une fois de plus, j’essayais de me raccrocher à l’automne, à ses lieux communs. Il était banal de dire que l’automne, en tension dialectique avec les autres saisons, était le moment du crépuscule avant la mort hivernale, du retour à la maison après les aventures de l’été, des feuilles jaunes et rousses recroquevillées sur les avenues qui entonnaient un contre-chant parfait à la vie printanière : et pourtant, cela me rassurait. Il eût été criminel de vouloir être original en parlant des saisons, car en réalité elles étaient utiles pour la raison inverse : elles nous orientaient dans le chaos, dans le mystère du temps.”

Luca Ricci, un dessin de Nino Florenzano

L’auteur

Luca Ricci est né à Pise en 1974 et vit actuellement à Rome. Il est l’un des plus brillants auteurs de nouvelles italien. Il enseigne l’écriture créative, entre autres à Rome, Milan et Florence.
Obsession d’automne (en italien Gli autunnali) est son premier roman. Il doit être le premier d’une série de quatre romans centrés sur les saisons.

Rencontre

Publié aux éditions Actes Sud en novembre 2019, cet ouvrage sera présenté le 6 décembre à 19h à La Libreria, 89 rue du Faubourg Poissonnière, Paris 9e, en présence de l’auteur et de sa traductrice Marguerite Pozzoli.
Blog de La Libreria pour en savoir + sur la rencontre : http://blog.libreria.fr/

Fiche du livre sur le site d’Actes Sud et résumé : https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/obsession-dautomne

[1] Jeanne Hébuterne, compagne de Modigliani, s’est suicidée au lendemain de la mort de celui-ci en se défenestrant alors qu’elle était enceinte de neuf mois.

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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