Silvio Blues

La pièce théâtrale «Silvio Blues» d’Andrea Marcelli est récemment sortie en France en version bilingue français/italien, publiée par Emue (http://emue.fr/), une maison d’édition (numérique et papier) jeune et intéressante. Dans la trame hilarante et caustique de cette œuvre à forte charge satirique, écrite il y a déjà quelques années mais encore inédite en Italie, la prophétie aujourd’hui d’actualité de la fin du berlusconisme et de son acteur principal.

Silvio Blues est l’histoire d’un autocrate qui, à l’apogée de son pouvoir, décide de tout abandonner pour redevenir chanteur de charme.

On revit dans la pièce son procès (en direct télévisé, avec vote du public), on découvre ses démons, vivants et morts, sa mère violente et possessive, sa fille, bimbo rebelle, sa femme persifleuse et le plus fidèle de tous, son pianiste Fedele, qui l’accompagne depuis le temps où il était crooner.

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Silvio blues, de Andrea Marcelli

Par Mariette Bouillet, artiste multidisciplinaire et critique d’art

Récemment, sur le site de Médiapart, un poète et traducteur, Martin Rueff, a fait paraître un article où il expose son interprétation du berlusconisme comme maladie du langage. Dans une pratique systématique du mensonge et une forme d’athlétisme de la blague, dans une démultiplication des déclarations chocs et des démentis, le Cavaliere serait parvenu, selon Rueff, “à vider totalement le message – parce qu’il vide le langage.” Face à ce brouhaha contradictoire qui empêche l’émergence de sens, face à ce brouillage systématique des frontières du sérieux et du fictif, du vrai et du faux qui rend impossible l’usage de la langue, il semble vain d’opposer un discours intellectuel, “parce qu’il est difficile de parler de celui qui rend illusoire toute prise de parole. A quoi bon parler quand cela n’a plus de sens?”

C’est une question à laquelle le grand metteur en scène Antoine Vitez ne cessa de se confronter en affirmant son désir d’un “théâtre simulacre”, d’un théâtre du “mentir vrai”, d’un théâtre “toujours polémique, historique, stratégique, circonstanciel”, capable de donner chaque jour la preuve que l’esprit demeure et veille. Dans la lignée de dramaturges tels que le belge René Kalisky qui, en pleine période triomphale du théâtre de l’absurde, écrivait tout seul dans son coin des pièces qui n’hésitaient pas à traiter avec indécence l’histoire en prenant pour sujet Fausto Coppi, Trotski ou les derniers instants du Duce dans une lugubre surprise-partie néo-fasciste, Andrea Marcelli, avec sa pièce “Silvio blues”, montre cependant la nécessité d’un théâtre satirique capable de mettre en scène insolemment l’histoire, ses mythes et ses acteurs en la prenant à bras le corps. Par la fiction jubilatoire d’une déconfiture de Berlusconi et de la reconversion du “leader charismatique”, “dieu élu” en “crooner” “chanteur de romances”, “Silvio Blues” s’inscrit ainsi dans la mouvance ironique et sombre d’un théâtre de l’urgence qui tire son existence et sa dignité de sa précarité-même, de son impossibilité-même. Hanté par le motif classique du teatrum mundi cher à Shakespeare, Andrea Marcelli fait dire à son Cavaliere : “De toute manière on est tous sur une scène de théâtre… à l’usage des crétins, des candides et des sceptiques”. Et plus loin, “L’histoire… c’est du pipeau! J’ai montré à tout le monde le réel spectacle du politique… j’ai tiré beaucoup de joie à être malhonnête et persifleur…”

La dimension féroce et risible du berlusconisme est tailladée par la force lyrique d’une écriture grotesque au sens rappelé par Bakhtine, del mundo a la rinversa, où les puissants deviennent misérables, mais aussi au sens d’une esthétique de la trivialité et de la bouffonnerie qui, faisant la part belle aux allusions scatologiques et aux notations grivoises, n’est pas sans évoquer la figure emblématique de Dario Fo.

Traversé par cette pulsation grotesque, “Silvio blues” réhabilite sur scène le genre du pamphlet et nous met au contact d’un texte incarné qui n’épargne personne… Loin d’être une écriture blanche, une voix flottante en quête de corps, le corps est d’emblée redoutablement présent. Cette concrétude du corps passe aussi par une écriture quasi-cinématographique où se dessine une chorégraphie imaginaire des acteurs, entre gros plans et visions panoramiques, accélération des mouvements et arrêts sur images, saturation sonore et bande-son coupée. Il faut d’autre part ajouter à ces esthétiques grotesques et cinématographiques, par lesquelles l’écriture s’incarne, la dimension parodique d’une texte qui joue ostensiblement avec le langage psychanalytique et sa symbolique sexuelle : “Ton argent, c’était l’attribut phallique par excellence… papa je voulais te castrer! Je voulais me délivrer de toi! Je devais me délivrer de toi!” La fille qui donne la fessée à son papa ou le fantôme de la mère qui hante la pièce tel un minable spectre shakespearien, “Maman! Maman! Tu es où? … Je suis ici mon bébé, viens!…” renvoie à une manipulation à visée comique de l’assertion lacanienne selon laquelle “le théâtre présentifie l’inconscient”.

Dans un autre registre, le dialogue du Cavaliere avec son ange participe de cette même clownerie métaphysique et spirituelle. Si j’évoquais au départ les pièces de René Kalisky, il est un autre auteur contemporain auquel ce théâtre de Andrea Marcelli peut en sens être rapproché. Je pense ici à l’œuvre du dramaturge contemporain Hanokh Levin imprégnée d’une critique virulente de la réalité politique, sociale et culturelle d’Israël. Une même urgence les habite, certes plus exacerbée et désespérée chez Levin, mais griffée de cette même noirceur caustique. Chez l’un comme chez l’autre, l’écriture dramatique passe par une forme de frontalité qui est celle de la tragédie antique. “Silvio Blues” s’ouvre sur cette image de l’acteur qui s’avance vers le public et se place au centre de la scène, face à lui, en se figeant dans un sourire exagéré pour lui adresser, muni de ce masque grotesque, un monologue d’ouverture :

“Qui suis- je?

Enfant du ciment

Homme sans brume cathodique.

Mari et père.

Conducator, certes.

Grand humoriste aussi.

Crooner, je reste un immense crooner.”

Si, comme le soulignait Pavese, “les personnages de la tragédie ne se parlent jamais”, on retrouve cette forme de choralité dans l’écriture d’Andrea Marcelli où les paroles des uns et des autres semblent plus souvent proclamées face au public dans une sorte de mégaphone imaginaire qu’échangées entre les personnages.

Dans cette fusion paradoxale et troublante de la choralité antique et de l’incarnation grotesque, “Silvio blues” déploie la rencontre improbable de la farce et de la tragédie, du baroque shakespearien et de l’injure ubuesque, des grimaces felliniennes et du cabaret brechtien.

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Silvio Blues, de Andrea Marcelli

EmueBook éditeur (http://emue.fr/), version bilingue français/italien.

129 p. 16 € print, 4 € ebook.

Disponible dans toutes les meilleures librairies on line.

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L’auteur :

5y8n_andreabw_1.jpgNé en 1969, Andrea Marcelli a étudié l’histoire et les sciences politiques à La Sapienza de Rome. Établi en France depuis treize ans, il a travaillé à la télévision (Arte, Odyssée) et dans la presse écrite (Télérama, Jazz Hot) et collabore à la revue Vent contraires. Il est l’auteur de romans, poésies, théâtre, pour la plupart écrits dans les deux langues.

Pour plus d’informations sur le livre et la maison d’édition

Une Interview d’Andrea Marcelli

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Un extrait du livre

La mère : Quelle tristesse… regardez-le ! Après avoir été le CAVALIERE, maintenant il vivote dans ce lieu pouilleux en chantant comme une vieille pédale… Je ne lui ai pas torché le cul pour assister à un tel spectacle, moi !… Ce même cul que j’avais fini par installer sur un trône doux comme du velours !… Pouah !… Pater Patrae comme le divin Auguste et la patrie, l’Italie… Je ne sais pas si vous saisissez ce que je veux dire… La belle vie, quoi ! Le pouvoir sans massacre et sans partage dans le pays où les vieux guépards crèvent toujours dans leur lit… où le peuple n’a jamais rien décidé sauf quand il avait déjà le nez bien profond dans la merde… Ce pays de saints, poètes et navigateurs où le gourdin n’est même plus nécessaire pour bâtir une dynastie ! Juste un semblant de gouvernance et c’est parti pour perpète… les mains au chaud dans le magot !

Nous étions heureux comme des coqs en pâte… ce cul que j’avais torché pendant tant d’années… tout un pays s’empressait de le lécher avec délectation… même ceux qui en public nous traitaient de tous les noms se pressaient en coulisses pour lui faire la bise… Ô combien nous étions heureux avant l’arrivé de cette pouffiasse déguisée en grande dame… ce jour néfaste où le dialogue entre le chef et son peuple fut à jamais perturbé par les soupirs lascifs d’une femelle ! Berk ! (elle pointe le doigt vers son fils) Il aurait pu mourir dans son lit, rassasié comme un grand pécheur… maintenant, regardez-le… un crevard qui se prend pour un chanteur de charme ! Même morte je ne m’en remettrai jamais ! (Elle ferme les yeux et jette la tête en arrière).

Silvio : (levant les yeux au ciel) Récapitulons alors… Qui suis-je ? J’étais Silvio, j’étais Christ, j’étais Napoléon… J’étais la panacée d’un peuple de lâches. J’étais un homme kidnappé par l’idée des autres hommes, esclave moi-même parmi les esclaves, détraqué, encensé par les sots, fanfaron adulé sous le soleil cathodique de la Méditerranée… Aujourd’hui je ne suis plus… la poudre aux yeux s’est dispersée au vent, je rejette tout ce que j’ai reçu, je reprends ma vie, debout, je déchire mes costumes trois pièces, j’arrache les boutons d’or de mes blazers, fi aux yes men, beurk aux femelles affamées… j’étouffe la haine, la violence, le pouvoir sous la puissance aérienne de mon torse qui chante… libre !

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Evolena
Michèle Gesbert est née à Genève. Après des études de langues et secrétariat de direction elle s'installe à Paris dans les années '70 et travaille à l'Ambassade de Suisse (culture, presse et communication). Suit une expérience associative auprès d'enfants en difficulté de langage et parole. Plus tard elle attrape le virus de l'Italie, sa langue et sa/ses culture(s). Contrairement au covid c'est un virus bienfaisant qu'elle souhaite partager et transmettre. Membre-fondatrice et présidente d'Altritaliani depuis 2009. Coordinatrice et animatrice du site.