Cet automne 2018 l’actualité est particulièrement riche et je vous encourage à vous rendre dans les galeries et musées, pour faire, à votre tour, de belles découvertes, si ce n’est déjà fait… Ça remonte le moral en cette période difficile ! Voici certaines de mes réflexions et émotions. Historienne de l’Art et conférencière, j’ai grand plaisir à les partager avec vous. Ces expositions je les ai toutes vues lors de mon dernier passage à Paris.
Alphonse Mucha – Musée du Luxembourg (jusqu’au 27 janvier 2019)
C’est grâce à Sarah Bernhardt que cet artiste tchèque arrivé à Paris en 1887, ami de Paul Gauguin et de l’écrivain suédois Strindberg, doit son accession à la notoriété. Il réalise en effet à partir de 1895, une série d’affiches de théâtre pour la « divine Sarah » en modifiant les codes de ce genre qui triomphe alors à Paris, la ville de tous les spectacles, dominé par Jules Chéret et surtout Toulouse-Lautrec (photo Gismonda). Un style fleuri, dans des teintes pastel, où il multiplie les arabesques, le tout dans un format évoquant les kakemonos japonais. Désormais, multipliant les affiches où se marient volupté et hiératisme, courbes suggestives et raffinement, son nom devient synonyme d’Art Nouveau, ce courant international qui se déploie à la fin du XIXème siècle dans l’Europe entière, où l’on assiste à la réhabilitation des arts prétendus mineurs, orfèvrerie, verrerie, mobilier …
Le style Mucha est omniprésent à l’Exposition Universelle de 1900 qui se tient au Champ de Mars (photo La Nature). Mais comme l’arbre qui cache la forêt, le « style Mucha » masque la vraie personnalité de l’artiste en quête d’une véritable identité slave qui l’oriente vers une peinture monumentale réaliste qui se concrétisera par la grande œuvre de sa vie, l’Epopée Slave. L’occultisme, en cette fin de siècle, se porte bien et Mucha n’est pas indifférent à ces « forces mystérieuses » qui le poussent à contribuer au progrès de l’humanité. Il semble parfois s’y égarer un peu…. et on le voit à la fois illustrer le Notre Père des chrétiens et défendre les valeurs laïques des francs-maçons…. Quoi qu’il en soit, Mucha est avant tout un patriote qui, de retour sur sa terre natale en 1910, mettra un point d’honneur à se servir de son art pour inciter ses compatriotes à maintenir leur identité propre et à vivre en paix avec les autres peuples
Et c’est tout l’intérêt de cette exposition : nous faire découvrir l’artiste sous toutes ses facettes, y compris les moins connues.
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Caravage à Rome, amis et ennemis – Musée Jacquemart-André (jusqu’au 28 janvier 2019)
S’il n’y a qu’un tableau à retenir de cette exposition qui compte dix Caravage, ce qui est remarquable à une époque où les musées sont de plus en plus frileux pour prêter des tableaux (surtout des Caravage !), ce serait le tableau de Judith et Holopherne exécuté vers 1600 et conservé au Palais Barberini que je retiendrai (photo).
Le moment choisi : exactement au moment où Holopherne passe de vie à trépas. Il avait beau avoir déjà « perdu la tête » pour la si jolie veuve de Béthulie et avoir bu à en être ivre-mort, il faut une force physique importante pour décapiter le général assyrien ! Or Judith, ses bras musclés tendus, s’y prend des deux mains, une pour immobiliser l’homme par les cheveux, l’autre pour trancher sa tête, mais elle prend soin de s’écarter pour éviter de tacher de sang sa jolie robe rouge et jaune et de remonter les manches de son corsage d’un blanc immaculé pour éviter de le souiller. La détermination sans faille se lit sur son visage, elle fronce les sourcils et regarde le mourant sans trembler. Sa grande beauté et sa jeunesse (une jeune prostituée de 20 ans, amie de Caravage, a posé pour la figure de Judith), est mise en valeur par la présence de sa servante, une vieille femme à la peau parcheminée, médusée par le spectacle macabre. Le rideau rouge renforce le caractère sanguinaire de la scène. Cela ne m’étonnerait pas que Michel-Ange ait consulté les caricatures de Leonard de Vinci, conservées à Milan, pour exécuter le visage si réaliste de la servante. Le caractère instantané de la scène, un Grand Guignol en direct, les personnages vus à mi-corps, l’éclairage latéral puissant traversant la scène, le réalisme des figures, toutes ces caractéristiques sont la signature du caravagisme qui va se répandre comme un raz de marée dans l’Europe entière, de la Hollande à l’Espagne, « en passant par la Lorraine » avec Georges de la Tour ou par la Picardie avec les frères Le Nain.
D’autres tableaux remarquables comme celui de Saint-Pétersbourg représentant Le jeune joueur de luth (photo), à la sexualité ambiguë, avec son visage langoureux et sensuel et ses mains délicates et gracieuses, ainsi que les tableaux de ses « amis et ennemis » méritent qu’on se rende sans tarder au Musée Jacquemart-André. Mais il y a foule…
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Eblouissante Venise – Grand Palais (jusqu’au 21 janvier)
Venise a déjà amorcé son déclin au début de l’exposition et ne survit dans l’esprit des hommes que par l’engouement qu’elle a suscité auprès des étrangers. Les artistes vénitiens s’expatrient à défaut d’obtenir des commandes sur place. Ainsi retrouve-t-on Canaletto en Grande Bretagne et son neveu Bellotto en Europe Centrale. Quant à JB Tiepolo on le retrouve à Wurtzbourg et à Madrid… On est frappé par la pluralité des génies qui s’expriment, musique avec Vivaldi et Hasse, art dramatique avec Goldoni, théâtre de marionnettes avec la commedia dell’Arte, danse, peinture, sculpture, arts décoratifs avec l’ébénisterie et la verrerie… à Venise ou en Europe et ce jusqu’à l’arrivée de Napoléon Bonaparte.
Et même après la disparition de la République, le mythe de Venise survit à travers le Carnaval, les masques, la musique aussi (Giandomenico Tiepolo, Carnaval ou le Menuet, Louvre (photo). Venise n’a pas fini de nous éblouir….
J’ai été déroutée par le portrait de Farinelli, le plus célèbre castrat du XVIIIème siècle par Nazari, un grand gaillard menacé par l’embonpoint et au visage poupin, beaucoup moins séduisant que le comédien qui interprétait le castrat dans le film de Gérard Corbiau !
J’ai été interpellée par l’Allégorie de la Foi (photo) en marbre de Carrare par Corradini, le visage recouvert d’un voile (il n’est pas nécessaire de voir pour croire). Ce voile, véritable prouesse technique, est si fin qu’on peut lire les traits du visage par « transparence »…
Cette exposition est un défi pour deux raisons. Comment réaliser une exposition sur la richesse et la diversité des arts dans la Sérénissime au XVIIIème siècle quand on sait à quel point les musées sont réticents dans leur politique de prêt d’œuvres d’art ? Et puis, en raison de cette même richesse ne risque-t-on pas de perdre le fil du sujet ? Ce double défi a été en grande partie relevé mais on sort de l’exposition en restant un peu sur sa faim…
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Picasso Bleu et Rose – Musée d’Orsay (jusqu’au 6 janvier 2019)
Et maintenant je termine ces quelques lignes par l’exerce de bravoure que représente pour moi la splendide exposition du Musée d’Orsay, consacrée au Picasso des périodes Bleues et Roses. Quel rassemblement de chefs-d’œuvres parmi ces 300 tableaux présentés, on ne les compte pas ! Une exposition, une de plus consacrée à Picasso, direz-vous, mais quelle exposition ! Elle nous montre entre autres, la capacité de travail du jeune artiste qui exécute sans relâche peintures mais aussi dessins, études, esquisses, au crayon, à la plume, gravures, sculptures aussi…. Il n’a que 20 ans et se partage entre l’Espagne et Paris. On est frappé par son aisance à intégrer les nouveautés inspirées par d’autres artistes (Greco, Delacroix, Manet, Toulouse-Lautrec, Van Gogh) qu’il sublime pour creuser son propre sillon. On vibre avec Picasso lorsqu’il exécute ses tableaux inspirés de l’expressionisme ambiant. On frissonne avec lui lorsqu’il aborde la période bleue inspirée par le suicide de son ami peintre Casagemas, dont il mettra plus de 3 ans à se remettre. On sourit avec lui devant la fillette qui serre contre son cœur une petite tourterelle tandis que son regard se dirige vers un ballon multicolore (photo)…Picasso a toujours aimé représenter les enfants. On est intrigué par un arlequin songeur, souple comme une liane, le visage barbouillé de blanc qui semble s’interroger sur sa condition de saltimbanque qui le voue à une vie d’errance, sans attache ….
Si la thématique et la palette s’allègent avec le cycle des saltimbanques, l’idée de solitude subsiste comme dans ce merveilleux tableau représentant un Arlequin assis, reconnaissable à son bicorne et à sa collerette, sur un fond rouge abstrait totalement privé de décor (photo) .…. C’est splendide !
Enfin, provenant du Musée Pouchkine, l’Acrobate à la boule oppose une fillette gracile qui cherche à maintenir son équilibre fragile à un jeune colosse à la musculature démesurée et solide comme un bloc de granit qui nous tourne le dos. Et l’on pressent déjà, en filigrane, la liberté qui sera celle de Picasso par rapport à la réalité lorsqu’il s’en démarquera pour exécuter le tableau-phare du XXe siècle, « Les Demoiselles d’Avignon ».
« Miro » au Grand-Palais, ce sera pour mon prochaine séjour à Paris et déjà je m’en réjouis. Bonnes fêtes à tous.
Texte et photographies de Catherine Saigne Leblanc