La programmation de la Comédie Française, cette saison, fait la part belle à l’Italie : Dario Fo entre au répertoire avec Mystère Bouffe, dans une mise en scène de Muriel Mayette, à partir du mois de février, Luca Ronconi met en scène Les Oiseaux d’Aristophane (salle Richelieu à partir du 10 avril), et on peut actuellement revoir La Grande Magie d’Eduardo De Filippo, créée l’an dernier dans une mise en scène de Dan Jemmett.
Eduardo De Filippo est issu de la tradition comique napolitaine, et La Grande Magie est d’abord une comédie : Calogero Di Spelta est un mari jaloux, qui voit sa femme disparaître littéralement lors d’une villégiature à la mer ; l’amant de cette dernière a en effet payé un prestidigitateur pour permettre à celle-ci, à l’occasion d’un tour de passe-passe, de s’enfuir avec lui.
Le magicien, pour calmer le mari ombrageux, lui donne une boîte en prétendant que sa femme se trouve à l’intérieur. Il ne pourra toutefois l’y trouver qu’à condition de croire en sa présence dans la boîte et d’avoir véritablement confiance en elle. Calogero, plutôt que d’affronter la réalité de l’abandon de sa femme, finit par accepter l’illusion qui lui est proposée.
La pièce reprend ainsi des thématiques chères à Pirandello – théâtre dans le théâtre, folie, question de l’identité, frontière entre l’imagination et la réalité – mais elle évite les lourdeurs et les grands développements pseudo philosophiques du dramaturge sicilien.
Dans ce spectacle, on rit beaucoup, mais surtout on passe du rire aux larmes, de la moquerie à la pitié, parfois brutalement – avec la maladie de la jeune Amelia Recchia (Suliane Brahim) – et, de façon plus progressive, avec l’évolution du personnage de Calogero Di Spelta (Denis Podalydès).
La grande Magie, c’est en fin de compte l’histoire d’une comédie qui se transforme en tragédie : Calogero se donne en spectacle depuis le début de la pièce, et il crée tout d’abord, à ses dépens, le personnage intrinsèquement comique du mari jaloux et cocu.
Le rire des autres personnages et celui des spectateurs se rejoignent, il s’agit d’un rire moqueur. Mais, au fur et à mesure que Calogero entre dans le jeu du magicien (Hervé Pierre) et qu’il semble sombrer dans la folie, ce sont au contraire les autres personnages, en particulier sa famille, qui deviennent les bouffons de l’histoire, tandis que c’est Calogero qui a désormais la sympathie du public, non seulement par compassion pour un homme apparemment malade, mais surtout parce qu’au cœur même de sa folie, dans son refus obstiné de la réalité, il devient finalement le personnage le plus humain.
La mise en scène de Dan Jemmett, et sa scénographie, accompagnent parfaitement le mouvement du texte d’Eduardo De Filippo, qui passe de la choralité à l’intimité. La première partie est marquée par l’ouverture et le fourmillement : ouverture, car les scènes se situent dans un jardin qui donne sur la mer (et la mer, c’est le public) ; fourmillement, parce qu’il y a beaucoup de personnages sur scène, d’autant que dans les intervalles où le texte prévoit qu’ils soient en coulisses, les comédiens ne quittent pas vraiment la scène. Ils vont en effet s’asseoir sur les côtés et deviennent spectateurs à leur tour, à des tables qui s’intègrent dans le décor – elles peuvent être celles du bar du jardin de l’hôtel – sans s’y fondre complètement – puisque
situées plus bas que le reste de la scène.
La deuxième partie referme un peu l’espace : on est dans la maison du magicien, donc dans un cadre familial, avec des scènes moins chorales. Mais les tables du bar du premier acte sont toujours là, sur les côtés, elles ne s’intègrent désormais plus au reste du décor, sauf à confirmer l’histoire abracadabrante (c’est le cas de le dire) que le magicien arrive à faire gober au mari trompé : ce que l’on voit n’est qu’illusion, et nous sommes en réalité toujours dans le jardin de l’hôtel.
Dans la troisième partie, enfin, l’idée d’enfermement s’accentue encore : on voit encore les tables du jardin de l’hôtel, mais la scène centrale offre une moindre profondeur, et la nudité et la hauteur des murs créent une impression d’écrasement. Le rôle principal, parallèlement, se transfère petit à petit du prestidigitateur au mari, de celui qui crée l’illusion à celui qui la subit, de celui dont le métier est de jouer des manches à grands renforts de trucs spectaculaires à celui qui finit par accepter une illusion purement mentale et intériorisée.
Comme dans L’Avare où il joue actuellement le rôle titre, Podalydès finit la pièce en serrant dans ses bras un coffret. La chère cassette d’Harpagon contient tout son bonheur en espèce sonnantes et trébuchantes, c’est un bonheur matériel et palpable, même s’il ne s’en sert pas, qui le fait, dans la mise en scène de Catherine Hiegel, danser de joie. La boîte magique de Calogero Di Spelta contient elle aussi tout le bonheur du personnage, mais c’est un bonheur virtuel, un bonheur fantôme, artificiel au sens propre, parce que fruit d’un artifice mental, mais ressenti comme naturel, parce que né du refus de l’artificialité des rapports qui régissent son entourage.
Le bonheur du spectateur, lui, est bien réel.
Laetitia Dumont-Lewi
Eduardo De Filippo, La Grande Magie, texte français d’Hugette Hatem, mise en scène de Dan Jemmett, Comédie Française, salle Richelieu (en alternance), jusqu’au 17 janvier 2010.
Pour réserver, site de la Comédie française