« À Naples, la musique devient un vrai problème, surtout pour les enfants qui arrivent juste à la hauteur des guitares. Les pauvres ont la tête couverte de bosses ! », se plaignait Massimo Troisi, ce génial poète de l’autodérision, qui ne manquait pas une occasion pour se moquer des lieux communs. Et il ajoutait: «Heureusement qu’il nous reste la musique dans les veines, car on nous a vidés de notre sang …».
Humour mis à part, si tous les Napolitains ne savent pas chanter ou jouer de la mandoline sous un ciel perpétuellement bleu, leur penchant pour la musique et le chant semble inscrit dans leur ADN. Car le mythe fondateur même de la ville est né sous le signe du chant, celui de la sirène Parthénope, la mère de tous les Napolitains/Parthénopéens.
Jadis, beaucoup plus qu’aujourd’hui, le chant faisait partie de la vie quotidienne: les vendeurs ambulants chantaient de véritables petits poèmes pour vanter leur marchandise: « je les vends par couple ces cerises, écoutez leurs voix, elles disent qu’avril est arrivé »; les lavandières chantaient pour adoucir la monotonie de leur tâche ; on commentait les faits divers, ou les mesures politiques en chantant ; au pied des prisons on donnait en chantant les dernières nouvelles aux détenus ; et encore aujourd’hui lors des nombreuses fêtes religieuses en l’honneur de la Vierge, les fidèles chantent et dansent au son des tammorre (de gros tambourins), avec des paroles et des gestes qui se rattachent plus aux rites païens de l’antiquité qu’aux cérémonies religieuses proprement dites. Et toutes ces façons de chanter descendent en fait directement des monodies grecques, comme l’écrit Roberto De Simone, une autorité en matière de musicologie et de traditions populaires, qui a répertorié et enregistré ces chants liés à la tradition orale.
Voici quelques liens à écouter sur youtube:
– https://www.youtube.com/watch?v=AF1xUUcmTaY&t=56s (vendeurs)
– https://www.youtube.com/watch?v=qOmmFxnzKhM (chant des lavandières XIIIe s.)
– https://www.youtube.com/watch?v=m8EVBx-RTpQ (l’exil d’une princesse aimée)
– https://www.youtube.com/watch?v=0yVTB10xy1o (pour les détenus)
– https://www.youtube.com/watch?v=xz3GnaRtZig (en l’honneur de la Madone des poules)
A l’arrivée des Romains, Naples est le centre de la culture grecque, et le goût pour la musique ne cesse de croître : Tite Live et Virgile le confirment en se disant émus par les voix mélodieuses qu’ils entendent dans les rues de Neapolis. Sénèque, lui, se plaint que les Napolitains désertent les lieux de la « haute culture » pour s’entasser dans les théâtres où se produisent des chanteurs. Quant à Néron, grand passionné de musique, il vient s’exhiber à Naples et chante en grec. A ces occasions, il aurait inventé la claque en enrôlant des groupes d’Alexandrins, nombreux à Naples, qui applaudissaient en faisant beaucoup de bruits avec leurs instruments (d’où dérive une partie de ceux utilisés pour jouer la musique traditionnelle).
En dépit de l’absence de documents concernant le Haut Moyen-Âge, on ne saurait croire que l’on ait cessé de chanter, car d’après les premiers documents d’archive, au tout début du XIIIe siècle, l’empereur Frédéric II, dit «Splendor Mundi» [fondateur de la plus ancienne université laïque d’Europe (Naples – 1224)], poussé par des plaignants, est obligé d’émaner un édit pour interdire aux citoyens de chanter à toute heure dans les rues (trop c’est trop!). Mais l’édit reste lettre morte. C’est à cette époque que remonte le magnifique chant, probablement dédié à l’empereur, « Iesce sole » (Montre-toi soleil) qui, on ne sait par quelle mystérieuse voie, a atterri à Paris à la BNF.
A partir de cette période, l’étoile napolitaine brillera de tout son éclat dans le firmament musical international jusqu’à l’après-guerre.
A la cour angevine, fréquentée par Giotto et Pétrarque, on jouait des pièces que certains musicologues considèrent comme les ancêtres de l’opéra, dont la plus connue est la chanson de Robin et Marion. Les Aragonais, au XVe s., ne sont pas en reste, et pour la première fois en Europe, un théâtre est entièrement consacré à la musique. Au XVIe s. voient le jour quatre conservatoires (dont le premier, à Naples et en Europe, Santa Maria di Loreto, fut fondé en 1535). Les enfants pauvres que l’on y accueille pour les éduquer, contribuent ainsi au maintien de ces institutions, car dans chaque évènement triste ou joyeux les cœurs d’enfants sont de mise. Plus tard on y formera aussi les jeunes castrats dont certains, une fois adultes, deviennent de grandes stars adulées par toutes les cours d’Europe.
L’écho de la musique napolitaine commence à se répandre dans toute l’Europe, lorsque les premières villanelles – des chants populaires nés à la campagne – sont récupérées par des compositeurs professionnels. (villanella en écoute)
Dès la fin du XVIe siècle, Naples n’en finit plus de donner le jour à d’immenses compositeurs, dont le premier est le célèbre Carlo Gesualdo, prince de Venosa, un musicien innovateur et inégalé, qui avec ses 110 madrigaux à 5 voix, ainsi que d’autres œuvres, entre dans le gotha de la musicologie. (article Altritaliani ICI )
Le siècle d’or et l’échec de Mozart
Dès la fin du XVIIe, l’Europe retentit des notes de Pergolèse, Vinci, Scarlatti, Jommelli, Porpora, Cimarosa, Paisiello, Bellini, Leoncavallo, Cilea… et au XVIII s., Naples compte trois cents compositeurs, qui ne laissent aucune place aux musiciens étrangers, tant il est vrai que Mozart, lors de ses deux séjours dans la capitale du royaume, ne fut jamais reçu par le roi. Le jeune génie ne perd pas espoir pour autant et écrit à son père (11/10/1777) : «Si je réussis à me faire engager à Naples, on me cherchera partout (…) cela me procurerait plus d’honneurs et de célébrité que cent concerts en Allemagne.»
Son père, lui répond (Salzbourg, 23/02/1778) : « La question est : où auras-tu davantage d’espoirs d’émerger? A Naples où il y a plus de 300 compositeurs (…) ou à Paris où les compositeurs se comptent sur les doigts de la main? ».
J.-J. Rousseau dans son « Dictionnaire de la musique » écrit : « (…) Veux-tu donc savoir si quelque étincelle de ce feu dévorant t’anime? Cours, vole à Naples écouter les chefs- d’œuvre de Durante, Leo, Jomelli et Pergolèse…». Charles Des Brosses définit Naples « capitale mondiale de la musique ». Pour Stendhal, le théâtre San Carlo est tout simplement incomparable. Construit en 1737, celui-ci fut le premier opéra du monde (La Scala date de 1778, La Fenice de 1792). Et Naples invente aussi l’Opera Buffa (et non Venise comme je l’ai entendu dire par un animateur mal informé de France Musique).
Parallèlement à la grande musique, les chants populaires, parfois des petits chefs-d’œuvre, vont bon train ; certains furent même introduits dans les opéras bouffes, comme la sublime « Palummella ».
Aux XIXe et XXe, la production de chansons en napolitain, dont des tubes comme « ‘O sole mio» et « Funiculì funiculà » bat son plein, voyageant d’un bout à l’autre de la planète dans la valise des plus célèbres ténors du monde (Caruso, Beniamino Gigli…) ou dans celle des touristes, qui en achètent les partitions dans la rue, après les avoir écoutées dans les restaurants ou les cafés par la voix des posteggiatori (chanteurs de rue). C’est d’ailleurs la rue qui décide du sort d’une nouvelle chanson ou d’un nouvel opéra : si les passants en sifflotent le refrain, le succès est assuré, autrement on n’en entendra plus parler.
Les paroliers sont souvent des poètes de grande envergure, parmi lesquels je cite au hasard Salvatore Di Giacomo à qui l’on doit, entre beaucoup d’autres immenses succès, le sublime « Marechiaro » ; E. A. Mario qui en aurait écrit, dit-on, près de deux mille, dont la sempiternelle, « Santa Lucia Luntana » ; Libero Bovio, autre parolier inoubliable, qui est l’auteur de 600 succès dont « Reginella ». Dans sa chanson « Surdate », il glisse une phrase devenue si célèbre qu’elle est gravée à l’entrée de l’immeuble de via Duomo où il habitait : « J’ so’ napulitano e si nun canto moro » (je suis napolitain et si je ne chante pas, je meurs). Wagner en personne est tellement frappé par la voix d’un posteggiatore qu’il en ramène un avec lui en Allemagne.
Les textes tournent beaucoup autour de l’amour, certes, mais nombreux sont ceux qui expriment l’adoration inconditionnée pour Naples, ou le chagrin des émigrants rongés par le mal du pays.
L’ère de la technologie n’a pas tari la veine musicale de Parthénope. D’excellents musiciens et chanteurs perpétuent la tradition. Riccardo Muti est sorti du conservatoire napolitain San Pietro a Majella, tout comme Salvatore Accardo et le Maestro Roberto De Simone, un des génies les plus éclectiques de notre époque, qui a revisité et mis en musique des textes de chanson populaires ancienne. Sa pièce musicale « La Gatta Cenerentola » est devenue un classique du répertoire napolitain. Citons aussi Roberto Murolo, auteur-compositeur-guitariste et sa célèbre anthologie de douze albums sur la chanson parthénopéenne depuis le XIIIe siècle.
Aujourd’hui, Naples est également la ville d’Italie qui compte le plus de musiciens.
Maria Franchini
Belle histoire et chaleureux coeur des Napolitains !
Merci de me les avoir fait connaître.
Eleonore