Tout s’arrête à Lampedusa, d’Eric Valmir

Giuliano étend un duvet sur le canapé. C’est le hall de la réception où il travaille en qualité de veilleur de nuit. Ce soir, il ne sera pas dérangé, l’hôtel est complet et tout le monde est déjà au lit. Les carabinieri se couchent tôt. Parce que détail qui a son importance, l’établissement est occupé à 90 % par les forces de l’ordre. Sur le parking, seulement des voitures polizia e carabinieri. Allongé sur un canapé déglingué trop petit pour son grand corps maigre, Giuliano revoit pour la énième fois le film de sa vie. Né ici à Lampedusa, une existence heureuse jusqu’à l’âge d’or des années 80 : une pêche florissante et un tourisme en expansion.

L’île est si belle, ses rochers blancs et son eau bleue turquoise. Dans la famille de Giuliano, on est pêcheur de père en fils, alors il a emprunté cette voie maritime. A vrai dire, ici, le choix se résume à deux options pour travailler : le chalutier ou l’office du tourisme. Giuliano a préféré le grand large. Et puis les premiers immigrés sont arrivés, échoués sur les plages de l’île. C’était le début des années 90. Les habitants ont ouverts leurs portes, enroulé des couvertures sur les épaules, sorti les marmites. Et le flux des clandestins s’est accentué au point de provoquer l’ouverture d’un centre de premier secours qui deviendra vite centre de rétention.

En mer Giuliano croisait régulièrement les barques, elles étaient toujours neuves, il n’en revenait pas de voir ces beaux chalutiers sur lesquels on avait entassé des immigrés incapables de naviguer, avec seulement une boussole pour se diriger. Les naufrages et noyades se sont banalisés. Parfois quand Giuliano travaillait en équipe sur de gros bateaux, ils trouvaient des cadavres dans leurs filets, ils les rejetaient à la mer pour ne pas avoir d’ennuis, pourquoi ramener sur la terre ferme un mort quand on ne sait déjà pas quoi faire des vivants ?

Et puis, il y eut ce jour funeste. Giuliano était seul sur son embarcation. Entre deux vagues, il a aperçu un corps à la dérive. Il l’a repêché. Elle était encore vivante, elle était enceinte, il lui donnait à peine 20 ans, elle se tenait le ventre comme pour sauver son enfant et poussait des râles de souffrance, elle gisait sur le ponton du bateau, Giuliano a mis son moteur pleine puissance pour revenir à terre au plus vite. Parfois, il venait lui prendre la main, alors elle plantait ses yeux emplis d’effroi dans les siens. Il allait la sauver, ils arriveraient bientôt, le p’tit irait bien aussi. Elle est morte avant que Giuliano n’ait atteint le port. Elle a cessé de respirer alors qu’il la regardait intensément.

Une fois à quai, son corps à lui n’était plus qu’une carcasse. La mer, c’était fini, un ressort cassé à jamais. Quelques jours plus tard, il a vendu son p’tit chalutier et a trouvé un boulot de veilleur de nuit. Au petit matin, quand il a fini, il va faire un tour à l’aéroport pour voir ceux qui partent avec l’avion de 6h50. Ils discutent des derniers ragots. « Un immigré s’est enfui du centre, il a volé le scooter du petit Mario, et a foncé sur la première route venue, sans savoir qu’il était sur une ile de 20 kilomètres carré et que la route en question n’était qu’une boucle goudronnée qui le ramenait à son point de départ. 50 carabinieri et une dizaine de véhicules ont tout de même été mobilisés pour l’attraper. Il faut bien qu’ils s’occupent. »

Giuliano repense à ce journaliste français avec qui il a passé la journée. Eric est arrivé par le vol de Palerme de midi, surpris que son avion soit occupé aux 2/3 par des policiers. C’est la réalité de Lampedusa. Le centre de secours et de premier accueil est devenu sur ordre de Roberto Maroni, ministre de l’intérieur, centre d’identification et d’expulsion. Les immigrés ne sont plus transférés vers le continent mais enfermés ici pour être ensuite reconduits chez eux. Résultat, la capacité de l’actuel centre est insuffisante, le gouvernement prévoit d’en installer un deuxième. Les immigrés commencent à comprendre que Lampedusa est une voie de garage, alors ils cherchent à s’enfuir ou mettent le feu aux installations. Un climat de tension s’instaure. Réponse de l’Etat : plus de policiers sur l’île.

Lampedusa merveille de la nature s’enfonce. La pêche meurt avec les cadavres qui se mêlent aux poissons et le tourisme s’effondre. Aucune réservation pour Pâques. Qui voudrait venir se reposer dans des hôtels transfomés en casernes de carabinieri ? Ambiance particulière le soir quand ils trainent dans le hall en tong et en survêt pour jouer aux cartes, trouver une connexion wi-fi ou regarder la téloche.

Leur mission ? surveiller le centre.

Lampedusa ? C’est le Guantanamo des clandestins, pas un lieu pour un week-end en amoureux.

Giuliano regarde le soleil se lever. Entend Solo Tu des Matia Bazar à la radio. Repense aux années 80. Le temps s’est figé sur cette décennie. Depuis tout s’est arrêté. Et rien ne sera plus comme avant. Les 5 000 habitants peuvent crier leur colère, le vent emporte les plaintes au large et on ne sait pas ce qu’il en fait. Giuliano enfile son blazer. Avant d’aller se coucher, son regard s’arrête sur une carte de l’Italie. Lampedusa n’y figure même pas. Tout le monde s’en fout pas mal de ce que l’on vit.

Si seulement il avait pu sauver cette femme africaine !

Eric VALMIR

Correspondant de Radio France en Italie

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