Chronique vénitienne. Les personnes «âgées» et leur déconfinement.

Arièle Butaux, française vivant dans la Cité des Doges, consacre sa nouvelle chronique vénitienne aux personnes « âgées », potentiellement plus fragiles en ces temps de pandémie. Un texte plein de bon sens et d’humanité. L’idée courrait – du moins en France – qu’elles devraient rester confinées jusqu’en fin d’année et elle a suscité un tollé. Qui est «vieux» et en état de fonctionner n’a-t-il pas justement un urgent besoin de vivre, de sortir, de vie sociale, de se réveiller chaque matin avec l’élan, la flamme d’un nouveau jour.  Le Président Emmanuel Macron a tenu à rassurer les aînés et l’a annoncé le 17 avril: il ne souhaite pas de discrimination à l’âge au moment du déconfinement progressif mais en appellera à la responsabilité individuelle de chacun. “La fragilité est un élément pour conseiller, pour protéger, certainement pas pour discriminer” selon le généticien Axel Kahn. Des précisions gouvernementales sont attendues. Mais revenons à Venise….

Photo Source Facebook page de Gul Dolap-Yavuz

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37 ème jour de confinement – 14 avril 2020

Je vous écris d’une maison vénitienne où, chaque matin, je suis soulagée d’être réveillée par mes voisins du dessus. Leur radio, leurs apostrophes d’une pièce à l’autre, leurs rires, leurs cannes sur le parquet, leurs coups de fil à leurs proches dont je ne rate aucune péripétie… J’ai l’impression de faire partie de la famille ! Mes voisins sont mari et femme, ils ont tous deux 94 ans et, comme la plupart des personnes âgées en Italie, ils vivent en paix chez eux, en compagnie de leurs souvenirs, dans les murs qui ont vu grandir leurs enfants. En Italie, seuls 1,6% des personnes âgées vont en maison de retraite, un pis-aller inacceptable pour les italiens dont le sens de la famille s’étend à toutes les générations. Les «badanti», dames de compagnie ou aides-soignantes, secondent parfois les familles mais les enfants restent très présents dans le quotidien de leurs parents âgés.

photo d’Arièle Butaux

Ce matin, je n’ai pas été réveillée par mes voisins car je n’ai pu trouver le sommeil. Le silence de la nuit vénitienne était aussi profond que d’habitude, l’air toujours aussi doux mais une idée entendue à la radio française me vrillait le coeur. Dans quel cerveau mal câblé, dans quel coeur aride, dans quelle âme dénuée de toute empathie a bien pu naître le projet d’interdire le déconfinement des personnes âgées jusqu’à la fin de l’année ? Loin de moi l’ambition d’alimenter le débat sur les bienfaits ou les méfaits du confinement, je ne suis pas virologue. Mais en tant qu’être humain, je sais qu’on peut mourir de solitude, de chagrin, d’isolement. Je sais que, pour déclencher chaque matin la petite étincelle qui va nous remettre en piste pour une nouvelle journée, il faut avoir envie de vivre. Les projets, la curiosité mais surtout l’amour, l’amitié, la vie sociale nous font sourire à la vie.

A Venise, j’aime le spectacle des personnes âgées papotant sur les « campi », franchissant les ponts, grimpants les étages de leurs maisons sans ascenseur, parfois au bras de leur « badante », vaillantes parce qu’entourées et habituées à accomplir elles-mêmes le plus longtemps possible leurs tâches quotidiennes. Ici en Italie, les anciens sont respectés, ils sont une source inépuisable d’échanges, de conseils, ils font partie de notre vie et sont de toutes les réunions de famille.
Dans le pays d’où je viens, les plus âgés vivent souvent dans un monde parallèle, s’étiolent, rétrécissent puis meurent faute d’avoir encore leur place dans une société qui les considère comme des poids et voudrait les rendre invisibles.

Photo FB Alain Hamon

Depuis des semaines, des millions de personnes de tous âges attendent de sortir de chez elles, de retrouver l’étincelle des matins nouveaux. Lorsque ce jour arrivera, aurons-nous le coeur de demander aux plus âgés d’attendre de longs mois encore pour revoir les êtres aimés, pour renouer avec leurs sorties, leurs habitudes, leurs loisirs, avec tout ce qui leur donne le désir de se lever et de jouir de leur droit inaliénable à vivre? Oserons-nous prétendre que c’est pour les protéger que nous prenons le risque de les voir s’étioler et s’éteindre comme des petites flammes affaiblies par le chagrin de la solitude et de l’abandon? Prendrons-nous le risque que la perte de tout désir de vivre tue bien plus que ce virus? Infantiliserons-nous, priverons-nous de leur libre-arbitre ceux qui nous ont mis au monde puis éduqués, aimés, soutenus? La vieillesse est un aussi un état d’esprit et je connais des octogénaires tellement plus jeunes que certains adolescents blasés!

Un jour nouveau se lève sur la Sérénissime, les mesures de confinement allégées nous redonnent quelque espoir de goûter enfin ce printemps. Pour les plus âgés, la vie se compte parfois en printemps, ceux que l’on a vécu, ceux que l’on vivra encore, ceux que l’on ne verra plus.

«C’est dur de mourir au printemps, tu sais…» chantait Jacques Brel. On ne saurait mieux dire.

Arièle Butaux, Venise, 14 avril 2020

Source Facebook, publié avec l’autorisation de l’auteur

Page d’auteur d’Arièle Butaux et liens à ses précédentes “chroniques vénitiennes” sur Altritaliani.

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Arièle Butaux
Ecrivaine et journaliste française vivant à Venise. Médiatrice près la Cour d'Appel de Paris.

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