Interview de Valerio Magrelli. Co[rps]-propriété.

Valerio Magrelli, considéré comme l’un des grands poètes italiens contemporains, s’est lancé dans la prose. Après avoir publié, pendant plus de vingt ans, des recueils de poèmes et des essais, il suscite, avec ce très original Co[rps]-propriété, la curiosité et la faveur de nombreux critiques et du public. Cette interview éclairante a été traduite de l’italien par Marguerite Pozzoli avec l’aimable autorisation d’Andrea Monda.

Magrelli sera parmi les invités du « Marathon des mots » à Toulouse (29 juin – 1er juillet).


Valerio Magrelli à Rome. Photo de René Corona

En tant que lecteur de longue date, je le ramène, inévitablement, à son versant poétique et lui demande de me dire si ma lecture est fondée, si l’annonce de ce livre n’était pas déjà présente dans un poème d’il y a plus de dix ans, qui disait: “J’aime les gestes imprécis/ un qui trébuche, un autre/ qui cogne son verre,/ celui qui ne se souvient pas,/ le distrait, la sentinelle/ qui ne peut arrêter le clignement/ bref de ses paupières/ ils me sont chers/ car je vois en eux le tremblement,/ le tintement bien connu/ du mécanisme cassé./ L’objet intact se tait, n’a pas de voix/ juste du mouvement. Ici par contre/ l’engin a cédé,/ le jeu des pièces,/ un bout se détache,/s’annonce./ Dedans quelque chose branle.”[[Valerio Magrelli, Natures et signatures, traduit et préfacé par Bernard Simeone, Ed. Le temps qu’il fait, 1998.]]

Valerio Magrelli : Ce poème, tiré de Natures et signatures (livre, où abondent, par ailleurs, les références à des fractures, des fêlures), aurait dû s’appeler Le métier du poète, et avait pour prétexte un geste normal, quotidien, évoqué dans le dernier vers: quand on veut savoir si une ampoule est grillée, on l’approche de son oreille et on la secoue; si, à l’intérieur, “quelque chose branle”, cela veut dire qu’elle est fichue. Si elle est grillée, elle parle. Donc, pour parler, il faut être cassé. C’était, en effet, une première annonce de ce livre. Ce n’est pas un hasard si je cite la phrase du grand médecin français Leriche qui disait: “La santé est le silence des organes”; et moi, j’ajoute: “Ici, il y a un tel boucan, tout un craquement de cartilages”. Ici, dans mon corps, champ de bataille de cette expérience littéraire. En réalité, je n’ai pas donné voix au corps, je l’ai seulement écouté, car cette voix, le corps s’en empare. Plus loin, j’écris que “je vois la maladie comme une véritable composition musicale, et avec des styles qui changent chaque fois, tout en conservant des constantes propres.”

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Andréa Monda : Par ailleurs, tu observes tout de manière moins “poétique” et tu affirmes: “Nous mourons de rouille et de tartre, nous mourons d’usure et de cérumen, telles des ruines englouties dans une jungle moléculaire.” Le sujet du livre semble être la dégradation physique dans toute son horreur, comme pour nous rappeler que la vie est une mort lente qui débute dès la naissance, dans un inexorable compte à rebours. Face à cette vision plutôt sombre, le livre est plein d’humour, la gravité toujours atténuée par l’ironie; il y a des passages solaires, voire hilarants. Pourquoi prendre le risque d’un tel “cocktail”?

V.M. : En effet, ce “cocktail” s’est présenté à moi spontanément, comme la seule façon d’aborder cette matière. J’ai tenté de faire la seule chose que je pouvais faire: parcourir le seul chemin qui s’offrait à moi, celui qui consistait à raconter et à sourire, patiemment. Au fond, j’ai voulu écrire une “danse macabre”, une danse qui est macabre. Il s’agissait, selon moi, de chercher le diapason, le ton juste, car il fallait éviter un double écueil: le Scylla de la rhétorique du deuil, et le Charybde représenté par la légèreté un peu factice de l’indifférence.

A.M. : Parfois, cette danse est vraiment heurtée: l’usage que tu fais d’un ton “relevé” et solennel (les nombreuses allusions à la mythologie) est aussitôt contrebalancé par le rappel de la réalité actuelle, brutale et ordinaire. Pour parler de l’eau qui libère ton oreille du bouchon de cérumen, tu évoques un des travaux d’Hercule – le nettoyage des écuries d’Augias – entre le cube de bouillon Knorr et l’Acquafan!

V.M. : Oui, souvent, l’hybridation est violente, mais parce que je pense que ces deux “plans” coexistent en nous. Quelqu’un a parlé d’un livre “postmoderne”, mais en réalité, il est pour moi très éloigné, voire aux antipodes, d’une telle dimension. Dans le postmoderne, il y a une bonne dose de légèreté, de programmatique et de fonctionnel, alors qu’ici, ce n’est pas du tout le cas. Ici, il y a un élément, disons, “pulsionnel”. Les polarisations aussi extrêmes sont spontanées, “vauclusiennes”, dirai-je; rien à voir avec l’équidistance ou l’indifférence de l’attitude postmoderne. C’est vrai, je parle de l’Acquafan, mais cela fait partie de notre réalité, non?

A.M. : Le résultat est un livre que l’on lit avec plaisir, et qui fait beaucoup rire; y compris parce que le lecteur peut s’identifier à l’auteur: tout le monde a des problèmes de santé et, par conséquent, peut se reconnaître dans ces “photogrammes” des quarante-cinq premières années de ta vie.

V.M. : Heureusement, je ne raconte pas des transplantations ou des maladies graves. J’aurais pu ajouter d’autres choses, y compris plus “pesantes”, mais ça ne fonctionnait pas en tant que “matériau littéraire”. Le sujet du livre n’est pas la maladie, mais l’“assaut potentiel” (quelqu’un a parlé de “Fort Apache”) du corps, aux prises avec la maladie. En tant que malade, je suis comme “un peintre du dimanche, avec un léger talent”. La toile de fond est donc celle de la maladie chronique, dans ce sens que, comme tout le monde, je cohabite avec mes maladies, avec mon corps qui se défait. Bref, je ne raconte pas des choses très graves, surtout si elles sont vues isolément, mais j’en raconte plusieurs. Il y a donc, dans mon écriture, inévitablement, une amplification qui, au début, peut déconcerter le lecteur. Mais ensuite, on se rend compte que ce n’est que la toile de fond et cela, je l’espère, facilite l’identification. Tout le monde peut se retrouver dans mon histoire biographico-pathologique. C’est une histoire “moyenne”, une “comédie” commune à beaucoup de gens.

A.M. : Cet assaut mené contre le corps est interrompu, dans ton écriture, par de continuelles insertions d’autres thèmes, digressions, citations.

V.M. : C’est exact. Pour démontrer que la maladie n’est pas le sujet principal. Je ne l’ai pas fait à dessein, je le répète, mais au bout du compte, il s’est avéré qu’il a deux autres sujets, car je parle aussi, continuellement, des voyages et de l’enfance. Et il y a aussi des insertions de poèmes. Pour moi, il s’agit d’une première expérience, un peu l’inverse de ce que j’ai fait dans Esercizi di tiptologia: là, des extraits de poèmes en prose, écrits à l’invitation de Gianni Celati, interrompaient les poèmes; ici, des extraits de poèmes – les miens, et ceux d’autres poètes – interrompent le flux de la prose. En fait, ce livre-ci vient de loin, de cet autre livre écrit il y a une douzaine d’années.

A.M. : Est-il vrai que “Co[rps]-propriété” aurait dû s’appeler “Exercices de pathopathie”?

V.M. : Le titre est né d’une série d’images et d’idées. Avant tout, dans le recueil Ora serrata retinae, publié en 1980 par Feltrinelli[[Publié en France par Cheyne éditeur, 2010, traduit et préfacé par Jean-Yves Masson.,]] un poème commençait ainsi: “J’habite mon cerveau/ comme un propriétaire paisible sur ses terres” et s’achevait sur le vers “renversé” : “Mon cerveau habite en moi/ comme un propriétaire paisible sur ses terres.” L’idée du titre était donc déjà présente en moi, il y a vingt-trois ans. Et puis, la copropriété se réfère au titre d’un roman de J. G. Ballard[[High Rise (1975) publié en France en 1976 par Calmann-Lévy sous le titre IGH (Immeuble de Grande Hauteur). Ce roman de science-fiction raconte la vie, dans une grande tour, d’une multitude d’habitants qui finissent rapidement par se haïr et régressent à un état quasi tribal.]] et à l’image de la fourmilière de Samuel Butler. Mais ce n’était pas le seul titre en lice. Toutefois, lorsqu’il s’est agi de choisir, j’ai exclu les titres provisoires, comme, par exemple “Exfance” (“Exfance” par opposition à “En-fance”, un peu comme l’ “Exodus” biblique), “Exercices de pathopathie”, et bien d’autres. A la fin, j’ai choisi le mot le plus fruste, modeste, usé, pour créer déjà un premier contraste dans le titre. En tout cas, l’expression “pathopathie” se réfère à Caproni, qui cherche ce Dieu qui n’existe pas et qui se dit “malade de théo-pathie”.

A.M. : C’est un livre riche en citations plus ou moins implicites, comme celle de Caproni. Il s’y trouve aussi certains de tes “amours”, d’Auden à Céline, de Verlaine à Mallarmé. Et puis, un auteur est cité indirectement, quand tu écris : “Je n’énumérerai pas tous les maux, par ailleurs négligeables, mais seulement ceux où l’on distingue le mieux la nature métamorphique de l’organisme.” Tu pensais à Kafka?

V.M. : Sais-tu que je n’y pense que maintenant? Je te remercie de l’avoir fait émerger. Mais il ne peut pas en être autrement. J’aime Kafka, tout Kafka. Pour moi, c’est un auteur que je n’ai même pas besoin de citer explicitement, c’est comme une basse continue, un bourdon, en musique.

A.M. : Valéry ne pouvait pas être absent…

V.M. : Non, et pas seulement à cause de l’essai que j’ai récemment[[Se voir/Se voir. Modèles et circuits du visible dans l’œuvre de Paul Valéry (publié par Einaudi en 2002, en France en 2005 par L’Harmattan, traduit par Angela Ciancimino et Pascale Climent-Delteil consacré à cet immense auteur.]]Ici, sa citation est fondamentale, cette phrase de lui donne son sens au livre: “La vie vole de corps en corps, traquée par leur faible durée, comme l’oiseau traqué, qui fuit de branche en branche leur tremblante fragilité.” Une manière de dire que la vie, ce ne sont pas les corps, mais que ceux-ci sont les lieux où la vie se pose, et d’où elle repart après les avoir utilisés. Je trouve que c’est un raccourci magnifique.

Propos recueillis par Andrea Monda.

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Article source: site de RaiEducational « RaiLibro » – sept. 2003 – traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli et publié avec l’aimable autorisation d’Andrea Monda)

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VALERIO MAGRELLI est né à Rome en 1957. Poète, il a publié de nombreux recueils, dont deux ont été traduits en français: Ora serrata retinae (1980, Cheyne, 2010, trad. Jean-Yves Masson) et Natures et Signatures (Nature e venature, 1996, éditions Le Temps qu’il fait, 1998, trad. Bernard Simeone). Son dernier recueil, Disturbi del sistema binario a été publié en 2006 (Einaudi).

Il est également l’auteur d’essais critiques, en particulier sur Baudelaire et Paul Valéry, et d’une anthologie de poètes français du XXè siècle. Son activité de traducteur est intense et variée (Verlaine, Mallarmé, Valéry, Ponge, Roland Barthes…).

Récemment, il a publié un dialogue «philosophique» intitulé Il Sessantotto realizzato da Mediaset (Einaudi, 2011).

Il enseigne la littérature française à l’Université de Cassino.

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Depuis 1989, elle dirige la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.