Lorenzo Lotto l’obscur – L’appel des Marches

En 2018-2019, le Prado de Madrid et la National Gallery de Londres rendent hommage au peintre Lorenzo Lotto.  La Région des Marches, terre d’élection, référence essentielle dans la formation et l’œuvre de cet immense artiste de la Renaissance, ne pouvait pas manquer de s’y associer. Macerata accueille ainsi, et jusqu’au 10 février, la splendide exposition intitulée Lorenzo Lotto. Il richiamo delle Marche (L’appel des Marches). L’écrivain italien Claudio Piersanti, qui connaît bien cette région et voue une grande admiration à Lotto, nous en parle. Traduction de l’italien par Marguerite Pozzoli.

ICI EN ITALIEN la version originale de l’article de Claudio Piersanti publiée sur Doppiozero.com (lundi 20 janvier 2019)

Lotto l'obscur

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Voir ou revoir les œuvres d’un peintre que l’on aime est une excellente raison de voyager. Il faut traverser les Marches dans le sens de la longueur, en suivant l’autoroute qui descend vers le Sud. On comprend alors pourquoi leur nom est au pluriel. Chaque Marche a ses collines. Et chacune affiche sa beauté et se croit plus belle que sa voisine. Osimo, Loreto, Recanati. Même si elles se font face, à quelques kilomètres de distance, chaque colline parle sa propre langue. Lorsqu’on descend plus au Sud, les villes historiques ne sont plus en bord de mer, mais dans de petites vallées protégées par des montagnes et par de hautes collines. Macerata, belle et sournoise sur son haut plateau lumineux, accueille en ce moment, et jusqu’au 10 février, une magnifique exposition consacrée à l’un de ses peintres, un Vénitien dont les Marches ont été la terre d’adoption: Lorenzo Lotto l’obscur, le fugitif, l’incompris, le scrutateur d’âmes, maître dans l’art de la composition et splendide portraitiste du XVIè siècle.

L’exposition, dans le sillage d’une série d’autres au retentissement international (au Prado et à la National Gallery de Londres), est présentée dans l’aristocratique palazzo Buonaccorsi, le musée civique de Macerata. Les Marches participent à juste titre à cette année dédiée à Lotto. Durant ses divers passages, dans sa jeunesse et à un âge avancé, il a laissé dans cette région des traces indélébiles, devenant une sorte d’icône représentative de certaines villes : on pense à l’ange tenant un lys, que l’on peut voir dans le musée civique de Recanati, une merveilleuse Annonciation sûrement révolutionnaire, et pas seulement à cause de l’apparition furtive d’un chat. Elle illustre une thématique chère à Lotto : le rapport difficile entre les hommes et leur créateur. Même si un ange dessiné par Lotto ne peut être qu’empreint de douceur, Maria n’a pas le courage de le regarder et semble crier dans sa prière : “Pourquoi me choisis-tu, moi si indigne !” Et pourtant, dans cette même expression, on lit aussi autre chose, il est déjà écrit que l’on ne peut résister à tant de douceur. Un lys. Le lys des champs n’est-il pas plus élégant que Salomon ? Cette fleur apparaît dans plusieurs peintures de Lotto, elle en constitue presque la signature. Inoubliable est l’archange Gabriel, encore en vol avec son lys splendide, dans l’annonciation de la pinacothèque de Iesi.  Les visages des deux Vierges expriment un même désarroi profondément humain, la modestie, mais aussi l’abandon total au message de l’ange : la pureté est innée mais elle est aussi un don de Dieu et, comme tous les dons de Dieu, difficile à recevoir. Romano Bilenchi disait que la pureté est quelque chose que l’on atteint, un parcours.

Les vingt-cinq œuvres exposées à Macerata ont été composées dans les Marches mais, au fil du temps, elles ont été dispersées et retrouvées un peu partout dans le monde. Ce sont des œuvres d’une grande beauté, qui dessinent aussi un parcours dans les Marches, où il est possible d’admirer 30% des œuvres de Lotto.

Lorenzo lotto et les marches
Nativité en nocturne, 1523, Pinacothèque de Sienne

Étrange, fascinante créature que ce Lorenzo Lotto. Un artiste de la Renaissance sur lequel nous disposons d’une masse imposante de textes autographes, de gros livres écrits dans une calligraphie minuscule et méticuleuse. Il s’agit surtout de comptes, d’ébauches de contrats, signes d’une obsession que seul un manque chronique d’argent peut expliquer. En réalité, le mystère de Lotto est plus complexe qu’on ne l’imagine. Il est faux de dire qu’il a été écrasé par la gloire du Titien, ou du moins ce n’est pas totalement vrai. La Sérénissime était à la fois un rêve et un empire, le centre de grandes révolutions culturelles qui attiraient des artistes et des penseurs venus des quatre coins de l’Europe. La peinture nous offre une clé essentielle pour comprendre le XVIè siècle.

Quel air respirait-on à Venise aux temps de Lotto ? Abstraction faite de la domination picturale de Bellini, remplacé puis éclipsé par le génie et par la puissance du Titien (il suffit de regarder avec attention son célèbre autoportrait, dans lequel une lointaine source lumineuse éclaire le regard à la fois perçant et énigmatique d’une personnalité forte et complexe, peut-être avare en paroles mais aux pensées élevées), plusieurs grands peintres y fleurissent, à commencer par Giorgione, lui aussi mystérieux et malheureusement victime du temps (plusieurs de ses œuvres ont été perdues) ou le magnifique Sebastiano del Piombo, un égal de Lotto, maître parmi les grands maîtres. À la même époque, Dürer aussi se trouve à Venise. Et Érasme de Rotterdam, lui aussi, figure dans le cénacle culturel et éditorial des grands humanistes vénitiens rassemblés autour d’Aldo Manuzio ou dans le salon de Caterina Cornaro. Léonard lui-même était passé par Venise, y faisant des émules, en particulier Giorgione. Pour comprendre pourquoi des peintres de très haut niveau, comme Lotto, tout en recevant des commandes qui n’avaient rien d’insignifiant, ne pouvaient rivaliser avec la puissance, y compris commerciale, du Titien, nous pouvons évoquer un dicton qui circule parmi les écrivains contemporains : il est plus facile d’atteindre un million d’exemplaires vendus, après en avoir vendu cent mille, que de passer de cinq à dix mille. La célébrité, totalement méritée, du Titien, était diffuse dans toute l’Europe, rois et empereurs se disputaient ses œuvres et manigançaient pour qu’il rompe son contrat d’exclusivité avec la Sérénissime. Les grands de ce monde se rendaient à Venise pour que le Maître exécute leur portrait, et les autres peintres n’avaient plus qu’à émigrer. Mais d’autres facteurs entrent en ligne de compte, comme les épidémies de peste et les guerres.

Lotto l'obscur Macerata expo
Portrait de gentilhomme aux gants , 1540-45, collection privée

Depuis toujours, la Sérénissime est en conflit avec la papauté : cette dernière recrute peu à peu de puissants alliés qui menacent, depuis l’intérieur des terres, la sécurité de Venise.  Massacres, viols, incendies : c’est ainsi que les troupes françaises avancent en direction de Venise. Raison pour laquelle le retour à Trévise, la première ville qui avait commandité des travaux à Lotto, le décevra en ne lui proposant que très peu de contrats : la guerre est prioritaire sur l’art, y compris en matière de dépenses. Giorgione était mort de la peste en 1510. C’est l’époque où il vit qui pousse Lotto à voyager dans une Italie aux frontières incertaines, laissant des œuvres dans des villes très éloignées l’une de l’autre et devenant presque, à chaque fois, un artiste différent. Trévise, la splendide période de Bergame (où il rencontre le Corrège, qui lui donnera l’idée de ses angelots volants), puis les Marches en partant de Recanati, alors une petite ville tout à fait respectable face à l’un des centres de la chrétienté, Loreto, l’antichambre du Vatican pour un peintre. Les historiens suggèrent ce parcours, probablement voulu tel par Lotto. Un parcours qui le conduira à Rome sans qu’il ait atteint les sommets d’un succès espéré.

Au fond de moi-même, j’ai toujours pensé que, si une ombre troublait secrètement Lorenzo Lotto, cette ombre s’appelait Raphaël et non le Titien. Dans les pérégrinations épuisantes de Lotto réside peut-être le motif de l’oubli séculaire qui l’a caché aux yeux du monde pendant presque trois siècles. Durant sa vie, il avait fait l’objet d’avis et de compliments illustres ; chacune de ses peintures, prise isolément, avait été louée et décrite, mais l’œuvre avait été négligée, le caractère résolument novateur de sa manière personnelle n’avait pas été saisi. C’est sans doute le cas le plus extraordinaire de toute l’histoire de l’art.

Le long sommeil de ce peintre tourmenté, sans patrie mais toujours vénitien, sera interrompu en 1895 grâce à l’essai du jeune Bernard Berenson, Lorenzo Lotto, An Essay in Constructive Art Criticism, frappé par son travail et qui rendra enfin justice à son importance, en reconstituant un parcours riche en chefs-d’œuvre. En révélant une caractéristique que l’exposition de Macerata, elle aussi, met en évidence : Lotto est un scrutateur d’âmes, un peintre capable de rendre, à travers l’expression d’un visage, la profondeur d’un état d’âme. Des hommes et des femmes marqués par la vie, tourmentés par le doute et par des pensées secrètes, sans que l’artiste ait cherché à les embellir et parfois, avec une certaine dose d’ironie (à ce propos, voir l’article « Lorenzo Lotto : ironico sguardo »).

Il suffit de regarder le Portrait du dominicain du couvent de San Zanipolo ou celui du Jeune gentilhomme. Des personnes bien réelles qui racontent des vies différentes, des pensées, des voyages, des amours. Nous les voyons là où elles vivent, entourées de leurs symboles (les peintures de Lotto, véritables rébus, fourmillent de signes, d’allusions). La frontière entre le divin et le terrestre est nette : Marie, mère de Jésus, est une jeune femme qui ne se sent pas digne d’un aussi grand privilège. Au lieu d’une beauté glacée et d’un regard fixé dans le vide, elle affiche son humanité et son abandon au surnaturel, annoncé par des créatures parfaites et lointaines, transparentes même dans des drapés sublimes : anges, archanges, messagers. Ce sont elles qui établissent les contacts.

Lotto est souvent nocturne ou crépusculaire, et ses peintures paraissent souvent plongées dans une obscurité quasi totale, déchirée par des faisceaux de lumière surnaturels. Dans la Nativité en nocturne, la lumière dans la grotte émane miraculeusement de l’enfant, qui tire les autres personnages de l’obscurité. Peu de couleurs, dans cette œuvre splendide qui privilégie celles que Lotto affectionnait : le rouge, le bleu, le vert. Marie regarde l’enfant, extasiée, et en reçoit la lumière. Les autres sont stupéfaits, incrédules, seulement effleurés par celle-ci. Le rapport mère-fils est exclusif. La Madone des Grâces, prêtée par le musée de l’Ermitage, reprend le même message, et les anges sont exclus de ce moment de perfection. Dans la Vierge à l’enfant (qui tète sa mère), où le rouge de la robe de Marie se mue en or, la relation est encore plus exclusive : l’enfant est presque congestionné par le lait qu’il boit au sein maternel, ses joues sont rouges, comme il est fréquent pour les nourrissons. L’enfant n’a aucune particularité qui permette de le rattacher au divin. Ce sont les signes et les messagers qui le disent, les prophètes qui le savent : seul saint Jean Baptiste reçoit la bénédiction de l’enfant Jésus, qui se manifeste dans sa réalité (dans la Vierge à l’enfant avec les saints Jean Baptiste et Zaccharie).

Lotto Macerata Madonna et l'enfant

La vie des hommes est différente de celle des dieux, qu’ils soient sacrés ou profanes. Les surprenants Vénus et Cupidon et Le Christ prenant congé de sa mère jouissent de la même explosion de lumière. Dans le Reniement de saint Pierre, ce dernier, saisi dans sa trahison, fond du ciel dans lequel s’agitent des spectres humains, des voyageurs, des feux désespérés. “Io so che ’na buiosa / è tuto ’vive d’omo” [“Je sais que tout le vivre humain est chose obscure”] écrivait le grand poète des Marches Franco Scataglini. Devant les œuvres de Lotto, j’ai également pensé à un autre poète, Ossim Mandel’stam que ces jours-ci, je lis et relis. Déchiffrer un tableau, déchiffrer un poème. Noter, dater, expliquer. Le contraire de rencontrer, accueillir, s’abandonner. Le regard de Lotto sur le monde est obscur, la lumière, haute, dans le ciel inatteignable : le sacré, l’homme-Dieu, laisse tomber sur la terre le sang qu’il a versé, transpercé par les hommes (Le Christ Rédempteur).

Les portraits de saint Jérôme sont impitoyables : nu comme un ver, il a vraiment l’apparence d’un ver dans sa façon de s’abandonner à la terre dure, et il humilie, à travers une douleur symbolique, ce qui reste de ses traits humains. Vivre vraiment n’est accordé qu’aux dieux, le reste est froide obscurité, désert et froidure.

Lorenzo Lotto Les marches expo
San Gerolamo penitente, sibiu Museul National Bruckenthal

L’exposition de Macerata présente deux portraits parmi les nombreux autres qui suffiraient à immortaliser un peintre. On a parlé de facultés d’introspection, je l’ai défini comme un scrutateur d’âmes mais il y a une dimension encore plus subtile, issue des cordes religieuses, par ailleurs toujours effleurées avec des doigts respectueux : Lotto sait aussi évaluer l’intelligence des personnes dont il fait le portrait. Il peut s’agir de l’intelligence scientifique d’un grand médecin ou de celle, philosophique, du jeune homme au lézard, que certains identifient comme étant un écrivain et qui, peut-être, à travers une lettre pleine de pétales odorants, cache une histoire d’amour clandestine, voire une passion politique qui l’est tout autant. Deux peintures qui ne figurent pas dans cette exposition, mais auxquelles on ne peut s’empêcher de penser, à l’instar des vers de certains poètes qui nous reviennent en mémoire parce que désormais, ils font partie de nous. La pensée dessine le visage, l’expression est une image mentale, elle révèle une âme. Je ne connais pas le secret qui se cache derrière ces voiles, pas plus que je n’arrive à déchiffrer les innombrables messages cryptés cachés sur une table ou autour d’un portrait. En suivant des multitudes de détails, dans les grandes œuvres comme dans les portraits, nous nous perdons dans un autre monde, de fleurs et d’animaux, souvent incompréhensible, toujours très beau. Qu’il soit venu ici, dans les Marches, presque oublié de tous et sans le sou, accueilli parmi les oblats de Loreto, est un élément factuel mais aussi une autre histoire, qui n’ajouterait rien à son immense talent. Lorenzo Lotto a suivi son chemin jusqu’au bout.

Claudio Piersanti

[Article traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli et publié par Altritaliani avec l’aimable autorisation de l’auteur et du site Doppiozero, revue littéraire online et maison d’édition dirigée par Marco Belpoliti. Tous nos remerciements!]

Site officiel de l’exposition Lorenzo Lotto à Macerata

L’exposition de Macerata est ouverte jusqu’au 10 février 2019. Celle du Prado a fermé ses portes le 30 septembre dernier. Celle de la National Gallery de Londres, ouverte le 9 novembre 2018, durera elle aussi jusqu’au 10 février.

Le catalogue: Lorenzo Lotto. Il richiamo delle Marche. Luoghi, tempi e persone. A cura di Enrico Maria Dal Pozzolo. Skira editore.

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Claudio Piersanti
Claudio Piersanti (Canzano, 1954) a longtemps vécu entre Rome et les Marches. Scénariste, il a beaucoup travaillé avec Carlo Mazzacurati. Il est également écrivain, auteur de romans et de nouvelles. Trois de ses romans ont été publiés en France : Luisa et le silence (Actes Sud, 1999), Le Pendu (Actes Sud, 2002) et Enrico Metz rentre chez lui (2008), tous traduits par Marguerite Pozzoli. Son dernier roman, La forza di gravità, a été publié en 2018 par Feltrinelli.

1 COMMENTAIRE

  1. Lorenzo Lotto è come le Marche, la regione di mio padre, che conosco bene. Lorenzo Lotto rappresenta: nei suoi ritratti, nell’architettura delle sue composizioni, nella grazia dei colori e l’ironia contadina che si respira nelle scene, questa regione massacrata dal terremoto ma viva, profondamente intrisa di valori e contraddizioni contadine, compreso il rapporto col denaro con la testardaggine, con la pietà che invade le chiese preziose e le strade battute dal vento del Nord di Urbino, Camerino…Insieme all’eleganza delle torri del palazzo di Urbino e i sorrisi infeffabili delle donne di Raffaello, Lotto è l’altro Raffello e l’articolo ce lo presenta benissimo, con arte di penna e di cuore. Siamo felici di questa mostra anche perché questo antico artista ci è presentato come qualcuno che è qui con noi a matelica, Pedaso, Ascoli Piceno, Urbino, Ancona, il Conéro…Grazie a Claudio Piersanti ancora un abile marchigiano nel mondo.

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