Dans les années 60, le Consulat d’Italie organisait tous les ans une fête de Noël pour les travailleurs italiens de la région de Strasbourg. Et ils étaient nombreux à Strasbourg. Bien qu’éparpillés dans les différents quartiers de la ville, ils se connaissaient tous, mais n’avaient pas souvent l’occasion de se voir.
Noël était donc le moment idéal pour se rassembler et ressouder les liens avec l’Italie.
Je ne pense pas que les travailleurs italiens y tenaient beaucoup à ces liens mais les occasions de se distraire étaient rares. Se retrouver entre amis, entre personnes originaires du même village, était un beau cadeau de Noël. Les adultes échangeaient les dernières nouvelles d’Italie. Un tel est mort, un autre s’est marié, Pasquale vient d’arriver en France…
Cette fête se déroulait au Palais des Fêtes de Strasbourg quelques jours avant Noël. De nombreux italiens y allaient avec femme et enfants. L’ambiance était familiale, bon enfant.
Bien entendu il y avait des maçons, des menuisiers, des manœuvres…
Sur l’estrade qui dominait la salle, assis dans des fauteuils, trônaient les «officiels». Le Consul d’Italie et Madame, le curé italien, un représentant de la préfecture, du maire… un député peut-être.
Des gens sérieux… Du beau monde… On les avait mis bien en évidence sur l’estrade. Il fallait bien marquer la différence avec les manants qui festoyaient en bas dans la salle.
La fête se déroulait tranquillement. Bien entendu tout le monde avait un peu bu… Sauf les officiels qui ne buvaient pas, qui tenaient à marquer ainsi leur différence avec le peuple.
On ne les aimait pas trop les officiels. On les considérait inutiles, des parasites. Mes parents les appelaient des «mangeurs de pain» (sous-entendu, sans travailler). C’est dire l’estime dans laquelle ils les tenaient!
Je ne sais quel dieu malicieux donna l’idée à l’animateur de la soirée de faire tout à coup l’annonce suivante:
«S’il y a parmi vous des personnes qui savent jouer d’un instrument de musique ou qui savent chanter, qu’elles viennent sans crainte sur l’estrade afin que tout le monde profite de leur talent».
Ah le malheureux ! S’il avait su…
L’annonce à peine terminée mon père bondit de sa chaise en brandissant son harmonica. Ce n’était pas prémédité, son harmonica ne le quittait jamais. Et il en jouait fort bien. Tous les soirs, dès qu’il rentrait du travail, il prenait son harmonica et en jouait avec un plaisir évident. C’est dire qu’il aimait la musique. Sa musique.
Un de ses amis cria: «Moi je sais chanter! Moi je sais chanter!»
«Venez! Venez messieurs! Montez donc sur l’estrade!» ordonna le présentateur…
Ah le pauvre présentateur! Il ne se doutait pas du tout du risque qu’il prenait…
Il ne connaissait pas le monde des ouvriers, des maçons italiens.
Il n’avait sans doute jamais mis les pieds dans un chantier de construction.
Mon père et le «chanteur» montèrent rapidement sur l’estrade et commença alors le supplice du malheureux présentateur. Il ne pouvait pas faire marche arrière le pauvre présentateur…Ah, s’il avait su…
Après quelques chansons anodines fort bien interprétées – juste de quoi chauffer la salle -, mon père fit un clin d’oeil espiègle à son chanteur.
Celui-ci hocha la tête en faisant un large sourire.
Dès les premières mesures jouées par mon père, la salle, qui manifestement connaissait bien la chanson, applaudit chaleureusement.
Les femmes faisaient semblant d’être choquées en poussant des Oh et des Ah. Les hommes applaudissaient sans aucune retenue.
Les paroles de la chanson rapportaient un dialogue entre un homme et une jeune femme.
L’homme demandait à la jeune femme qui lui avait fait telle partie de son anatomie et la jeune femme répondait invariablement: «C’est ma mère avec l’aide de mon papa». Ce qui déclenchait, dans la salle, des rires et des applaudissements.
Moi, je ne comprenais pas pourquoi les officiels sur leur estrade restaient de marbre. Ils semblaient gênés, ils donnaient l’impression de vouloir être ailleurs, loin de cette maudite estrade qui les retenait prisonniers.
Je me souviens de quelques strophes…
«Qui t’a fait un si joli petit nez? Dis-moi, qui t’a fait un si joli petit nez?»
«C’est ma maman qui me l’a fait avec l’aide de mon papa !».
«Qui t’a fait de si jolies joues? Dis-moi, qui t’a fait de si jolies joues?»
«C’est ma maman qui me les a faites avec l’aide de mon papa !».
Toutes les parties du corps féminin y passèrent…
A chaque évocation d’une partie de l’anatomie féminine, le public applaudissait à tout rompre.
Et il y en a des parties dans l’anatomie féminine! Visibles et invisibles.
Et il en redemandait le public.
Surtout que les parties citées étaient de plus en plus intimes. Un inventaire minutieux des richesses du corps de la femme.
Un véritable strip-tease anatomique, verbal. Ah la puissance du verbe!
Et il reprenait en cœur le public.
«C’est ma maman qui me l’a fait avec l’aide de mon papa».
Il n’y avait plus de mari, ni d’épouse. Il y avait deux êtres qui étaient magnifiés par la grâce d’une chanson. Et les femmes rosissaient de plaisir. Et les hommes étaient fiers de participer à la création du corps de la femme.
……..
Une autre chanson parlait d’un jeune couple de fiancés qui partait de Naples pour aller travailler en France. Le train traversa un long tunnel…
A la sortie le jeune couple avait un enfant qui gazouillait dans les bras de sa maman.
La chanson ne disait pas ce qui s’était passé dans le tunnel… Mais tous les adultes semblaient être au courant. Et ça les faisait rire.
Et les officiels dans tout ça?
Ah les pauvres officiels ! On les avait oubliés ceux-là. Totalement oubliés. Mais moi je les observais les officiels. Ils étaient littéralement pétrifiés les officiels.
Ils ne rigolaient pas, ils n’applaudissaient pas, ils ne manifestaient aucune émotion. Ils donnaient l’impression d’avoir été pris au piège. Ils me faisaient de la peine les officiels.
Apparemment ils n’avaient pas le droit de rire. Pas le droit d’applaudir. Pas droit au sexe.
Ce n’était pas leur fête. Non, c’était la fête des travailleurs italiens…
Un récit de François Fasoli
(De Strasbourg)
Lien à un autre récit du même auteur:
Francavilla al Mare, Abruzzes: La cloche de San Franco.
Merci pour ces souvenirs Monsieur Fasoli. J’avais 16 ans en 1960. J’étais en France depuis 10 ans. Je me souviens d’une ambiance festive et de chants en italien. Quand des Italiens se rassemblent il est inévitable qu’à un moment ou à un autre ils se mettent à chanter. Je n’ai pas gardé le souvenir des chansons coquines… Trop naïve sans doute (à l’époque !)… Mais j’ai connu quelques officiels et notamment le prêtre de la Mission Catholique Italienne, Don Annibale Facchiano depuis longtemps décédé, et je peux vous certifier qu’il n’était pas du genre à s’offusquer facilement. Oui, une belle ambiance pour ces « immigrés » Italiens. Des fêtes que beaucoup de « migrants » d’aujourd’hui n’ont pas la chance de vivre, si j’en juge par ceux que je rencontre.
Buone feste ! Luisa Muller Golin