‘Ti voglio bene’, un recueil de poésies de Fulvio Caccia

«Qu’est-ce qu’un Français? C’est un Italien triste!» Cet adage saisit de manière ironique la délicate complexité identitaire. Une expression qui résonne particulièrement au moment où le Salon du livre de Paris s’apprête à accueillir les représentants de la littérature italienne. Mais encore faut-il pouvoir interpréter cette identité plurielle surtout lorsqu’elle s’écrit.

Au Moyen-Âge, l’herméneutique, cette discipline de l’interprétation, considérait les textes selon quatre niveaux : le littéral, le moral, l’allégorique et l’anagogique. Un demi-millénaire plus tard, Henri Gobard proposa une distribution similaire appelée tétraglossique qui fut reprise par les philosophes Deleuze et Guattari dans leur ouvrage Kafka, pour une littérature mineure. Le sociolinguiste distribue les langues en quatre catégories: vernaculaire, véhiculaire, référentiaire et mythique: soit les patois, les langues urbaines, littéraires et religieuses. Ces langues ne coïncident pas toujours en fonction de l’histoire des peuples qui les parlent. Mais si ce modèle cristallise les étapes de la vie et de la mort d’une langue, il nous propose aussi en contrepoint une véritable théorie esthétique. Car il pointe autant les niveaux de compréhension que les divers publics auxquels un texte est susceptible de s’adresser: populaire, urbain (bourgeois), cultivé, et enfin très cultivé. Dans un passé lointain, seul ce dernier public – constitué pour l’essentiel par les clercs – avait le privilège de lire et d’écrire. Car c’est par leur intermédiaire que s’exerçait le commerce avec le sacré. Un pouvoir de caste qu’ils conserveront jalousement jusqu’à ce que l’État par l’éducation nationale le rende accessible à l’ensemble de la population.

La logique de cette laïcisation ouvre ainsi la possibilité de renouveler la théorie de l’esthétique littéraire en intégrant la notion de plurilinguisme, chère à Bakhtine. Une œuvre réussie serait donc celle qui décline en son sein, les quatre registres linguistiques pouvant être compris de manière indépendante ou simultanée par les divers groupes composant la communauté des lecteurs. C’est ce mouvement qui a contribué au succès du roman. Ce genre métis a conquis ses lettres de noblesse par sa capacité à restituer la diversité des niveaux de langue (et donc du réel) et sa capacité à les contenir dans une forme unique pour en tirer une éthique. Telle est la force du roman d’éducation. Le réalisme, la vraisemblance et les mouvements qui lui ont été rattachés ont d’abord contribué à bâtir sa légitimité avant que le roman soit démonétisé par les diktats de « l’histoire vraie » qui l’ont réduit à une province du journalisme.

Et la poésie dans tout cela ? Peut-elle encore cocher toutes ces cases sans tomber dans le lyrisme ou son avers l’hermétisme formaliste ? C’est le pari que Fulvio Caccia relève dans son 7recueil intitulé « Ti voglio bene » (La feuille de thé éditeur). Le titre en italien n’est pas fortuit. Il renvoie autant aux origines italiennes de l’auteur qu’à l’illustration de ce modèle tétraglossique. Comment ? Par « la possibilité de nouveaux référentiaires, de nouvelles fonctions mythiques », aurait pu déclarer Gilles Deleuze qu’il observe autant chez « les immigrés, ou enfants d’immigrés… que dans les langues régionales » et pourrait-on ajouter, dans les anciennes colonies.
Mais encore faut-il se réconcilier avec sa langue maternelle et l’affirmer haut et fort. Voilà pourquoi le poème commence par une méditation sur la déclaration d’amour. Celle-ci ne s’exprime pas de la même manière en français et en italien. De cette différence, l’auteur en tire le titre italien qui est adressé autant à sa langue d’origine, au lecteur, qu’à lui-même. Car pour aimer, il faut savoir d’abord s’aimer.

Cette polyphonie est proposée d’emblée au lecteur. Il est invité à se mettre autant à la place du poète qu’à celle du poème qui fuit sans cesse par-delà la futaie et l’enclave du jardin… où l’arbre à musique se charge d’oiseaux/ et tisse entre eux des balançoires invisibles. Aussi, il serait erroné d’y voir une simple transposition horizontale du discours amoureux entre l’aimée et l’amant, le poète et sa muse. La construction ici est à la fois horizontale et verticale.
Le poème commence aux premières lueurs du matin lorsque le rêve s’estompe et une voix d’abord inaudible monte: « Qu’essaies-tu de me dire ? »  C’est la question formulée par l’auteur à lui-même comme s’il essayait de syntoniser la fréquence perdue. D’abord il n’y a que le silence de la cuisine au bois du merisier puis « la rhapsodie » des oiseaux disparaissant/ dans les bois dont /les ramures aux rêves/ s’enchevêtrent. Alors, l’auteur s’impatiente, interpelle, exhorte cette voix encore indicible qui déjà fuit vers la polyphonie. L’arbre à musique se charge d’oiseaux/ et tissent entre eux des balançoires invisibles/ d’où ils s’élancent tout heureux/ de deviner la lumière à travers les rameaux. Mais voilà qu’elle parle enfin. Qui crois-tu que je sois ? / Ton miroir aux alouettes ? Dans sa harangue, la voix le met en garde contre les tentations du lyrisme et son asservissement à la volonté du poète. Ce dialogue heurté, inconstant dont les titres sont les notations musicales (en italien), virent parfois à la provocation. La tradition, la posture du poète sont interpellées, remises en question. Tu te prends pour Orphée !/ Il n’y a pas d’enfer. Les références à la mythologie comme à la Bible n’y sont jamais appuyées. Elles accompagnent comme des lucioles ce parcours à travers l’histoire, grande et petite, jusqu’à l’ultime confrontation : le combat contre son double mimétique. C’est ici ! / Et tu es mon adversaire/ Tu te démasques enfin ! Ange amer de mes abandons/ Tu voulais m’épuiser dans la quête de ton avènement, de tes fuites, de tes songes.

La bascule, implicite durant tout le poème, devient explicite. Les protagonistes de cette course-poursuite sont une seule et même personne qu’il s’agit désormais de séparer et de nommer, à l’instar de l’ange de Jacob. Nous ne trahirons pas ici le secret du nom qui conclut le poème. À vous, lecteur de le trouver dans ce recueil surprenant, tout à la fois classique et moderne qui demeure sans aucun doute l’un des poèmes les plus puissants et originaux de cette rentrée printanière.

Hannah Feinstein

UN EXTRAIT:

Malinconico

Pourquoi te mettre dans cet état ?
Parce que tu ne me vois pas ?
Je suis là pourtant
Tes déclarations, tes rébellions
que tu déploies sont bien
la preuve que j’existe !
Tu ne me crois pas ?
Alors que faire ?
Me taire ?
Redevenir cette page blanche
Où tu dessines à nouveau
le galbe de mes apparences ?
Tes colères sont des esquives
Tu exiges mon consentement
Mais je ne céderai pas
Je ne serai pas « ta chose »
Celle qu’on exhibe pour faire croire
que je suis toujours à toi
Qu’importe si tu me trahis
Je ne te laisserai pas brandir mon âme
comme un hochet devant la multitude
parce que tu as peur que je t’abandonne
Parce que tu as toujours eu peur
de ne pas savoir affronter le doute
Je n’ai que faire de ta vérité
que tu livres à la spéculation des jours
Je n’ai que faire de ton impatience
Tu devras combattre seul
Il te faudra oublier le vent
oublier les blasphèmes que tu n’as jamais proférés

LE LIVRE : 

Ti voglio bene, un recueil de poésie de 125 pages de Fulvio Caccia avec six encres de l’artiste Richard Killroy et une pièce musicale de Damien Caccia sous forme d’un QR-code –  La feuille de thé éditeur, 20€ (www.lafeuilledethe.com)

L’AUTEUR : Poète, romancier, essayiste, FULVIO CACCIA est l’un des fondateurs du magazine transculturel canadien ViceVersa, de l’Observatoire de la diversité culturelle et de LinguaFranca, une association dédiée à la promotion de la littérature transnationale. Il a publié huit ouvrages de poésie et a obtenu le prix du Gouverneur général du Canada pour son recueil de poésie Aknos, équivalent du Goncourt. Ses poèmes ont paru dans plusieurs revues françaises et canadiennes.

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Hannah Feinstein
De formation philosophique et littéraire, Hannah Feinstein est née à Montréal et pratique le journalisme culturel depuis trente ans. Grande voyageuse, elle s'intéresse notamment aux diasporas italiennes et aux problématiques qui leur sont rattachées. Elle a également enseigné la littérature et l'édition en France et au Canada. Elle prépare un essai important sur les enjeux de la critique littéraire à l'ère numérique.

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