Lorenzo Damiani, né en Lombardie en 1972, est un créateur qui a fait son chemin dans le monde du grand design italien. Il a mis en acte un dispositif de création des plus intéressants s’en tenant essentiellement au principe de l’utilité et non seulement à celui de l’esthétique et de la beauté des formes. Comme d’autres stars du design italien d’avant-garde, il s’intéresse au développement durable et à l’écologie, utilisant des matières nobles, plus proches de la nature.
Lorenzo Damiani s’inscrit dans un mouvement du design contemporain qui cherche avant tout à améliorer la vie des usagers. Il y apporte la sensibilité et le poids d’une tradition italienne d’élégance et de finesse particulières.
En 2009, à l’occasion de son exposition personnelle «Ma dove sono finiti gli inventori?» (Mais où sont passés les inventeurs?), présentée lors de la Triennale Design Museum de Milan, il affiche son identité :
«Le monde contemporain est prisonnier des formes opaques. Le designer en est le grand prêtre, celui qui contrôle les détails infimes pour choisir des objets “prophétiques” dans le catalogue du déjà-dit… En réponse à cette attitude formaliste qui se vide de sens et qui est autoréférentielle, il y a l’inventeur d’antan».
Ainsi Damiani devient cet “inventeur” contemporain, l’alchimiste des formes, le lecteur enchanté du banal, le fin observateur des écarts, des objets abandonnés, des rebuts de la mémoire; l’habitant de l’inframonde, le créateur: «Celui qui relie le mythe à une quotidienneté un peu fantasque et les vraies inventions à du bricolage raffiné».
Effectivement, Lorenzo Damiani est une sorte de Géo Trouve-tout qui se promène dans le monde avec Filament, l’ampoule magique. Il est devenu célèbre grâce à une invention lumineuse : la lampe Packlight (Prix Osram Nouvelle écologie de la lumière, 1996), une Osram portative, dans son packaging, éclairant le monde de son sens de l’humour, de l’ironie et de la joie des enfants prodiges et bricoleurs. A propos de cet objet, il nous dit :
« … J’ai voulu offrir aux usagers la possibilité de choisir le destin de ce packaging, de le jeter dans les poubelles ou de le réutiliser transformé en appareil lumineux (d’éclairage)? C’est ce choix des acheteurs qui compte le plus».
Nous sommes alors dans les années 1990, lorsque Damiani obtient le prix «Compasso d’oro Giovani» des mains du maître Achille Castiglioni, lequel apprécie la capacité du jeune créateur à façonner différemment le monde, à réinventer, à donner d’autres possibilités aux objets, y compris aux plus insignifiants. Avec le souci, déjà à cette époque, d’économiser, de recycler et de réfléchir aux problèmes de l’environnement.
En 2012, Damiani présente dans le «Studio Museo Achille Castiglioni» 27 projets conçus depuis 1995, l’année de ses premiers pas de designer. A cette occasion, l’anticonformisme du jeune créateur touche à son acmé dans une exposition intitulée «Senza stile» . Il semble nous dire alors: je suis moi, je désavoue l’ostentation, l’abondance, la redondance, la signature manifeste; j’ose travailler mes «petites idées modestes» en autoproduction et en édition limitée – le tout en compagnonnage avec des artisans créateurs–; et je m’occupe des matériaux dont personne ne veut plus. On trouvera, parmi d’autres, des conglomérats de bois, des panneaux de particules qu’il transforme en boîtes, en vases, la collection «Truciolari».
A ce propos, écoutons Damiani :
«Cette collection a été réalisée en utilisant des panneaux de particules collés et modelés au tour ou avec des fraiseuses commandées par ordinateur. L’idée vient de la volonté d’utiliser un mi-ouvré considéré comme “pauvre”, rendu noble par les vernis ou le façonnage. Ce bois de trituration vient des peupliers à courte rotation; ainsi rien ne se perd et tout se transforme en respectant l’environnement naturel. Le résultat est une série d’objets doux, précieux à la vue et au toucher».
Côté design (dessin), les formes de ces objets évoquent celles de Keith Haring (sans les couleurs) et le contenu, festif, amusant, joliment rétro, poétique toujours, des objets esquissés dans les bandes dessinées américaines des années 1980.
Ainsi, Lorenzo Damiani, ce Monsieur “sans style”, présente l’aspirateur Airpouf (Campeggi, 2005) qui, tout rond qu’il est, peut passer pour le gentil robot du film La Guerre des étoiles mais, de surcroît, aspire la poussière et envoie en l’air une petite boule colorée qui vous accompagne durant la fastidieuse besogne; en cas de fatigue, vous pouvez bien sûr vous asseoir dessus…
Ou le robinet «Only One» (IB Rubinetterie, 2006) qui combine en une forme unique le robinet et le mélangeur. Suivra la collection «Fold» où le robinet est plié pour économiser l’eau.
Diplômé en architecture à l’école Polytechnique de Milan, Damiani devient designer, il obtient plusieurs prix en Italie et à l’étranger, expose au Chicago Athenaeum (2001-2007), organise deux expositions personnelles – «Il doppio senso delle cose» (Le double sens des choses) à Milan – Fiera – en 2003 et «In-Coerenza» à la Galerie Otto de Bologne, en 2004.
Damiani est très courtisé par les firmes les plus prestigieuses. Campeggi, Cappellini, Montina, Caimi Brevetti, Abet laminati, Luce di Carrara, Coop, Illy caffè, IB Rubinetterie, Osram etc. se disputent ses créations. Sur 100 projets, le jeune designer en a mis en production environ un quart. Cette année, il participe au Salon du Meuble de Milan avec 18 projets dont une bonne partie inédits.
Discret, réservé, farouchement anticonsumériste, loin du monde médiatique et fort critique envers les discussions sur la crise et celle du design, il nous explique que :
«La crise, ça suffit ! Je pense que de cette contingence on peut tirer profit et innover, inventer, fouiller dans l’impossible pour réinventer le monde sans le détruire».
Le surprenant inventeur a réussi son pari. Car il a plié le marbre. La crise des marbriers lui a permis de travailler ce noble matériau, souvent gaspillé et non durable, avec la firme Pusterla Marmi pour “mincir” les dalles de marbre, les rendre souples, flexibles au point d’en faire des tables, des tabourets avec un support en fibre de verre.
Mais Damiani est aussi un interprète des tendances de l’art contemporain qui se veut sensible aux problématiques sociales, de protection de l’environnement et de la crise de notre planète menacée. Privilégiant l’expression plastique par rapport au design, sous le signe du sens et non seulement de l’utile, il a créé l’Earth Overshoot Day Collection.
L’artiste s’est inspiré de l’Earth Overshoot Day, calculé par le Global Footprint Network. Le «Jour de dépassement de la Terre», date de l’année où, théoriquement, les ressources renouvelables que la planète génère pour cette même année seraient consommées. Au-delà de cette date, l’humanité puise dans les réserves naturelles de la terre d’une façon non réversible, si bien qu’à terme la raréfaction des ressources condamnera l’humanité à les rationner et donc à entrer en décroissance. Nous sommes en train de frôler la catastrophe et Damiani a pensé enregistrer cette évolution meurtrière avec une série de vases en bois exposés en avril 2015 au musée Poldi Pezzoli de Milan lors de l’exposition Inventario. Design e geografia.
En utilisant les rebuts de l’essence parfumée du cèdre du Liban qu’on a soumis au tranchage, Damiani a réalisé ces vases d’une hauteur de 365 millimètres. Chaque millimètre correspond à un jour de l’année. Par conséquent, pour les années qu’il a décidé de représenter – 1986, le départ et à suivre tous les dix ans – il a pris en considération la date définie par l’association et il a creusé- en suivant la technique des bas-reliefs de l’ancien Egypte – la matière des terres émergées sculptées manuellement sur les surfaces. Par conséquent ce qu’on voit sur chaque vase est, en progression, ce qui manque des 365 millimètres, c’est à dire la mesure équivalente aux jours dans lesquels la planète entre «en réserve». Ainsi chaque vase permet de visualiser le comportement irresponsable des hommes qui finiront par épuiser les ressources naturelles de la planète.. Ces créations sont un élégant témoignage de l’engament citoyen de l’artiste et de sa maîtrise des matériaux et des techniques même les plus difficiles et les plus désuètes.
Effacer les bas-reliefs qui ornent ces «urnes funéraires» de rare beauté, c’est le signe de la dénégation de l’artiste face aux contradictions de la société contemporaine. En ce sens, Damiani produit des objets parfois usuels qui sont des intermédiaires entre lui et le monde, conçus comme des messages et des mémoires. Ses œuvres sont réalisées en détournant leur sens ou en cherchant leur sens caché, à partir du banal, avec ironie et intelligence mais surtout avec élégance. L’élégance et la légèreté dont parlait Italo Calvino (Légèreté dans Leçons américaines, 1989), celle de l’intelligence libre, qui crée les formes en leur donnant une autre vie, une autre chance.
Ainsi le jeune créateur surprend et enchante, tout en donnant une visibilité aux «obstacles» (latin pour objets) qui nous sont proches, qui font partie de notre temps mais que nous reléguons – comme les jouets de l’enfance – dans un lieu de mémoire ou parmi les objets souvenirs, ou que nous éliminons de notre vie. Au sein de ce processus d’écart, d’éloignement, le designer intervient et transforme, enrichit, rehausse la banalité vers la beauté, avec nonchalance et élégance.
Maria G. Vitali-Volant
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