J. P. Claris de Florian écrivait au XVIIIe s., dans une de ses fables (L’inondation): l’excès d’un très grand bien devient un mal très grand. C’est bien le cas de la Campanie, une région du Sud de l’Italie «inondée» de sites exceptionnels au point de ne plus savoir quoi en faire, ce qui a amené finalement l’Etat à les reléguer aux oubliettes.
D’une superficie relativement restreinte (14.000 km² contre 23.000 km² pour la Toscane – chiffres arrondis au plus près), c’est l’une des terres les plus riches au monde en sites historiques, archéologiques et artistiques appartenant à toutes les époques (dont sept ont été classés au Patrimoine mondial de l’Humanité), sans compter la nature qui y est somptueuse.
Pompéi, Herculanum, le Vésuve, Amalfi, Sorrente, Capri, Paestum, Caserte, Naples, (un monde à elle seule)… et j’en passe, éclipsent bien d’autres lieux fabuleux dont la Campania felix des Romains est parsemée.
Alors, j’ai décidé de partir à la chasse au trésor et d’aller voir de mes propres yeux ce dont j’avais vaguement entendu parler (des sites qui ne font même pas partie du programme d’examen pour guides-conférenciers régionaux).
Quelle découverte! Et non seulement côté art et nature. Ce sont des bouffées revigorantes d’humanité qui m’ont envahie de plein fouet. Des enfants du pays se sont associés pour revaloriser leur terre, animés d’une volonté et d’un courage admirables. Archéologues, historiens, historiens de l’art ou simples citoyens, armés jusqu’aux dents d’une passion dévorante pour leur terre, nettoient, restaurent, fouillent sous leurs pieds et dans les archives, assurent des permanences, renseignent, publient des livres et des opuscules pour montrer leurs trésors à des visiteurs qui ne viennent pas. Oui, bien sûr, par beau temps quelques professeurs y emmènent leur classe, et le dimanche des petits groupes de curieux y partent en excursion. Mais le monde, le monde au-delà des frontières de cette région, ce monde-là ignore tout d’eux, alors que cet immense héritage ne demande qu’à être partagé.
J’y suis allée par deux fois en hiver, ils m’ont attendue emmitouflés dans leur manteau, bonnet en laine enfoncé jusqu’aux yeux, en bravant l’humidité parfois glaciale de leurs monuments séculaires et déserts. Ils sont parfois venus me chercher à la sortie de la route principale, de crainte que je ne m’égare en chemin. Sincèrement heureux et enthousiastes de mon projet d’écrire un guide de ces lieux délaissés par les touristes, faute d’informations, ils se sont mis en quatre pour que je voie tout, pour que je sache tout ce qu’il y a à savoir. Je suis rentrée mon escarcelle pleine à craquer de publications (que personne ne lira jamais), et surtout de souvenirs inoubliables. Un exemple rare de dévouement et de générosité.
Comment puis-je donc ne pas vous inviter, vous qui avez la gentillesse de me lire, à connaître ces lieux et ces gens, l’un n’allant pas sans l’autre? Vous en repartirez des beautés plein les yeux, des connaissances plein le cerveau, de la chaleur humaine plein le cœur, des délices gastronomiques plein le palais. Certes, il vous faudra parler italien et, le plus souvent, disposer d’une voiture. Eh oui, les décideurs, trop gâtés par ce qui «marche tout seul», ne songent pas un instant à mettre en valeur ce que personne ne connaît. Pourquoi se compliquer la vie alors que la facilité paye?
Trêve de polémiques et venons-en au cœur de la question.
Pour commencer, je vais vous emmener dans l’arrière-pays, sur l’autre versant du Vésuve, ce flanc caché, écrasé par le côté mer qui abrite des célébrités comme Pompéi et Herculanum (quoique là aussi des sites magnifiques ne demandent qu’à être connus). C’est de ce côté moins ravagé par le volcan que l’on revint rebâtir villes et villas sur ce qui avait été détruit par l’éruption de 79, une dizaine d’années plus tard. Puis la vie s’arrêta de nouveau en 472, lorsque les matières volcaniques recouvrirent une nouvelle fois ces constructions, les conservant ainsi pour la postérité. Une manne pour les archéologues qui peuvent enfin étudier une période assez mal documentée, celle des invasions barbares et de la décadence de l’empire romain.
A Somma Vesuviana et à Pollena Trocchia, Ferdinando De Simone, archéologue comme son père (un vétéran de Pompéi), accueille les visiteurs pour leur montrer ses belles découvertes et ses chantiers de fouilles (une expérience à ne pas manquer). La décoration de la villa dite de Dionysos, dont seule une partie a été mise au jour, est fastueuse. Sur les hauteurs de Somma, dans le village médiéval de Casamale, tous les quatre ans, au mois d’août, se déroule une fête étonnante, la fête des lumignons (la festa delle lucerne), qui rappelle fortement la commémoration des morts qui se déroulait à Rome le 24 août.
Entre les deux sites, la ville de Sant’Anastasia avec l’église de la Madonna dell’Arco aux parois internes recouvertes d’ex-voto, dont la plus grande partie est exposée dans le musée annexe. C’est la collection la plus riche du monde.
La fête consacrée à cette Vierge est l’une des plus incroyables qui soient (voir mon article ainsi que l’article Altritaliani sur la Madonna dell’Arco).
En continuant sur la route qui menait jadis en Orient, aujourd’hui autoroute Naples/Bari, on fait étape à Nola, la ville natale du grand philosophe dominicain Giordano Bruno. Et là, accompagnés par un membre d’une des trois associations locales, vous irez de surprise en surprise.
Cité étrusque, puis samnite, la Nola romaine était plus vaste que Naples. La famille d’Auguste y vivait et l’empereur, en visite au pays de ses pères, y mourut en 14 après J. C. Les raretés foisonnent dans cette ville qui fut également l’un des premiers lieux de la Chrétienté, sinon le premier. Saint Paulin de Bordeaux (de son vrai nom Pontius Meropius Anicius), premier poète chrétien, s’y établit au début du Ve siècle et en devint l’évêque. Il est fêté chaque année en grande pompe un dimanche autour du 21 juin : en son honneur, 120 hommes bien entraînés (toutes classes sociales confondues), suivis d’une foule inouïe, aussi exubérante que paisible, font danser dans les ruelles antiques des tours en bois aux décorations de papier mâché, hautes de 25 mètres (voir Fête des Lys de Nola). Autre détail intéressant à propos de San Paolino: l’usage liturgique des cloches, appelées en latin «nolae», fut institué par ce haut dignitaire bordelais dans sa patrie d’adoption.
Le centre-ville regorge d’églises monumentales, de palais, de vestiges romains, mais le clou de la visite est le musée archéologique. Entre autres antiquités extraordinaires (statues romaines, vases peints, tombes décorées à fresques…), ce musée abrite dans ses jolies salles, où il n’ y a pas foule, des objets provenant d’un site appelé «la Pompéi de la préhistoire». Ce village de l’âge du bronze, découvert par pur hasard en 2000, est une première dans l’histoire de l’archéologie. La couche de onze mètres de matériaux volcaniques «vomis» par le Vésuve il y a 4000 ans environ, a conservé la cité préhistorique en l’état. On a ainsi pu reconstruire la copie fidèle d’une habitation, avec sa mezzanine pour conserver les aliments, ses parois qui séparaient les différentes pièces, ainsi que des objets d’une extraordinaire «modernité» (aujourd’hui ce village, faute de financements, a dû être enterré à nouveau afin de le préserver des intempéries).
Dans les alentours immédiats, à Cimitile, Saint Paulin fit construire sept basiliques autour de la tombe de Saint Félix dont il était un admirateur fervent. Laissées à l’abandon pendant des années, beaucoup d’œuvres d’art qui les ornaient ont été perdues. Il n’en reste pas moins que les deux basiliques qui ont échappé à l’incurie, conservent des peintures rarissimes dont certaines remontent au 1er s. La plus étonnante est la Madeleine couronnée, unique au monde, une représentation qui donnerait raison à Kazantzakis l’auteur de «La dernière tentation».
Désolée, mais on ne bouge toujours pas des alentours de cette ville attachante au sens propre du mot. C’est le tour d’Avella, autre cité romaine à la nécropole richissime. Son amphithéâtre au beau milieu de collines verdoyantes est à ravir. Elisabetta Vitale, archéologue et membre de l’association locale Meridies, y organise ponctuellement des spectacles en costume.
Encore une dizaine de kilomètres et on arrive à Pago del Vallo di Lauro. Là, près de modestes petits immeubles, une église qui ne paye pas de mine… sauf que sous cette petite église de campagne de Santa Maria di Pernosano, un autre historien de l’art passionné, Giuseppe Mollo, vous montrera un joyau inattendu, une église paléochrétienne décorée de fresques byzantines qui ont suscité l’intérêt de tous les plus grands spécialistes européens.
Une petite dernière? À moins de deux kilomètres de Pago, à Lauro, on peut visiter le Castello Lancellotti, un des rarissimes châteaux encore en bon état du Sud de l’Italie. Il remonte au Xe siècle mais a été remanié à plusieurs reprises: le résultat n’en est pas moins charmant. Son originalité due à un mélange savant de styles architecturaux est saisissante et le paysage bucolique. Le centre de Lauro mérite également le détour, tout comme la villa romaine à la mosaïque bleue que le gardien du château se fera un plaisir de vous montrer.
Nous voilà rendus dans le département (provincia) d’Avellino. Mais c’est une autre histoire que je vous raconterai une autre fois.
Maria Franchini