Première rétrospective en France, au Grand-Palais, jusqu’au 10 février 2020. Catherine Saigne Leblanc nous parle de ce grand peintre qui séduit, comme il peut en dérouter plus d’un, par son talent si singulier. Sa vision de l’art et son obstination à la défendre l’ont élevé parmi les grands maîtres de la Renaissance. Après une longue période d’oubli, ce sont les avant-gardes qui sauront le redécouvrir et le comprendre au point d’en faire leur prophète, voire, leur camarade sur les bancs indisciplinés de la modernité.
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Doménikos Theotokópoulos conserva, toute sa vie, la forme italienne de son surnom, El Greco. Il est né vers 1541, à Candie, en Crète, alors possession de la République de Venise. Il s’y forme à l’art de l’icône et sa première production de peinture de chevalet se limite à des œuvres de petit format sur une âme de bois, support pour lequel il a dès ses débuts une prédilection. Rêvant d’un statut d’artiste à part entière, il s’installe en 1567 dans la Cité des Doges, où Titien règne en maître, aux côtés de Tintoret, Bordone, Veronèse, Bassano etc. C’est à Venise où Titien l’accepte dans son atelier comme « auditeur libre », qu’il développe son goût de la couleur, des pourpres, des verts acides, des jaunes éclatants, et des bleus profonds qui dominent dans sa production. Mais Greco, l’étranger fraîchement débarqué et sans appui, ne parvient pas à trouver sa place dans la Sérénissime qui pullule d’artistes bien intégrés.
Aussi décide-t-il de tenter sa chance à Rome où il reste six ans (de 1570 à 1576) et où il va poursuivre sa production de petits formats – réminiscence de sa formation dans les arts de l’icône – qui se manifeste ouvertement lorsqu’il représentera Saint Luc peignant la Vierge, Cabildo Catedral Primada, Tolède (1605-1610). L’iconographie traditionnelle montre l’Evangéliste devant un chevalet alors que chez Gréco, Marie est représentée sur une enluminure!
C’est à Rome qu’il va parfaire sa connaissance de la Renaissance du 16e siècle maniériste. A sa palette de couleurs vives acquises à Venise, il va associer des personnages sculpturaux à la musculature exagérée, inspirés par Michel-Ange, et auxquels il inflige des torsions et des élongations contre nature.
Mais malgré son implantation dans les milieux érudits de Rome, comme en témoignent de nombreux portraits exécutés alors, sa forme d’art est mal comprise et son arrogance irrite. N’a-t-il pas proposé à Alexandre Farnèse de reprendre les peintures murales de la chapelle Sixtine, ajoutant que certes Michel-Ange était un brave homme mais ne sachant pas peindre ? Il fut, dit-on, chassé du Palais Farnèse manu militari.
C’est alors qu’il se tourne vers l’Espagne et répond à l’appel de Philippe II qui cherche des artistes pour le décor de l’Escorial, ce gigantesque monastère dont il vient d’achever la construction. C’est à Tolède, cité la plus prospère de Castille, où El Greco s’installe, qu’il va enfin pouvoir développer son art si personnel et déroutant.
Sa peinture est en effet constamment tiraillée entre monochromie et couleurs, entre naturalisme et invraisemblance, entre ascèse et extravagance.
Mais comment ne pas être touché par sa Pietà (collection particulière, 1580-1590) si pathétique avec la proximité des visages qui se touchent de Nicomède, Marie, et Jésus de profil, et, figurant le monde profane, une Marie-Madeleine, un peu à l’écart, si douce et sensuelle, les yeux remplis de larmes, devant le corps sans vie du Fils de Dieu. Si les vêtements de Marie et de Nicodème présentent ce caractère cartonné avec des plis aigus, chers au Gréco, les étoffes lilas et mauves ainsi que la petite étoffe transparente et impalpable qui encadre le visage de la sainte repentie, sont traités avec beaucoup plus de souplesse. La torsion du buste du Christ et ses membres interminables sont typiques du maniérisme italien du XVIème siècle.
Un beau morceau de peinture aussi que sa Vierge allaitant avec sa chevelure claire maintenue par un voile frémissant, tout en vibrations. Elle a les yeux humblement baissés et sa carnation diaphane contraste avec le teint hâlé de Joseph qui se penche par-dessus son épaule pour contempler le spectacle. Mais si vous observez bien le sein de Marie, vous constatez qu’il est bizarrement placé. Quant à l’Enfant Jésus, c’est un ratage total, on en reste confondu ! Un contemporain disait de Greco : « Ce qu’il faisait bien, personne ne le faisait mieux ; ce qu’il faisait mal, personne ne le faisait pire » !
Parallèlement à sa peinture religieuse, Gréco exécute des portraits durant toute sa carrière. Des portraits graves, austères, d’ecclésiastiques et de lettrés aux regards intenses et pénétrés. Parmi eux, le portrait de ce jeune prêtre trinitaire à la chevelure animée, au regard ardent, et à la robe dont les plis se tordent comme une flamme (Portrait du frère Hortensio Félix Paravicino, Museum of Fine Arts, Boston).
Ou encore l’austère Cardinal Nino de Guevara, Metropolitan Museum de New-York (vers 1600), dont le regard perçant renforcé par la présence de lunettes, semble nous suivre, et dont la magnifique robe pourpre s’anime de remous dont s’inspirera, 350 ans plus tard, Francis Bacon.
L’allongement des corps chez Gréco est particulièrement sensible dans le tableau figurant Saint Martin et le mendiant, National Gallery of Art de Washington (1597-1599) et plus encore dans la Vision de saint Jean conservée au Metropolitan de New York.
Son refus de la perspective géométrique, qui fut la grande invention de la Renaissance italienne et qui permet de placer le sujet dans un cadre réel, introduit dans sa peinture quelque chose de « flottant ». Les personnages semblent évoluer dans un espace indéfini, composé de plans successifs, la partie supérieure du tableau étant, la plupart du temps, consacrée à l’évocation du monde céleste, selon les directives préconisées par le Concile de Trente dans la lutte de l’Eglise Romaine contre les progrès de la Réforme. Il ne faut pas oublier que Greco s’adresse à des Catholiques espagnols très sensibles aux manifestations extraordinaires, comme des saints en extase, figurés en lévitation, ce qui serait impensable en France par exemple. L’exaltation que manifeste Gréco dans sa peinture correspond tout à fait à cette mentalité où l’on ne voit pas d’inconvénient à représenter des phénomènes mystiques étranges.
Lorsque Le Gréco s’éteint en 1614, son œuvre controversée tombe dans l’oubli et il faudra attendre le début du XXe siècle et la libération de l’art par rapport à la vraisemblance pour que l’artiste occupe à nouveau une place de premier plan et soit une source d’inspiration puissante chez de très nombreux artistes aussi divers que Cézanne, Picasso ou Pollock, pour n’en citer que trois.
Catherine Saigne Leblanc