La grande peste de 1656 à Naples, un récit d’Antonella Cilento

L’Histoire comme piqure de rappel… 

Un « médecin de la peste » d’après une incision de Paul Furst (1608-1666) avec manteau ciré, masque, protections oculaires, et d’après les textes, gants et plantes aromatiques pour éloigner le fléau.

En janvier 1656, quand la peste arriva dans le vice-royaume de Naples, la maladie circulait en Europe depuis des décennies et les Espagnols en savaient quelque chose, vu qu’en 1648, elle avait frappé Valence, apportée par des navires africains chargés de peaux, passant à Séville, puis à Cadix, avant d’atteindre Barcelone et la Provence. Elle avait duré deux ans et tué environ deux cent mille personnes. Avec la flotte espagnole, elle était arrivée en Amérique et, de la Provence, à Majorque puis en Sardaigne où elle sévissait depuis cinq ans. Et donc, dès 1624, la Deputazione della Salute de Naples avait promulgué des ordonnances pour une surveillance plus sévère des marchandises venant par voie de mer. Depuis trente-deux ans, on s’était préparés à une possible arrivée de l’épidémie. Le confinement imposé à la Sardaigne était une mesure prise par tous les gouvernements européens, mais comme l’Espagne avait un contentieux avec Mantoue, une conséquence de la terrifiante guerre de Trente Ans (environ vingt millions de morts), pour poursuivre la guerre en Lombardie, elle avait besoin que les soldats espagnols transitent par la Sardaigne, puis par Naples, avant-poste du Roi Catholique en Italie.

Quand Giuseppe Bozzuto, médecin de l’hôpital de l’Annunziata, à Naples, déclara, à la mi-janvier, que deux soldats débarqués d’un navire espagnol venu de Sardaigne, hospitalisés parce qu’ils avaient la fièvre, étaient contaminés, la nouvelle se répandit rapidement, et elle n’était pas totalement inattendue au Palais Royal.

De Micco Spadaro (1609/10-1675) – Largo Mercatello durant la peste de 1656 à Naples

Le vice-roi, Garcìa de Avellaneda y Haro, comte de Castrillo, en accord avec les médecins et les chirurgiens, prit une décision que les gouvernements choisissent souvent (comme la Chine face au COVID) : la peste n’était pas sûre, mais la guerre l’était. Bozzutto et les deux marins furent enfermés à l’hôpital de l’Annunziata et y moururent dans le silence le plus total : les paiements enregistrés par les banques napolitaines signalent la fin du salaire de Bozzutto, de même que, durant les mois suivants, elles signaleront la fin des salaires de milliers de personnes : médecins, barbiers, juges, capitaines, artisans, à la suite de leur décès.

Mais le fléau n’obéissait pas au vice-roi et il se propagea, sans doute à cause des objets personnels des morts, que personne ne brûla. Et l’alarme officielle ne fut lancée qu’en mai.

Au fur et à mesure que l’épidémie galopait (et nous ne parlons pas d’une contagion faible et lente, car Naples comptait alors 750 000 habitants et cet été-là, 450 000 moururent, les deux tiers de la population, avec des pics estimés à 20 000 morts par jour), le bruit courut que la peste avait été apportée par les Espagnols pour se venger car neuf ans auparavant, en 1647, la ville avait osé se révolter contre leur domination: comme par hasard, Bozzutto et les premiers infectés habitaient tous  entre le vico[1] Pero et la piazza Mercato, tout près de la maison de Masaniello[2], sur les lieux de la révolution.

De Carlo Coppola, Piazza Mercato à Naples durant la grande peste (détail)

La peste, disait-on – et la propagande religieuse renforça la rumeur – punit les séditieux: Naples avait gravement péché en se révoltant contre le Roi très Catholique et contre le pape, et maintenant, elle devait expier.
Sous ce prétexte (et il y en avait d’autres) l’épidémie ne fut déclarée qu’en mai, et l’on constitua en toute hâte une Deputazione della Salute chargée de publier des bans en rafale pour annoncer les mesures adoptées : à Naples, les hôpitaux ne manquaient pas et, à l’instar de ce qui s’est produit chez nous ces derniers mois, on dégagea des sommes importantes pour aménager de toute urgence des lazarets : san Gennaro dei Poveri, dans le quartier Sanità, Chiuppino à Nisida[3] et plusieurs autres, dans la ville même, ou extra muros.
On dépensa beaucoup d’argent pour embaucher du personnel, rassembler des meubles, brûler des marchandises venues de la mer, jeter au large des cargaisons de morue séchée, élever des prières et publier des encycliques.

Celui qui pratiqua des autopsies aux Incurabili, Marco Aurelio Severino, chirurgien âgé et très connu, et son assistant, Felice Martorella, affirmèrent que la peste était extrêmement dangereuse – tiens donc ? –, que les familles devaient rester enfermées chez elles, qu’il fallait brûler des plantes aromatiques dans les rues, et tuer les animaux de basse-cour.
On tua des poules, des chiens, des chats : personne ne pensa aux rats. On tua aussi tous les cochons dédiés à saint Antoine Abbé, aussi sacrés que les vaches en Inde, et qui circulaient librement dans les rues.

Un tableau de Mattia Preti (1613-1699)

On fit de grandes processions, à la barbe de la distanciation recommandée, pour demander de l’aide à saint François Saverio, à saint Janvier, à saint Roch, à saint Gaétan de Thiene, car avec les Jésuites, les Théatins étaient l’ordre le plus puissant de Naples et de toute l’Italie.

Le vice-roi se souvint aussi de la prophétie de sœur Orsola Benincasa, morte en 1618 : si l’on ne construisait pas un monastère pour ses religieuses, un grand malheur frapperait Naples. Et donc, il rassembla lui-même des paniers remplis de terre[4] pour les apporter sur la colline de San Martino, suivi par une foule de Napolitains qui transportaient, diffusant ainsi la maladie, du bois, des pierres à bâtir, des outils. Après quoi, les Napolitains restèrent sur place pour construire le monastère, se contaminant impitoyablement les uns les autres, pendant que le vice-roi faisait installer une vitre en cristal dans la salle de réception du palais et recevait, assis derrière cette barrière de protection.

Pour se protéger de la peste, que l’on croyait véhiculée par les airs, par la respiration, certains utilisaient des éventails, d’autres avaient toujours la bouche pleine de nourriture, d’autres encore avalaient des poudres coûteuses ou portaient des amulettes. Mais les rues se remplissaient de cadavres en putréfaction, car il n’y avait plus de place dans les cimetières, et on les transportait dans les grottes des Sportiglioni (les chauves-souris) – décidément, l’Histoire se répète -, sur la colline du Lotrecco, c’est-à-dire Poggioreale.

Les fossoyeurs qui, une clochette à la cheville, venaient ramasser les cadavres, emportaient aussi, fréquemment, les vivants à l’agonie, les prenant pour des morts. Les cadavres des Napolitains furent enterrés ou emmurés là où on le pouvait : avec de la chaux vive, on ferma des fosses communes à Largo Carità, sous la via Toledo et au port. Des fosses sur lesquelles était inscrit “Tempore pestis 1656 : non aperiatur” furent mises au jour, entre des habitations, pendant tout le XIXème siècle, et jusqu’au XXème siècle.

Mai, juin, juillet 1656 : selon les sources du XIXème siècle, sur 673 000 habitants, 460 000 moururent. Parmi les religieux, 176 Jésuites, mais dans les monastères de la ville, tous moururent : 300 à la Pietà dei Turchini, 400 femmes aux Scorziate, aux Papparelle et aux Cappuccinelle, 400 aux Incurabili, et aux Convertine encore 400. Sur 3000 détenus, 2800 moururent ainsi que 555O nobles, 340 marchands, 2000 artisans, 400 médecins, 600 chirurgiens, 330 pharmaciens, 2600 barbiers et phlébotomistes, 220 peintres, 890 sculpteurs et graveurs, 1400 imprimeurs et libraires, 1930 orfèvres, 2990 tisserands de soie. Et ces chiffres concernent les circonscriptions de San Gennarello all’Olmo, Speziaria antica, le Port, Santo Spirito di Palazzo, Loggia, Rua Catalana, Rua Toscana et Salice ; et je ne parle pas du reste de la ville, ni des lazzari, des pêcheurs, des marchands de fruits et légumes, des gens du peuple.

La peste. Personnages en cire de Gaetano Giulio Zummo

Pendant que l’on mourait, qui sans crier gare, qui dans la fièvre, les vomissements, les bubons ; pendant que quelques médecins continuaient à visiter les malades, à inciser les bubons, à prescrire le vomissement et que ceux qui enterraient les morts se faisaient rares ; pendant que la ville était un énorme lazaret à ciel ouvert, comme la peignit en plongée l’un des rares artistes survivants, Micco Spadaro, occupé à réaliser les fresques de la Chartreuse de San-Martino, on arriva au 14 août, et il se mit à pleuvoir.
Une pluie comme on n’en avait jamais vu, qui extirpa du Chiavicone, le canal souterrain qui suit la via Toledo, les restes humains et les éparpilla de nouveau dans les rues, provoquant aussi l’effondrement de plusieurs palais, y compris le Palazzo Buono (bâtiment correspondant à l’ancienne Rinascente, le grand magasin bien connu). Et l’épidémie s’arrêta.
Ou plutôt, elle s’éteignit, avec de brèves recrudescences en automne et en hiver mais entretemps, elle se répandit dans toute la Campanie, les Pouilles, la Lucanie, arriva à Rome (plus de 15 000 morts) mais épargna la Calabre.

Micco Spadaro – Action de grâce et prières pour que cesse la peste – Museo di San Martino a Napoli – Wikipedia

Les Espagnols perdraient la perle du vice-royaume à la fin du siècle, et Masaniello et la peste donnèrent un coup de main aux nouvelles puissances européennes qui s’empareraient du très catholique royaume.

Les siècles passent, mais il y a toujours un gouvernement qui, mine de rien, pense à la guerre ou à l’argent, il y a toujours des médecins qui entourent les vice-rois du moment et d’autres médecins qui meurent pour aider autrui, des religieux qui volent en profitant du désordre et des religieux qui rendent service dans les hôpitaux et qui en meurent. On pense toujours à la raison d’État et à la politique plus qu’aux individus. Et même si la science, que le XVIIème siècle a tant célébrée, a fait de tels progrès qu’on la confond parfois, aujourd’hui, avec une religion, dans les situations d’urgence on reste séparés, on évite le contact, on garde les distances. Les mesures ne changent pas, pas plus que les hommes : l’Histoire comme piqure de rappel.

Antonella Cilento
(Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli)

Antonella Cilento vit à Naples. Elle est l’auteur de plusieurs romans, entre autres Lisario ou le plaisir infini des femmes (Actes Sud, 2016, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli -voir critique Altritaliani- finaliste au prix Strega 2014, prix Boccaccio 2014). Elle a également participé à l’anthologie sur le “délit d’hospitalité”, Ce qu’ils font est juste (Don Quichotte 2017) avec la nouvelle intitulée La vérité est un mystère. En 1993, elle a créé La Lineascritta, où elle anime régulièrement des ateliers d’écriture, à Naples et dans d’autres villes d’Italie.

Antonella Cilento© 2018 Giliola CHISTE

[1] Ruelle, en napolitain.

[2] Tomaso Aniello d’Amalfi, dit “Masaniello” (1620-1647). Issu du peuple, il est à l’origine de l’insurrection contre la vice-royauté espagnole, qui aboutit à une éphémère République Napolitaine.

[3] Une des îles Phlégréennes.

[4] Il accomplit ainsi un geste symbolique en apportant de la terre qui devait servir pour les fondations et la fabrication de briques : c’est un peu comme aujourd’hui, lorsqu’on pose la première pierre d’un édifice…

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Marguerite Pozzoli
Marguerite Pozzoli est née en Italie. Agrégée de Lettres modernes, elle a traduit une centaine de titres. Elle a dirigé pendant quelques années la collection “Lettres italiennes” pour les éditions Actes Sud. Parmi les auteurs traduits : P. P. Pasolini, A. M. Ortese, Roberto Saviano, Maurizio Maggiani, Giorgio Pressburger, Stefano Benni, Luigi Guarnieri, Valerio Magrelli, Marta Morazzoni... Membre d’ATLF, elle a siégé à la commission Littératures étrangères du CNL. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction, occasions rêvées de faire toucher du doigt les dilemmes du traducteur, et découvrir, in fine, que le texte met à mal toutes les théories préétablies.

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