Il n’y a pas une ville que je considère « ma ville ». Mais pour une période d’environ dix ans, Montréal a été l’objet d’un désir intense, il a été mon point de fuite, presque une utopie. Sa puissance m’avait conquis. Puissance, c’est-à-dire concentration de possibilités, tension constante vers l’acte. Je sentais que Montréal possédait une énergie cachée, qu’il aurait pu accueillir tout le monde, devenir la ville de tous ceux qui l’auraient choisi.
Historiquement, Montréal n’avait jamais vraiment appartenu à une nation ou à une communauté, ni était légué à un héritage culturel particulier : ni aux tribus Indiennes, ni aux colons Français ni aux marchands Anglais dont les rejetons étaient arrivés à se le partager, les uns s’installant à l’Est et les autres à l’Ouest du boulevard Saint-Laurent. Comme aucune culture ne possédait Montréal en entier, tout le monde et toutes les cultures et toutes les langues auraient pu le réclamer. Cette disponibilité, a été à l’origine de sa puissance. Comme si Montréal était gros de tous les possibles, d’un avenir fébrile comme celui d’un enfant. Il ne s’agissait pas d’une illusion: au tout début des années 1980 cette ville s’est réellement trouvée dans une condition messianique. Une condition perçue et partagée à l’époque par un grand nombre de ses citoyens. Ce ne fut que vers 1992, à la fin de cet « état de grâce », que j’ai eu la certitude de l’origine de cette condition. L’occasion qui avait fait jaillir sa puissance s’était montrée quand le Québec nationaliste, après le référendum raté de 1980, s’était replié sur lui-même et, si faisant, avait oublié Montréal… Alors la ville est surgie spontanément, comme libérée d’un poids, d’un interdit, de l’ombre d’un devoir encombrant. Alors, entre 1981 et 1990, Montréal a vécu avec la gaieté d’une renaissance transculturelle, un moment presque magique de son histoire. Il aurait pu le saisir et affirmer sa volonté de ville cosmopolite, il aurait pu s’ouvrir au cosme, devenir Monde, réaliser sa puissance, c’est-à-dire, son identité et transformer aussi le reste de la société québécoise. Mais le cycle s’est clos sans que cette métamorphose ne se produise. Fatalement le Montréal ville-fleuve, tourbillon de courants multiples a été à nouveau gagné par les eaux dures propres tant au Québec nationaliste qu’au Québec affairiste. La vie urbaine spontanée a été découragée, la libre expression réduite. Programmateurs, spéculateurs et décideurs ont pris le contrôle de son « développement ». Leurs mots d’ordre, ont été notamment : béton, festival, argent. Le spectacle était leur passion, à un tel point qu’ils ont fini pour en faire tout un quartier !
Voici le Montréal de vingt dernières années.
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Aujourd’hui, la ville que je voudrais n’est pas imaginaire ni utopique mais une ville qui a réellement existé, fleurie dans un espace interstitiel pour la durée d’une saison. Ouvrir un autre cycle, donner à Montréal une autre chance a été mon aspiration secrète. Au début des années 2000, fatigué de cette fatigue métropolitaine, je suis allé humblement à la recherche d’une issue par une quête privée, presque par jeu. Et comme dans tous les jeux, j’ai trouvé l’issue par hasard. De passage à Paris, en regardant la Seine couler sous un pont, j’ai découvert qu’à Montréal la même expérience nous était interdite. Qui vit à Montréal, je me disais, sait de vivre sur une île, au milieu des eaux, mais il ne s’en aperçoit pas. Notre vie urbaine n’est pas marquée par la présence de l’eau. À moins de vivre au bord du Saint-Laurent, pour voir l’eau courir il faut se mettre en voyage. Il faut se rendre au bout du Vieux-Montréal ou organiser une excursion sur le bord du Canal de Lachine ou bien il faut quitter l’île et traverser un pont. Et pourtant Montréal est une ville d’eau, au moins elle l’était. Sinon Venise, presque un Amsterdam. Un Amsterdam, refoulé. De la nature aquatique de notre ville, personne ne nous a vraiment parlé. Jeunes ou moins jeunes, les montréalais ne savent rien de ce passé : pas d’histoire d’eau dans les écoles, les historiens amnésiques, les géographes réticents, les écrivains distraits, les guides touristiques sans notices.
Les eaux ont été lentement éliminées dans l’indifférence collective et une fois enfouies, cimentées, personne plus en a parlé. C’est comme ça que sont disparues les rivières Saint-Pierre, Prud’homme, la Petite Rivière, le ruisseau Saint-Martin et les dizaines d’autres cours d’eau et lacs qui n’ont pas résisté au processus d’occupation du territoire. Aujourd’hui rien ne reste de tout ça, même pas le souvenir. Pourtant sous le pavé, il y a le sable et sous le sable l’eau qui continue de couler. Il faut la faire revivre, la réinsérer dans le paysage urbain en commençant tout simplement par l’imaginaire: en se figurant un Canal aux eaux vives traversant la ville de l’ouest à l’est, ainsi qu’un réseau de fontaines dont la vision et le son stimulent l’imagination et les rêves des citadins. Reprendre plaisir à l’eau que nous avons oubliée, pour lui redonner la force du mythe. De l’eau urbaine, coulant entre les maisons, non pas un canal vert, périphérique, espèce de parc pour les week-ends.
L’eau doit revenir dans Montréal, reprendre sa valeur primaire et primordiale. Il s’agit d’une récupération légitime du passé historique : le futur a du sens seulement si ses liens au passé ne sont pas coupés, un saut en avant qui s’avère en effet comme un retour aux origines. L’eau qui a aussi consenti à Montréal l’énergie pour s’épanouir et pour s’affirmer comme ville, sera porteuse d’une nouvelle énergie le jour où elle se manifestera à nouveau en son sein. Comme d’antan l’eau saura concentrer les énergies humaines, les passions civiles en les faisant converger pour être recueillies et utilisées par la ville.
Lamberto Tassinari
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Montréal et ses eaux perdues