Vous avez récemment aimé lire le texte d’Arièle Butaux, française vivant dans la Cité des doges « A Venise l’eau des canaux est redevenue claire… ». Voici deux de ses nouvelles chroniques qui nous apportent, par la délicatesse et la lucidité avec laquelle elle raconte, par son goût des liens humains et sa chaleureuse attention aux autres, du soleil et un espoir dans ces jours de confinement. N’avons-nous pas tous tant à partager et à imaginer en cette période?
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Venise, jeudi 26 mars 2020 – 17ème jour de confinement
Je vous écris d’une ville où les chiens promènent les humains et où la farine commence à manquer parce que la pasta a casa est redevenue la première religion du pays!
Venise s’installe dans un silence hors du temps dont elle s’est accommodée si vite qu’on se demande déjà comment c’était avant et comment ce sera après. Puis le vent, hier, est arrivé en bourrasques, faisant claquer les volets, grincer les maisons, clapoter les canaux. On n’entendait que lui lorsque la Marangona, la plus grave des cinq cloches du campanile de San Marco, sonna le partage de la nuit, douze coups pour tourner la page.
Au dix-septième jour de quarantaine, la spesa demeure le moment clé de la journée. Dans leur ville toute à eux, les vénitiens font leurs courses avec le même flegme que lorsqu’ils faisaient la queue devant les épiceries en novembre dernier, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, pendant l’Acqua grande. Etre vénitien, c’est faire face! Gémir n’est pas de mise à Venise…
Au marché du Rialto, ce matin, quelque chose a changé. Des maraîchers un peu plus nombreux qu’hier, davantage de poissonniers et un frémissement, un presque rien qui, malgré la prudence et les distances soigneusement respectées, pétille discrètement comme le Prosecco à la surface du verre.
Chez Paola, figure historique du marché, s’exposent toutes les saveurs des jardins de la lagune et d’Italie, des fruits et légumes témoignant de la générosité de la terre et de ceux qui la cultivent. De ceux aussi qui se lèvent tôt le matin pour nous l’apporter. Dans cette abondance et dans l’appétit qui nous conduit ici, je veux voir un signe de vie, obstiné et tenace, comme une rivière souterraine prête à émerger au soleil.
Un débat on ne peut plus sérieux s’engage sur la variété d’aubergine idoine pour la parmigiana. On se tient à trois mètres les uns des autres mais pour un peu on se mettrait tout de suite à cuisiner ensemble ! On entend des rires et cela fait du bien. On avait un peu oublié comment cela sonnait, un rire à Venise.
Universelle comme la musique, la cuisine est partage, plaisir, instinct de vie. Résistance. Et dans cette ville où, toute pollution disparue, les effluves douces ou épicées courent librement les rues, c’est le coeur heureux que l’on rentre chez soi, le panier aux merveilles à bout de bras et la gratitude au coeur.
De retour à la maison, dans le secret de nos cuisines, j’aime à penser que la conversation du marché se poursuit et que nous communions au-delà des murs, avec ceux qui vont bien comme avec ceux qui souffrent, avec ceux qui nous manquent et qui ne quittent pas nos pensées, dans des gestes simples et essentiels qui sont un hommage à la vie. Andrà tutto bene.
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Venise 31 mars 2020, 23ème jour de confinement
Je vous écris d’une ville où les spazzini balayent des rues où plus personne ne passe et sonnent aux portes de chaque maison pour emporter les détritus de nos vies recluses. Où les badanti veillent à domicile sur les personnes âgées quand leur propre famille ne peut plus les approcher. Où le marchand de journaux masqué rend la monnaie en pêchant les pièces de monnaie au fond d’une boîte remplie d’alcool et fait la conversation, moment précieux pour qui n’entendra peut-être pas d’autre voix humaine de la journée. Où, à l’entrée Nord de l’hôpital, des soignants pressés croisaient ce matin les hommes qui déchargeaient une cargaison de cercueils…
Au vingt-troisième jour de confinement, les nécessités quotidiennes ont fait le tri entre le futile et le vital, entre la nécessité et l’imposture, rebattant joyeusement les cartes du jeu social. Les fausses valeurs auto-proclamées sont en chute libre tandis que les discrets, les humbles, les indispensables artisans de notre survie de tous les jours sont regardés en héros.
Dans le même temps, pour chacun d’entre nous, les masques tombent. Pas ceux désormais distribués gratuitement mais ceux qui nous permettent d’avancer planqués derrière des fonctions, des titres, des diplômes, des apparences. Ceux qui nous enferment comme autant de rôles que nous nous croyons obligés de jouer aux autres et, plus grave, à nous-mêmes. Au risque de nous perdre, au risque de passer complètement à côté de notre propre vie.
A l’origine, le carnaval de Venise permettait à chaque vénitien d’effacer son identité sous le masque et de devenir qui il voulait. Aujourd’hui, à l’abri des murs de nos maisons, coupés de toute vie sociale et besoin de représentation, il nous est permis de retrouver notre identité, de devenir qui nous sommes. Il est temps aussi d’être plus justes avec nous-mêmes car reconnus pour ce qui, comptant bien peu hier encore, devient si précieux en ces temps troublés : notre optimisme, notre attention aux autres, nos talents culinaires…
La nuit tombe de nouveau sur la Sérénissime. Pas de sortie, pas de vie sociale, pas de mouvement, ce n’est pas encore ce soir que l’on refera le monde avec les amis en feignant de ne pas le prendre au sérieux. Et ressentir pourtant un sentiment de liberté, puissant, presque effrayant, à contempler par la fenêtre le ciel obscur comme un point d’interrogation sans fin.
Arièle Butaux
Source publique Facebook, publié avec l’autorisation de l’auteur
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