La capitale européenne de la Culture 2019, Matera, a célébré du 17 mai au 2 juin «Dante, notre contemporain» par une série de représentations du Teatro delle Albe qui ont, jour après jour, fait vibrer spectateurs et acteurs. Cet étonnant spectacle participatif Purgatorio, Chiamata pubblica per la Divina Commedia di Dante Alighieri (Purgatoire, convocation citoyenne pour la Divine Comédie de Dante Alighieri), dont nous parlent Danièle Robert et Laurence Van Gœthem, constitue le 2e volet du projet Cantiere Dante 2017-2021 de Marco Martinelli et Ermanna Montanari. Une coproduction Fondazione Matera-Basilicata 2019 et Ravenna Festival/Teatro Alighieri en collaboration avec Teatro delle Albe/Ravenna Teatro.
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Originaire de Ravenne, la compagnie Teatro delle Albe s’est lancée dans cette folle entreprise de monter La Divine Comédie en faisant un large appel aux citoyens. En 2017, le premier volet, Inferno, avait déjà réuni près de mille participants, tant pour figurer les nombreux personnages qui jalonnent le poème que pour accompagner de manière active les spectateurs – tel un chœur antique – dans leur longue descente au fond du gouffre de l’enfer : un théâtre dans la ville et pour la ville, sur le modèle, cher à Marco Martinelli et Ermanna Montanari, concepteurs et metteurs en scène, de l’antique théâtre athénien.
Cette deuxième Cantica, Purgatorio, créée cette fois dans le cadre des manifestations données à Matera, reste dans la même lignée conceptuelle et des centaines de citoyens de cette ancienne ville « creusée dans la roche » ont répondu à l’appel avec enthousiasme. En parfaite harmonie avec les acteurs professionnels de la compagnie, ils offrent au public un spectacle itinérant presque initiatique, qui nous élève, sur les pas de Dante et par les diverses corniches du purgatoire, jusqu’à ce que Marco Martinelli nomme, à chaque étape, « la sommità del mondo ».
Nous, spectateurs, incarnons le poète qui chemine, assailli de doutes, de peurs, et de curiosité, pendant qu’Ermanna Montanari et Marco Martinelli, de blanc vêtus, nous guident avec vigueur et bienveillance – modernes figures de Virgile – sur le mont du purgatoire, situé dans un ancien couvent de religieuses dont l’entrée se trouve via del Riscatto : rue du Rachat.
Merveilleuse coïncidence! Dans cette structure ascensionnelle, nous sommes conduits par différents paliers vers les hauteurs de la magnifique bâtisse, en nous faufilant dans des pièces sombres, en gravissant des escaliers escarpés, tout en rencontrant au passage les âmes qui se purgent de leurs péchés et nous parlent, se confient à nous comme elles s’adressent dans le poème à Dante et Virgile. Et le voyage commence avec le premier chant dit par Ermanna Montanari dont la voix pénétrante, le visage aux multiples nuances installent une atmosphère recueillie dominée par les paroles de Caton d’Utique, première rencontre de Dante et Virgile et symbole de sagesse.
Le théâtre a cette faculté unique de faire surgir la modernité d’un texte ancien, de le frotter pour en faire sortir ces étincelles susceptibles de nous illuminer encore. De ce texte vieux de sept cents ans, dont Marco Martinelli est profondément imprégné, se révèle avec beaucoup de finesse tout ce qui en fait l’extrême contemporanéité. Et c’est toute une réflexion sur notre société qui en résulte, sur notre condition, sur les liens qui nous unissent les uns aux autres, les espoirs qui nous font avancer, malgré les difficultés – à partir de la « selva oscura » – vers la lumière que nous pouvons tous atteindre.
Tout au long de la représentation, les relations entre le récit dantesque et le monde actuel nous saisissent : dès le début, des jeunes filles et femmes de tous âges nous accueillent, voilées et vêtues de longues robes diaphanes, et nous lancent un « ricordati di me ! ricordati di me che son’ la Pia » repris comme un leitmotiv à la suite de ce personnage mystérieux de Pia dei Tolomei (Alessandra Crocco), qui apparaît dans le poème de façon très fugace à la toute fin du chant V mais prend ici une dimension dramatique puissante par les paroles qui s’ajoutent à ses injonctions et sont de la main de Marco Martinelli : jeunes filles déflorées, violentées, femmes battues, humiliées, assassinées par un père, un mari, un frère, toutes clament leur révolte et réclament justice, nous incitent à réagir, nous supplient de ne pas les oublier.
Puis apparaît Manfred (Roberto Magnani), fils naturel de l’empereur Frédéric II, qui nous raconte sa mort brutale lors de la bataille de Bénévent ; pécheur repenti à la dernière minute comme beaucoup d’âmes rencontrées dans ce lieu, comme Bonconte da Montefeltro (Alessandro Miele).
A l’étape suivante, on passe dans une salle de classe dont les murs sont couverts de textes de Joseph Beuys qui seront lus par des figurants mêlés au public ; mais, auparavant, se dresse la haute figure du célèbre enlumineur Oderisi da Gubbio (Nadia Casamassima) qui nous parle à la fois du caractère éphémère de la notoriété en matière artistique (Oh vana gloria de l’umana posse ! “Oh ! Vaine gloire des pouvoirs humains !”) et de la pérennité de l’art qui survit à toutes les modes, à toutes les révolutions sans qu’aucun artiste soit finalement évincé par ses successeurs ;
et les accents d’Oderisi/Beuys s’entremêlent, se répondent comme dans un chant polyphonique, cependant que surgit en toile de fond une des plus belles séquences du film de Pasolini: Uccellacci e uccellini, dans laquelle le monologue de Totò, parmi les oiseaux qui volettent autour de lui, est ponctué par les « Amen » ingénus de Ninetto Davoli. Deux figures de l’humilité opposées à celles des orgueilleux.
Parvenus à l’air libre sur une autre corniche, nous voici face à un ensemble d’écoliers de tous âges vêtus de tee-shirts aux couleurs vives inspirées de tableaux de Matisse (conception d’Ermanna Montanari) et assis sur des bancs comme dans une salle de classe, qui forment le chœur « des vers et des papillons » : nous sommes au cœur du purgatoire vécu comme un apprentissage, une croissance amorcée grâce aux artistes et aux poètes ; et chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte composant ce chœur lance tour à tour des fragments de poèmes de Walt Whitman, Vladimir Maïakovski, John Donne, Etty Hillesum et bien sûr Dante, qui définit sa conception de la création poétique : « Pour moi, je suis quelqu’un qui, / quand Amour m’inspire, le note et, sentant / comment il dicte en moi, le signifie. » Ainsi que le dit Ermanna Montanari au cours d’un entretien : « Le purgatoire est une école où l’on apprend une langue nouvelle, la langue de l’amour. »
Ce passage, tout comme ceux qui le précèdent et le suivent, s’accompagne d’interventions musicales de toute beauté ; quatre musiciens exceptionnels, sous la direction de Luigi Ceccarelli : Simone Marzocchi à la trompette, Vincenzo Core à la guitare électrique, Giacomo Piermatti à la contrebasse et Riccardo Zelinotti aux percussions traduisent, en solo ou ensemble, les mouvements de l’âme qui sont les nôtres tout au long de cette montée vers l’Eden, tantôt par des accents lyriques d’une grande douceur, tantôt par la puissance d’improvisations inspirées du free jazz. Cette ascension est en effet un élan vers la liberté, une marche vers la renaissance à soi-même après l’évacuation de tout ce qui asservit l’être humain, à savoir l’envie dont a été esclave Sapìa de Sienne (Laura Redaelli) ; la soif de pouvoir et d’honneurs, que le pape Adrien V (Alessandro Argnani) a su à temps refuser ; la cupidité, la corruption, le goût de l’argent dénoncés par Hugues Capet (Salvatore Tringali) à l’adresse de sa descendance ; la colère, enfin, de ceux et celles qui piétinent une immense carte d’Italie, à quoi répond la virulente diatribe d’un coryphée suivi d’un chœur : Ahi Serva Italia !… ; puis la sagesse d’une figure apaisante, celle de Marco di Lombardia (Alessandro Renda), qui nous permettra de passer le mur de feu et d’accéder, accompagnés par les voix angéliques d’une chorale, à la terrasse de l’Eden.
La vision est alors somptueuse : le soir tombe sur la ville dont nous découvrons les merveilles architecturales autour de nous et à nos pieds ; le ciel est parcouru de légers nuages roses et c’est là que nous découvrons, avec Dante, la figure tant attendue de Béatrice incarnée par Ermanna Montanari.
Mais auparavant, quatre jeunes filles nous attendent et nous interpellent, quatre adolescentes vêtues de cirés jaunes et coiffées de tresses comme Greta Thunberg : métaphore des quatre vertus cardinales (prudence, justice, force et tempérance) mais aussi image démultipliée de la Matelda du poème ; elles s’appliquent à planter chacune un arbuste puis cessent de travailler pour nous accabler de reproches : La nostra casa è in fiamme ! Persino un bambino è in grado di capirlo ! Voi non avete più alibi e noi non abbiamo più tempo !
« Notre maison est en feu ! Même un enfant peut le comprendre ! Vous n’avez plus d’alibis et nous n’avons plus le temps ! » C’est la honte qui nous prend alors. Qu’avons-nous fait de notre planète, cette « aire qui nous rend si féroces » ?
Et, enfin, les Matelda-Greta, qui sont aussi les nymphes-étoiles destinées de tout temps à entourer Béatrice, nous permettent d’accéder au paradis par un ultime rituel : elles posent leur main sur le front de chacun des spectateurs en le déclarant, à l’image de Dante : puro e disposto a salire alle stelle, « pur et tout prêt à monter vers les étoiles ».
Ce qui fait l’originalité de cette représentation, c’est, tout autant que la forme itinérante et la participation citoyenne, la dialectique qui se tisse subrepticement entre les figures/personnages, les guides (Montanari et Martinelli) et le public. À tour de rôle maître, élève, ou simple observateur, celui-ci occupe des positions qui fluctuent au gré de la marche et, ainsi, « embarque l’expérience ». Et l’équilibre qui s’instaure entre acteurs professionnels et amateurs procure un sentiment d’authenticité, mêlant « en passant » maîtrise du jeu et vérité de la vie, oscillant entre intériorisation des rôles et extériorisation des sentiments.
C’est ainsi que se termine ce voyage du Purgatoire qui, comme toute expérience artistique réussie, nous a quelque peu ébranlées. La prochaine « mise en vie » – plutôt que « mise en scène » selon les mots mêmes de Marco Martinelli –, le Paradis, sera créée en 2021 à Timisoara (Roumanie) et à Ravenne. Cette année-là sera celle du sept-centième anniversaire de la mort de Dante, enterré à Ravenne. La compagnie reprendra pour l’occasion les trois Cantiche à la suite. Ce sera sans aucun doute un grand événement, une fête inoubliable, ouverte et généreuse.
En attendant, Purgatorio est repris à Ravenne du 24 juin au 12 juillet 2019, avec les habitants de la ville.
Danièle Robert et Laurence Van Gœthem
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LE SPECTACLE :
Purgatorio, Chiamata pubblica per la Divina Commedia di Dante Alighieri
Conception, direction artistique, mise en scène: Marco Martinelli et Ermanna Montanari
Interprétation: Ermanna Montanari, Marco Martinelli, Alessandro Argnani, Roberto Magnani, Laura Redaelli, Alessandro Renda, Nadia Casamassima, Alessandra Crocco, Alessandro Miele, Salvatore Tringali et les citoyens de la Convocation citoyenne.
Musique: Luigi Ceccarelli en collaboration avec Giacomo Piermatti, Vincenzo Core et les élèves de l’École de musique électronique et de percussion du Conservatoire national de musique Ottorino Respighi, avec la participation de Simone Marzocchi.
Scénographie et costumes: élèves de l’Académie des Beaux-Arts de Brera Milano – École de scénographie et costumes ; coordination : Edoardo Sanchi et Paola Giorgi.
Ingénieur du son: Marco Olivieri
Lumières: Fabio Sajiz
Direction technique: Enrico Isola et Fagio
Coproduction: Fondazione Matera-Basilicata 2019 et Ravenna Festival/Teatro Alighieri en collaboration avec Teatro delle Albe/Ravenna Teatro
Création nationale: Matera – Capitale européenne de la Culture 2019, 17 mai 2019
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Pour approfondir
Sur le théâtre contemporain en Italie :
– « Ermanna Montanari, Emma Dante, Marta Cuscunà, mythiques mystiques », par Laurence Van Goethem : http://www.alternativestheatrales.be/imagesdb/pdf/montanari-dante-cuscuna-lvg.pdf
– « Du théâtre sans récit au récit sans théâtre. Trente ans de scène italienne à La Rose des Vents », par Laurence Van Gœthem : http://www.alternativestheatrales.be/imagesdb/pdf/ITALIE-LVG.pdf
Et à propos de La Divine Comédie dans la traduction de Danièle Robert :
- Enfer, traduction, préface, notes et bibliographie de Danièle Robert (Actes Sud, édition bilingue 2016) et L’Enfer de Danièle Robert, la beauté demande du courage ! de Michele Tortorici
- Purgatoire, traduction, préface, notes et bibliographie de Danièle Robert (Actes Sud, édition bilingue 2018)
N.B.: Laurence Van Gœthem, coautrice de l’article, a vécu une quinzaine d’années en Italie (Lombardie et Sicile). Diplômée de philologie romane (ULB, Bruxelles), elle a suivi les ateliers du CETL – Centre européen de traduction littéraire – pendant plusieurs années avant d’en obtenir le diplôme avec un mémoire sur Sebastiano Addamo. Passionnée de littérature et des arts de la scène, elle est membre du comité de rédaction d’Alternatives théâtrales.