Occupation italienne du Sud-Est de la France et de la Corse. Entretien avec J.-L. Panicacci.

Retour sur une page d’Histoire contemporaine. 
Jean-Louis Panicacci, professeur honoraire à l’Université de Nice et président du Musée de la Résistance Azuréenne, est l’auteur d’un ouvrage essentiel sur un épisode méconnu du « Ventennio fascista » (il en est beaucoup question à 100 ans de la Marche sur Rome): L’occupation italienne du sud-est de la France entre juin 1940 et septembre 1943[i]. La période noire des années 1940-1944 est marquée pour la France par « l’occupation » que la mémoire collective associe à la présence des troupes allemandes sur le sol français mais il y eut également dans le quart Sud-Est une occupation italienne dont le souvenir fut en partie effacé par l’occupation allemande qui lui succéda à partir de septembre 1943. Une interview d’Enzo Barnabà pour Altritaliani.

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Enzo Barnabà : L’occupation italienne du Sud de la France s’est déroulée en deux phases bien distinctes. Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs quel sont ces deux paliers et leurs caractéristiques?

Jean-Louis Panicacci : Elle s’est déroulée en deux phases successives: l’occupation limitée (25 juin 1940 – 10 novembre 1942) consécutive à l’armistice franco-italien de Villa Incisa et l’occupation généralisée (11 novembre 1942 – 9 septembre 1943) consécutive au débarquement anglo-américain au Maroc et en Algérie.

1° L’occupation limitée (25 juin 1940 – 10 novembre 1942)
Elle a concerné 840 km² et environ 28.350 habitants, appartenant à treize communes (Séez, Montvalezan, Sainte-Foy-Tarentaise, Bessans, Lanslevillard, Lanslebourg, Termignon, Sollières, Bramans en Savoie, Montgenèvre et Ristolas dans les Hautes-Alpes, Fontan et Menton dans les Alpes-Maritimes). En application du Bando Mussolini daté du 30 juillet, les communes occupées étaient annexées de fait avec l’imposition de la Lire comme monnaie légale, de la langue italienne à l’école et d’un commissaire civil supervisant et pouvant révoquer les maires français, ce qui explique des retours partiels des populations évacuées préventivement le 10 juin, à l’annonce de la déclaration de guerre.
Menton devient la vitrine de l’impérialisme fasciste (Dopolavoro, Gioventù italiana del Littorio, Fascio di combattimento, italianisation des noms de rue, visite de personnalités du régime).

Mussolini et Badoglio passant en revue le 90e RI à Menton le 1er juillet 1940 (collection USSME).

2° L’occupation généralisée (11 novembre 1942 – 9 septembre 1943)
Elle a concerné, sur le continent, les départements de la Haute-Savoie, de la Savoie, de l’Isère, de la Drôme, des Hautes-Alpes, des Basses-Alpes, du Var et des Alpes-Maritimes, plus une partie des départements de l’Ain, du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, occupés par les troupes de la IV Armata, environ 126.000 hommes, quartier général à Menton (Général Vercellino) ainsi que la Corse, occupée par les troupes du VII Corpo d’Armata, environ 85.000 hommes, quartier général à Corte (général Mondino, puis Magli) Le territoire occupé représentait donc 61.500 km² et environ quatre millions d’habitants.

E.B. : Il s’agit donc de deux cas de figure différents. La première fut le résultat de l’attaque injustifiée de Mussolini à la France (le “coup de poignard dans le dos”), la deuxième aurait eu lieu sans le désaccord du gouvernement français en place, celui de Vichy.

J.-L. P. : Le gouvernement de Vichy n’a pas été demandeur de l’invasion de la zone non occupée en novembre 1942, qui a été une initiative stratégique de l’Allemagne nazie et de son alliée l’Italie fasciste pour éviter un débarquement anglo-américain sur les côtes languedociennes ou provençales. Il a perdu de fait le peu de souveraineté qu’il lui restait après les armistices de Rethondes (22 juin 1940) et de Villa Incisa (24 juin) et sa petite armée d’armistice a dû être dissoute le 27 novembre 1942.

E. B. : On dit habituellement – en France comme en Italie – que, dans la zone occupée, les Italiens sauvèrent des milliers de Juifs. Si oui, quelles en furent les raisons, dans une période où dans la péninsule l’antisémitisme sévissait. L’image de “italiani brava gente” a-t-elle raison d’être?

J.-L. P. : A première vue, avec l’application des lois raciales dans la péninsule (1938-1939) et l’expulsion des juifs étrangers (1939-1940), notamment par la région de Vintimille, on aurait pu s’attendre à une gestion différente de la question juive.

Au cours des six premières semaines d’occupation, les juifs français et étrangers résidant dans la zone occupée ne voyaient pas d’évolution quelconque de leur situation. Le déclic est venu de l’application stricte par le préfet des Alpes-Maritimes, en décembre 1942, de mesures telles que le transfert dans des départements occupés par l’armée allemande (comme l’Ardèche), la mobilisation dans des groupements de travailleurs étrangers de ceux qui étaient en état de travailler et l’apposition sur les cartes d’identité et de ravitaillement de la mention “Juif”. Le banquier Angelo Donati, résidant à Nice depuis l’été 1940, se précipita alors au Consulat général d’Italie (il connaissait bien Alberto Calisse) où il convainquit facilement le consul de la faute indélébile qui aurait pesé sur l’image de l’Italie à l’issue du conflit si de telles mesures étaient tolérées par les autorités italiennes. Calisse avertit le ministère des Affaires étrangères et, quelques jours plus tard, début janvier 1943, des instructions fermes lui parvinrent ainsi qu’au commandement de la IV Armata : pas question d’admettre que, dans la zone d’occupation italienne, des Juifs soient expulsés vers la zone d’occupation allemande. Devant les protestations diplomatiques du IIIe Reich, Mussolini décida d’envoyer à Nice Guido Lospinoso avec le titre d’Inspecteur général de la Police raciale, lequel, conseillé par Donati, choisit la solution des résidences forcées pour 4.400 juifs étrangers en situation irrégulière, affectés entre février et juin 1943 en Haute-Savoie (Sallanches, Combloux, Megève, Saint-Gervais), dans les Basses-Alpes (Digne, Castellane, Moustiers, Barcelonnette) et dans les Alpes-Maritimes (Vence et Saint-Martin-Vésubie).

Parmi les raisons qui expliquèrent ce choix, il y a à la fois, comme l’a écrit Davide Rodogno dans la revue XXe siècle en 2007, de l’humanisme certes, mais surtout du pragmatisme, voire de l’opportunisme, avec la modification de la carte de guerre laissant penser à une défaite italienne suivie d’un marché délicat avec les Anglo-Américains, d’où la nécessité d’apparaître comme des alliés “autonomes” du Reich, s’en séparant sur la question juive, alors que Washington et Londres étaient sensibles au lobbying des organisations juives. Les juifs italiens n’en bénéficièrent pas mais seulement 3.000 des 25.000 juifs concentrés dans la région niçoise furent ensuite arrêtés et déportés par les nazis de septembre 1943 à juillet 1944.

E.B. : Que s’est-il passé en Corse pendant l’occupation italienne ?

J.-L. P. : L’Île de Beauté fut le département français le plus densément occupé (85.000 militaires dont 450 carabiniers et 800 Chemises noires, soit 36% de la population insulaire contre 11% dans le Var et 6% dans les Alpes-Maritimes), ce qui démontrait une volonté évidente d’annexion et pas seulement une défense conséquente d’une île constituant un rempart de la Toscane. Les troupes débarquèrent surtout à Bastia mais aussi à Ajaccio pendant plusieurs semaines.

Soldats italiens en Corse

Ce fut aussi le secteur géographique où il y eut le plus de répression (12 exécutés, 3 morts sous la torture, près de 500 déportés dans la péninsule) et de victimes parmi les occupants (16 tués et 7 blessés dans des attentats, contre 4 tués et 9 blessés sur le continent), compte tenu du rejet massif de la population à l’occupation-annexion.

Autre spécificité de la présence italienne en Corse: lors de l’annonce de l’armistice de Cassibile, une partie non négligeable des occupants (environ 20.000 hommes dont la quasi-totalité de la division Friuli) luttèrent aux côtés des patriotes insulaires et des soldats de l’armée d’Afrique contre les troupes allemandes débarquées de Sardaigne, payant un lourd tribut jusqu’au 4 octobre, notamment dans la région de Bastia : 534 tués ou fusillés, qui sont enterrés au cimetière des Lupi à Livourne depuis 1964. Le rapatriement des militaires du VII Corpo d’Armata eut lieu en octobre-novembre 1943, avec quelques humiliations verbales ou physiques subies à Bonifacio comme à Porto-Vecchio, vers la Sardaigne.

occupation italienne France-Corse

E.B. : Comme vous l’écrivez dans votre (véritablement incontournable) livre, l’« impôt de sang » payé par l’armée italienne pour la libération de l’île, fut bien supérieur à celui des Français (Armée d’Afrique + patriotes corses). Merci pour tout ce que vous nous avez appris.

Enzo Barnabà

[i] Jean-Louis Panicacci – auteur de « L’occupation italienne. Sud-Est de la France, juin 1940-septembre 1943 », Presses Universitaires de Rennes, 2010 – est professeur honoraire à l’Université de Nice et président du Musée de la Résistance Azuréenne (Musée de la Résistance Azuréenne – Découvrez l’histoire de la Résistance azuréenne à travers les collections d’objets et les salles d’exposition (musee-resistance-azureenne.fr).

Image logo de l’article: Visite du préfet à l’administration des territoires occupés G.B Marziali le 14 juin 1942 à Menton (Coll IPSREC Pavie)

Vidéo Youtube Atelier des Archives: Occupation italienne du Sud de la France et de la Corse.

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Enzo Barnabà
Enzo Barnabà, scrittore di saggi storici e romanzi, è nato a Valguarnera nel 1944, ha studiato lingua e letteratura francese a Napoli e a Montpellier, e storia a Venezia e Genova. Ha insegnato francese in vari licei del Veneto e della Liguria. Per conto del Ministero degli Esteri, ha svolto la funzione di lettore di lingua e letteratura italiana presso le Università di Aix-en-Provence e di insegnante-addetto culturale ad Abidjan, Scutari e Niksic. È l’autore del primo libro pubblicato in Italia e in Francia sul massacro xenofobo avvenuto nel 1893 ad Aigues-Mortes, “Aigues-Mortes, il massacro degli italiani” (Infinito, 2015, ultima edizione) e “Mort aux Italiens!” (Editalie, Toulouse, 2012). Tra i suoi saggi: “I Fasci siciliani a Valguarnera” (Teti, 1981) e "Il meglio tempo. 1893, la rivolta dei Fasci nella Sicilia interna" (Infinito Edizioni, 2022). Tra le opere di narrativa: ”Sortilegi”, scritto con Serge Latouche (Bollati Boringhieri, 2008), in francese: “Le crocodile du Bas Congo” (Aden, 2009); “Le Ventre du Python” (Aube, 2007), in italiano.: “Il Ventre del Pitone” (EMI, 2010); “Il Partigiano di Piazza dei Martiri” (Infinito, 2013); “Il Sogno dell’eterna giovinezza. Vita e misteri di Serge Voronoff” (Infinito, 2014); “Il passo della morte” (Infinito, 2019) con Viviana Trentin e “Il sogno Babilonese” (Infinito 2020). Ha scritto o tradotto in francese alcuni dei suoi libri e articoli.

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