Après avoir refermé le livre Cinq dans tes yeux du jeune auteur français Hadrien Bels ― ode brûlante à la ville de Marseille imprégnée d’un humour décapant, et alors que j’arpentais les rayons d’une librairie en quête d’un roman en langue italienne, chose pour le moins ardue habitant à Malte, je tombai sur Tre del mattino de Gianrico Carofiglio, seul au milieu d’une saga à succès et de deux gialli. Séduite par le titre et amusée par la coïncidence du décor, la Cité phocéenne des années 80 pour ce dernier, 90 pour le premier, je me précipitai sur le précieux objet et je lus ce fabuleux roman d’apprentissage d’une seule traite.
Depuis lors, leurs nombreuses correspondances et divergences n’ont cessé de dialoguer dans ma tête. Elles interrogent notre rapport à la ville, au regret et à l’échec, et partagent un même clin d’œil pour les clichés nationaux. De ce va-et-vient fécond et enchevêtré a surgi cet article.
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Les deux romans mis en miroir :
Tre del mattino de Gianrico Carofiglio
En juin 1983, Antonio, un Italien de dix-sept ans, se retrouve à Marseille avec son père. Pour finaliser un traitement médical, on préconise au jeune homme de ne pas dormir durant quarante-huit heures et de prendre à intervalles réguliers des amphétamines. Son père l’accompagne. Puisqu’il faut rester éveillé, autant visiter la ville, aller au restaurant et sortir le soir. Marseille était apparue aux deux hommes comme une ville peu sûre et peu accueillante mais elle se révèle tout autre et s’ouvre comme magiquement à eux par des rencontres et des lieux auxquels ils ne s’attendaient pas et qui les forcent à se dévoiler l’un l’autre. Un livre initiatique aussi fin qu’émouvant.
*Gianrico Carofiglio, né à Bari en 1961, est un écrivain italien. Procureur, conseiller du Comité anti-mafia au Parlement italien, il a été sénateur de 2008 à 2013. Il est l’auteur de nombreux romans – dont certains adaptés à la télévision et au cinéma. Ses romans policiers, traduits en treize langues, remportent un grand succès.
Cinq dans tes yeux d’Hadrien Bels
Son surnom, Stress, c’est Nordine qui le lui a donné. C’était les années 90, dans le quartier du Panier, à Marseille, au-dessus du Vieux-Port. Sur la photo de classe, à l’époque, Stress était facilement repérable, avec sa peau rose.
Mais aujourd’hui, les pauvres ont été expulsés du Panier, les bobos rénovent les taudis et les touristes adorent arpenter ses rues tortueuses. Un peu artiste, un peu loser, Stress rêve, lui, de tourner un film sur son quartier d’enfance. On retrouve dans cette fresque drôle et acide le Marseille d’hier et d’aujourd’hui.
*Hadrien Bels, né en 1979, a grandi à Marseille. Il est vidéaste et réalisateur. Cinq dans tes yeux est son premier roman. [LIEN à l’émission que France-Culture lui a consacrée ICI]
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Deux manières d’aimer une même ville-personnage : la Cité phocéenne
Le regard du jeune amant chez Carofiglio :
Dans le roman de Carofiglio, ― où Antonio (le protagoniste), 17 ans, passe deux jours et deux nuits sans dormir ― Marseille est l’objet d’un amour intense et fugace né dans la défiance puis s’élevant jusqu’à l’extase. Dès son arrivée d’Italie, Antonio éprouve pour le quartier du Panier un sentiment qui oscille entre crainte et désir ; il s’en approche sans pour autant oser y pénétrer. La suite de son itinérance tient lieu de prélude à la rencontre finale avec ce quartier et l’une de ses mystérieuses habitantes, Marianne, mentionnée dès le prologue. Au cours de sa marche, le regard que porte Antonio sur la ville se métamorphose : cette dernière, aux mêmes endroits (l’avenue de la Canebière, le Vieux-Port), apparaît tantôt menaçante, amicale, repoussante et désirable. Puis, à la sortie d’un concert de jazz dans un quartier périphérique, les frontières entre rêve et réalité se troublent, la ville acquiert une nouvelle profondeur et tout en demeurant inquiétante, elle s’arroge le cœur du narrateur dont le regard dès lors halluciné rappelle celui d’un jeune homme confronté à la beauté d’une femme nue.
Le regard du fidanzato storico chez Bels :
De son côté, Stress, le personnage central du roman de Bels, est originaire du Panier à Marseille et entretient une longue relation d’amour avec son quartier et sa ville qui, à son grand dam, semble ne plus vouloir de lui et préfère s’embourgeoiser à coup de gentrification et de bobos – magistralement appelés “Venants”. C’est l’amoureux de longue date qui voit sa bien-aimée tourner les talons, se faire une chirurgie esthétique et le planter pour un meilleur parti : les adeptes du vélo et d’un monde artistique snob qui fréquentent la Vieille charité et la Friche la Belle de mai. Stress est partagé entre l’envie de retenir cette vie de quartier disparue à travers la réalisation d’un film, et le désir d’appartenir au monde de ces Venants où il a déjà un pied. Ce va-et-vient entre deux univers, entre un sentiment de colère et de tristesse, d’indignation et d’acceptation tiède agite le cœur du narrateur et fait écho à l’histoire inachevée avec son ex, Clara, qui incarne le changement de la ville.
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Des personnages à contre-courant des valeurs actuelles et deux visions critiques du succès social
Chez Bels, ceux qui représentent la réussite sociale sont les Venants, des gens qui se passent la main dans les cheveux, ont à cœur de défendre les identités populaires et les miséreux à travers leur engagement politique et leur art, tout en ne souhaitant pas avoir affaire avec ces derniers. Les Venants s’indignent de la gentrification alors qu’ils en sont à l’origine. C’est un portrait acerbe et savoureux que dresse Hadrien Bels de ce petit monde artistique insulaire, pédant et particulièrement vide. De son côté, de par ses hésitations et son caractère entier, Stress aligne les échecs mais garde pour lui sa cohérence et la force de son humour le transporte là où il est seul roi. Le succès social semble ici se faire aux dépens des autres et au détriment de soi.
Chez Carofiglio, Antonio n’est pas ce jeune sûr de lui et ambitieux avec un plan de carrière défini que valorise notre société. Il se cherche, et interroge le choix de ses amis qui comptent embrasser la même profession que leur père. Par ailleurs, il ne semble pas vouloir “exploiter” son talent extraordinaire pour les mathématiques, et leur préfère le dessin. Son père, brillant mathématicien, aurait aimé connaître la gloire internationale dans son domaine et revient sur cet échec. La gloire apparaît alors comme une vaine protection contre l’angoisse existentielle qui, de toute façon, nous rattrape tous.
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Deux oubliés : le passé et le silence
Chez Carofiglio, le père d’Antonio avoue sans amertume à son fils que sa mère, dont il a divorcé, est la seule femme qu’il a vraiment aimée. Antonio découvre alors que son hostilité envers ses parents et ses difficultés à communiquer avec eux sont nées d’un malentendu et de la construction imaginaire d’un adultère fictif. Les vérités émergent, les mensonges s’évanouissent entre père et fils. Chez Bels, Stress n’a pas eu le courage de déménager à Berlin avec Clara, et s’en mord les doigts. Les personnages des deux romans assument leurs regrets et leurs blessures. Contrairement aux injonctions de l’époque, ils ne se “renouvellent” pas, ne font pas table rase du passé pour “foncer” et “aller de l’avant”. Ils prennent le temps de s’attarder sur leurs cicatrices, de marcher et de réfléchir, s’autorisent à être fragiles, et acceptent l’inconfort de l’incertitude. Peu intéressés par le futur immédiat, ils se font les chantres d’une nostalgie dont ils tirent de nombreux bénéfices, en nous offrant notamment leur regard critique et différent sur le monde.
Chez Bels, le flot de paroles des Venants, leurs phrases convenues, les opinions rebattues et la pléthore de publications sur les réseaux sociaux, si représentatifs de notre temps, contrastent avec la retenue de Stress et la sobriété des conversations des deux personnages de Carofiglio, Antonio et son père, dans lesquelles chaque mot est signifiant. En outre, c’est le pouvoir du silence que découvre Antonio, aujourd’hui tout aussi malvenu que le regret : “Poi ci sono occasioni in cui, invece, devi rimanere in silenzio perché nell’aria c’è qualcosa d’impalpabile e prezioso, e le tue parole potrebbero disperderlo in un istante” (p.159).
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Clin d’œil aux clichés : une française libertine et un rival italien
En guise de mot de fin, il est amusant de remarquer que le personnage de Marianne de Carofiglio incarne à merveille l’image véhiculée à l’étranger de la femme française indépendante et cultivée à la sexualité libre. Quant à Roberto, le rival de Stress, il est ce bel Italien bien connu, séducteur, et opportuniste mais indéniablement chaleureux. S’adressant au narrateur : “Stress ! Vieni dans mes bras !” (p. 154)
Deux romans magistraux que je vous recommande de lire !
CAROFIGLIO, Gianrico, Trois heures du matin, Slatkine&Cie, 2020, traduit de l’italien par Elsa Damien (en version originale : CAROFIGLIO, Gianrico, Le Tre del mattino, Einaudi 2017)
BELS, Hadrien, Cinq dans tes yeux, L’Iconoclaste, 2020.
Maëlle Audric