Nous recevons cette tribune libre sur un thème de grande actualité de Luca Ricci, l’un des plus brillants auteurs italiens de nouvelles, dont le premier roman «Obsession d’automne» (en italien Gli autunnali) récemment publié chez Actes Sud, sera présenté en présence de l’auteur le 6 décembre prochain à 19h à La Libreria, Paris. Ce texte est inédit en Italie et a été traduit par Marguerite Pozzoli. Les propos de l’auteur méritent réflexion, méditation et même, pourquoi pas, controverse. Vos commentaires sont les bienvenus.
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Nous vivons un moment inquiétant, avec tous ces loups déguisés en agneaux bien intentionnés qui menacent l’autonomie de l’art. La menace la plus grave consiste à juger l’art en fonction du comportement moral de l’artiste. À l’occasion d’une exposition à la National Gallery, le New York Times s’est demandé s’il est opportun de montrer les toiles de Paul Gauguin, vu qu’il s’agit d’un “colonialiste pédophile”. Si l’on adopte ce point de vue, les portraits polynésiens du peintre français ne constitueraient que l’aveu d’une série de relations qu’il aurait eues avec des adolescentes de treize à quatorze ans.
Mais alors, que devons nous faire ? Refonder l’esthétique occidentale sur la base de la bonne conduite ? En nous fondant sur ce critère, nouveau et totalement original, on créerait d’intéressants courts-circuits. Oscar Wilde, par exemple, en tant qu’homosexuel, jouirait de la sympathie des progressistes, mais en tant qu’amant d’un mineur (lord Alfred Douglas, Bosie pour les amis) il serait jugé en comparution immédiate. On fait quoi ? On le renvoie, à titre posthume, dans la prison de Reading, en semi liberté ?
Les artistes ne sont pas tenus d’avoir une morale irréprochable (ni un casier judiciaire vierge) pour la simple raison qu’ils produisent du beau. Le Caravage n’était-il pas un assassin ? Poe un incestueux ? Maupassant un misogyne ? Disney un sympathisant des nazis ? Lewis Carrol un pédophile ? Pound et Céline deux antisémites ? Burroughs le meurtrier de sa femme ? Pasolini un pédéraste ? Je ne parle pas des drogués (ni des actuels condamnés par le tribunal populaire comme Woody Allen et Roman Polanski) car, dans ce cas, on devrait éliminer séance tenante l’art mondial tout entier.
Le problème concerne l’identité. Celle d’un artiste ne réside pas dans sa vie, mais dans son œuvre, et uniquement dans celle-ci. Au fond, que savons-nous d’Homère ? Nous savons qu’il est le fondateur de l’épopée classique, et cela nous suffit. Son nom est une série de phonèmes et de graphèmes totalement arbitraires. B. Traven – écrivain tout aussi mystérieux, qui publia sa vie durant sous divers pseudonymes – tourne en dérision le concept de l’importance de l’auteur en appelant Pguwlkschrj Rnfajbzxquy l’artiste au centre d’une de ses nouvelles.
Mais la chasse aux sorcières ne s’arrête pas là, et outre la biographie d’un l’auteur, la censure s’acharne aussi sur les œuvres qui ne sont pas conformes à l’air du temps, au politiquement correct. Les commissaires de l’exposition de la Manchester Art Gallery refusèrent la peinture Hylas et les Nymphes du préraphaélite John William Waterhouse, car il était en odeur de “sexisme”.
C’est un sujet qui me touche de près. L’accueil réservé à Obsession d’automne en Italie a été entaché d’une certaine dérive moraliste. Le roman a été attaqué parce que le personnage principal a un comportement moral ambigu. Comment faire comprendre que la déviation par rapport à la norme n’est pas seulement un puissant facteur narratif (sans conflit, il n’y a pas d’histoire), mais représente aussi le sens ultime de l’expérience littéraire ? La littérature se construit en tant qu’hypothèse sur la réalité, en tant qu’exploration de tous les territoires de l’humain. Si on nous enlevait cette possibilité d’expérimentation, il ne nous resterait que des récits exemplaires et triviaux.
Il y a seulement quelques années, il aurait été impensable d’attaquer un roman parce que son héros était négatif. Je pense à Macbeth de Shakespeare, critiqué pour excès de cruauté. Le personnage est mauvais, donc le roman n’est pas bon, il n’est pas convaincant et l’auteur mérite d’être réprimandé, voire d’être mis au pilori. Mais à la différence de tous les autres discours existants – sociaux, politiques, économiques, religieux – le territoire de l’art est fait de questions et non de réponses. La véritable amoralité de l’œuvre serait d’avoir une morale univoque, rigide, définitive. Ce gâtisme généralisé est né d’une affaire de harcèlement. Eh bien, ne harcelez pas l’art !
Luca Ricci
Luca Ricci est né à Pise en 1974 et vit actuellement à Rome. Depuis une vingtaine d’années, il est l’un des plus brillants auteurs de nouvelles italiens. Il donne également des cours d’écriture créative. Obsession d’automne (Actes Sud) est son premier roman.
(Logo: Portrait de Louis-Ferdinand Céline, une tableau de Thierry Ehrmann)
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