Sur les traces de Pasolini, à contre-courant

À contre-courant, Pasolini l’a souvent été : cet auteur visionnaire et dérangeant est largement célébré en cette année qui voit le centenaire de sa naissance.

PP PasoliniChantal Vey lui rend un hommage qui est tout le contraire d’une célébration figée, dans un livre raffiné intitulé «contro-corrente. Sur la route de Pier Paolo Pasolini» (Loco, 2022) qui retrace, à rebours, un parcours nomade où la recherche de l’autre devient aussi découverte de soi.

En juin 1959, à bord de sa Millecento, Pasolini parcourt les côtes italiennes de Vintimille à Trieste. Un voyage qui durera jusqu’au mois d’août et dont témoigne La longue route de sable, chronique d’un parcours durant lequel l’auteur regarde de tous ses yeux, cueille des instants, décrit, en peintre qu’il était, les images et les personnages qui le frappent, avec la disponibilité que confère le fait d’être «de passage».  Toutes sortes de lieux le fascinent : le casino de San Remo où il se sent aussi décalé qu’un Charlot, Ancône, Naples, Sorrente, Amalfi et la merveilleuse Sicile… En chemin, il croise Fellini et Visconti, des amies actrices, mais aussi des autostoppeurs et des gens du cru, s’extasie en esthète devant la Villa Cimbrone à Ravello, enrage en voyant les «touristes sacrilèges» à Capri et «l’éternelle stupidité bourgeoise» qui s’affiche à Caorle, où l’on a repeint les maisons «d’une couleur semblable au caca des enfants». Certaines notations fulgurantes («J’arrive à Ostie sous un orage bleu comme la mort») ne peuvent que troubler le lecteur tenté d’y voir une forme de prémonition mais ce qui domine, c’est un sentiment de joie, de vie intense qui pousse à jouir de l’été, «à voir et à être vu, dans une fête amoureuse».

Née en 1970, Chantal Vey vit et travaille à Bruxelles. Elle a étudié l’histoire de l’art à Lyon et a résidé en Italie en 1992-1993. La marche, le passage, le nomadisme font partie de son ADN, au point que, en 2010, elle accomplit un trip aRround Belgium, parcourant les 1386 kilomètres de frontière qui délimitent le pays, à bord de sa fourgonnette-mobil home. Le résultat est un récit photographique profondément subjectif témoignant des territoires et des rencontres qui ont jalonné le voyage.

©Chantal Vey

De Pasolini, elle connaissait le cinéma, découvert il y plus de vingt ans, et la force de celui-ci lui avait peut-être fait négliger d’autres aspects de son œuvre. C’est à travers ce texte apparemment mineur, La longue route de sable, découvert tardivement, que Chantal a eu la révélation d’un autre aspect de Pasolini, qui retentissait fortement avec ses propres choix artistiques. Avant elle, en 2001, le photographe Philippe Séclier avait refait le parcours de l’écrivain, l’illustrant de photos en noir et blanc. Mais le propos de Chantal s’est tout de suite avéré différent. Elle a embarqué appareils photo et caméra dans sa fourgonnette et a parcouru à son tour les côtes italiennes, mais en sens inverse par rapport au parcours de l’auteur, selon un tracé personnel et en trois fois, de 2014 à 2017. Faisant étape chez des personnes qui sont autant de «passeurs», – ils lui font découvrir des lieux particuliers et lui parlent de Pasolini -, ouverte aux rencontres et aux hasards du voyage, elle a, de son propre aveu, «vécu une aventure extraordinaire où la route même [l]’a amenée  à découvrir l’immensité» de l’œuvre du grand poète. Chacun de ses trois voyages s’est achevé au Lido di Ostia, la plage où, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, le poète a été assassiné.

Ce beau livre, publié en janvier à Paris par Loco, est l’aboutissement d’un projet déjà concrétisé par plusieurs expositions de 2015 à 2022. Couverture toilée ornée d’une ligne évoquant à la fois le tracé d’une route, d’une frontière ou d’une côte, le livre porte, en épigraphe, une phrase significative : «Son journal est devenu ma feuille de route et sa poésie mon compagnon de voyage.»

Publié en bilingue (italien et français), il alterne journal de son voyage, textes de différents auteurs sur le projet de Chantal Vey et sur Pasolini,  et photos sans aucune légende (on trouvera les références en fin d’ouvrage), prises sur les lieux parcourus par la voyageuse. Traces sur le sol, nuages, paysages dans lesquels apparaissent des zones industrielles, constructions à l’abandon, routes, murs rongés par l’humidité, restes de colonnes antiques, le tout dans des teintes feutrées, parfois dans un noir et blanc qui frôle le surréel : les photos de Chantal Vey disent sa sensibilité propre et ne sont en rien illustratives. Elles invitent à la rêverie, disent des départs, des silences intérieurs, évoquent le passage du temps, un crépuscule, un bref éblouissement. «Dans une itinérance telle que celle-ci,», peut-on lire p. 23, je sais que je pars à l’aventure et que je suis à l’affût de tout, oubliant la plupart de mes repères.» Ces images évoquent aussi, plus qu’un été, une fin de saison qui nous ramène à la dernière phrase de La longue route de sable : «Sur les pauvres voix, sur la pauvre petite plage, l’orage jette une ombre légère, blanchâtre. Ici finit l’Italie, finit l’été.»

© Chantal Vey, Bagnara Calabria, contro-corrente 3, 2017

Aboutissement d’un travail de longue haleine, ce livre, précise Chantal, poursuivra sa vie à travers «des rencontres dans différents lieux : librairies, galeries, médiathèques, centres d’art… et aussi par des écritures performances» à Trieste du 13 mai au 24 juin, et à la galerie Eté 78 de Bruxelles, du 15 au 23 octobre… Et puis, cet automne, des rencontres se dérouleront également à Dunkerque ainsi que dans des librairies parisiennes…

Chantal Vey n’en a pas fini avec Pasolini. En résidence à l’Academia Belgica à Rome il y a quelque temps, elle a approfondi sa «recherche pasolinienne»  à travers les Écrits corsaires, les Lettres luthériennes et trole.

Actuellement, elle est en train de finaliser une cartographie de ce dernier roman, le texte le plus énigmatique de Pasolini, pour tenter d’en élucider le sens. Une autre manière bien à elle de voyager dans une œuvre qui la fascine.

Marguerite Pozzoli

Site officiel de Chantal Vey
Page Facebook: https://www.facebook.com/chantal.vey

Extrait du livre  (p. 101)

« Je m’en vais à Fregene où Pasolini raconte que Fellini a tourné une scène de la Dolce Vita. La lumière est superbe, le paysage digne des peintures des XVIè-XVIIè siècles, avec des pins parasols au loin, des nuages pourpres menaçants, un véritable tableau presque impossible à photographier.
Il est déjà plus de 17 heures et je veux me rendre au Lido di Ostia avant le coucher du soleil. Je ne m’attarde donc pas. Arrivée au Lido, je vais sur la plage, le sable est foulé de milliers de pas, je pense à cette phrase de son journal de voyage, où Pasolini décrit ainsi Ostia: «La Grande Fourmilière a bougé.»
Je fais un plan détaillé sur ce sable sombre et brillant de petits cristaux de quartz. Les derniers rayons de soleil se répandent dans une longue et silencieuse perspective, à contre-jour. »

Références des œuvres :

  • contro-corrente. Sur la route de Pier Paolo Pasolini de Chantal Vey, éditions Loco, 2022, 29€
  • La longue route de sable, de Pier Paolo Pasolini, traduit par Anne Bourguignon, Arléa, 1999
  • Ecrits corsaires, traduit par Philippe Guilhon, Flammarion, 2009
  • Lettres luthériennes, traduit par Anna Rocchi Pullberg, Le Seuil, 2000
  • trole, traduit par René de Ceccatty, Gallimard, 2006

Lien interne:

Chantal Vey e Pasolini: contro-corrente o alla ricerca della bellezza perduta, a firma di Maria Vitali-Volant

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Elle a dirigé pendant quelques années la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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