Aristophane dans les banlieues. Pratiques de la non-école de Marco Martinelli (Teatro delle Albe)

Laurence Van Goethem est la traductrice de l’italien du livre «Aristophane dans les banlieues. Pratiques de la non-école» du metteur en scène et dramaturge italien Marco Martinelli, qui vient de paraître aux éditions Actes Sud-Papiers, dans la collection «Apprendre». Elle suit depuis des années le passionnant travail du Teatro delle Albe à Ravenne qu’il dirige avec Ermanna Montanari et nous en parle dans cet article. Avec la «non-école» qu’il a développée depuis 30 ans dans de nombreuses villes du monde et leurs périphéries, Marco Martinelli a inventé une pédagogie nouvelle du théâtre, une méthode de transmission hors-normes, qui permet de faire se rencontrer des adolescents souvent peu lecteurs et des grands textes classiques ou modernes d’une façon extrêmement vitale et féconde (voir aussi la vidéo en fin de page).

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Ils ont « embrassé l’aube l’été »

Marco Martinelli et Ermanna Montanari forment un couple “alchimique” emblématique en Italie. Issus de cet extraordinaire vivier d’artistes de l’Emilie-Romagne des années 1970, qui a vu se former des troupes théâtrales comme la Socìetas Rafaello Sanzio, le Teatro Valdoca ou encore Motus, ils fondent en 1984, avec Luigi Dadina et Marcella Nonni, le Teatro delle Albe (des « Aubes », en référence à Emile Verhaeren). Dans le sillon de l’avant-garde de ces années-là, ils font un théâtre de recherche, qui vise à questionner le rôle de l’acteur, de la dramaturgie, de l’espace, se concentrant sur un renouveau de la tradition et des rites, pour ouvrir leur art à un public élargi. Leur théâtre est résolument métissé, grâce aux fréquents voyages de la compagnie et à l’intégration de trois griots sénégalais, dont Mandiaye N’Diaye, qui en deviendra l’un des piliers jusqu’à sa disparition en 2014.

La compagnie exerce une importante influence sur les générations successives, notamment par le développement d’une pratique pédagogique qu’ils appellent « non-école », et qui aura rapidement un succès d’une ampleur inédite. Partie de Ravenne, à l’aube des année 1990, la non-école s’est rapidement propagée dans tout le pays, puis en Europe, en Afrique, et jusqu’aux États-Unis : une expérience intense comme un voyage initiatique, qui se poursuit encore aujourd’hui.

La non-école est un concept, qui pourrait presque être un label national, tant il a essaimé depuis son invention. C’est une méthode hors normes, régie par des lignes directrices déclinées en vingt-et-une lettres dans le Noboalphabet (qui se trouve en fin de volume), écrit en 2001 par Marco Martinelli et Ermanna Montanari. Du A de « Ânerie » au « Z » de « Zucca » [citrouille], en passant par le F de « Farfalle » [Papillons], le I de « Improvisation », le M de « Marionnette », cet alphabet poétique permet de pénétrer l’esthétique et l’éthique défendues par la compagnie, dans le but de former des animateurs, appelés « guides », pour répondre aux nombreuses demandes auxquelles la troupe a dû faire face. Ces guides forment chaque année à l’expérience scénique des milliers d’adolescent.es de toutes origines, en les frottant aux textes classiques lors d’ateliers de théâtre proposés dans de nombreux lycées, instituts, ou dans d’autres structures, comme l’ancien hôpital psychiatrique « Olinda » de Milan.

Marco Martinelli au travail dans le cadre de sa « non école ». Crédit : Mario Spada

La non-école mêle des jeunes issus des classes moyennes à ceux des banlieues malfamées des grandes villes et des quartiers pauvres peuplés d’autochtones ou de Roms. Elle est rebaptisée Arrevuoto à Naples, Capusutta en Calabre, défiant à chaque fois courageusement les mafias et les interminables procédures administratives, semant des petites graines de créativité, et engendrant de nouvelles compagnies, souvent en autogestion, comme Punta Corsara, encore en activité aujourd’hui.

Dans cette école « en négatif », les rôles traditionnels sont renversés : les guides, qui sont engagés pour « chevaucher la tempête », sont soit des acteurs ou actrices issus de la compagnie, soit d’autres personnes, artistes ou non, toujours choisies pour leur caractère bienveillant et ouvert, attentif à l’autre. En effet, ces guides ne placent pas l’artiste au centre du projet mais le mettent au service des participants, se transformant en fluides conducteurs d’énergie humaine. L’attention et l’écoute deviennent la matière première de cette pratique théâtrale.

Lors de ces ateliers, le texte choisi est momentanément laissé de côté. Les classiques  ̶  Aristophane surtout, mais aussi Eschyle, Euripide, Sophocle, Shakespeare, Molière, Maïakovski et Jarry  ̶  sont « amicalement massacrés » par ces jeunes : vidés, dépouillés, puis réécrits en de multiples langues (dialectes, jargons, chansons, etc.), et enfin réincarnés face à un public-témoin, en général assez surpris de cette « résurrection » à la fois ultra contemporaine et « ultra locale », pour reprendre l’expression chère à Dali et que la compagnie a faite sienne.

La représentation finale est un non-spectacle qui n’a, sauf exception, qu’une seule « chance » d’aboutir –  une seule représentation, à la fois première et dernière –  car c’est toujours le résultat d’une expérience directe plutôt qu’une pièce réfléchie en amont, ce qui n’est en aucun cas l’objectif de ces séances de travail. Quelques exceptions ont donné des spectacles retentissants, comme par exemple I Polacchi (d’après Ubu roi d’Alfred Jarry), pièce phare de la compagnie, qui a bénéficié d’une grande tournée internationale.

En choisissant des adolescents « non acteurs » et des guides « non metteurs en scène », la non-école creuse une profonde réflexion sur le théâtre, dans une saine remise en question permanente. Elle cueille, à partir du crissement entre les classiques et les jeunes à cet âge qu’on dit difficile, entre l’enfance et l’âge adulte, une énergie vitale « déroutante », imprévisible, où tout est encore possible, où la contestation est permanente et étrangère aux idées reçues. Toutes les particularités et les différences des participants forment un chœur qui joue un rôle central. Pour que ce choeur soit efficace, chaque individu compte et personne n’est exclu : il est uni dans ses contrastes.

Marco Martinelli, qui poursuit par ailleurs une intense activité d’auteur et de dramaturge, fait partie de ces metteurs en scène qui travaillent dans une perspective maïeutique pour qui le travail créatif se développe à l’unisson de celui de tous les créateurs. Rejetant catégoriquement la figure du metteur en scène absolu et despotique, il nourrit son œuvre d’un travail sur les sentiments et la mémoire émotive – qu’il qualifie d’« ânesque » – de l’acteur. Trouver sa vérité intérieure, la signification la plus intime de sa personnalité, la conscience de soi, est sa préoccupation majeure, au cœur du processus mis en place.

Ermanna Montanari et Marco Martinelli – Teatro delle Albe

La compagnie, persuadée que le théâtre ne s’enseigne pas mais que, paradoxalement, il faut toujours l’apprendre et que cet apprentissage se fait dans les deux sens, nourrit en parallèle sa démarche poétique de cette confrontation avec les adolescents. Elle développe par ailleurs, dans son théâtre corsaire de Ravenne, une programmation de pointe. Fortement lié à la polis, le Teatro delle Albe est actuellement plongé, depuis 2017 et jusqu’en 2021, dans un vaste chantier autour de Dante, une « mise en vie » de l’intégralité de la Divine Comédie, avec la participation de plusieurs centaines de citoyens, et se produit dans différentes villes (LIEN INTERNE: Purgatorio, 2ème volet de la Commedia, une création Teatro delle Albe – Matera 2019).

Le présent ouvrage n’est ni une théorie ni un manifeste, c’est un joyeux questionnement sur les arts de la scène et sur notre société, la suite logique d’une réflexion mise en action depuis près de trente ans avec une détermination qui frôle la folie. Une folie qui bâtit sans relâche un pont de lumière unissant l’Italie et le reste du monde, criant son envie de ne pas se résigner à notre humanité désagrégée, virtuelle, en perte de sens ; affirmant que l’expérience scénique (la danse, le chant, le théâtre), peut être libératrice et qu’elle est inscrite en chacun de nous, petits et grands.

 Laurence Van Goethem

Site officiel du Teatro delle Albe

LE LIVRE:

Aristophane dans les banlieues
Pratique de la non-école
de Marco MARTINELLI
Traduit de l’italien par Laurence Van Goethem
Préface de Jean-Pierre Thibaudat
éditions Actes Sud-Papiers, collection Apprendre
Octobre 2020, 224 pages, prix indicatif : 18.00€

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Laurence Van Goethem
Laurence Van Gœthem a vécu une quinzaine d’années en Italie (Lombardie et Sicile). Diplômée de philologie romane (ULB, Bruxelles), elle a suivi les ateliers du CETL – Centre européen de traduction littéraire – pendant plusieurs années avant d’en obtenir le diplôme avec un mémoire sur Sebastiano Addamo. Passionnée de littérature et des arts de la scène, elle a travaillé longtemps dans le domaine de l’édition théâtrale à Bruxelles.

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