Avec quelles compétences professionnelles les femmes italiennes s’insérèrent-elles massivement dans les flux migratoires ? Dans cet article d’“Odyssée italienne en France” nous examinerons le lien entre région d’origine et activité professionnelle de ces immigrées et nous focaliserons plus particulièrement sur le métier de nourrice, sur les critiques qui s’y rattachèrent et les répercussions sociales qui s’en suivirent dans certaines régions défavorisées du “Bel Paese”.
Versione in lingua italiana dello stesso articolo
Sources : Immigrazione italiana delle donne in Francia [Immigration italienne des femmes en France] de Sonia Salsi pour la revue Dialoghi mediterranei [Dialogues méditerranéens] (n° 22, novembre 2016) et des documents des Archives Paolo Cresci (Lucques – Italie).
Le métier de nourrice : source d’émancipation féminine
Même si l’Histoire atteste que les hommes ont indéniablement joué un rôle de premier plan au sein du processus migratoire, au début du XIXe siècle, les femmes qui appartenaient (tout comme les hommes) aux milieux les plus défavorisés de la société italienne, se libérèrent du devoir de s’occuper des enfants et des aïeux pour prendre part elles aussi aux flux migratoires en provenance du Nord comme du Sud de l’Italie. De telles initiatives ont d’ailleurs été confirmées par des actes notariés de transactions datant de la fin du XIXe siècle qui témoignent de l’émergence progressive d’une présence féminine. L’émigration a représenté pour les femmes un facteur d’émancipation sociale qui les a amenées à acquérir non seulement une indépendance financière mais également une certaine liberté et de nouveaux droits au sein du couple, atténuant ainsi leur assujettissement à l’égard de leur partenaire. La plupart d’entre elles émigrèrent toutefois avec leurs enfants dans le cadre d’un regroupement familial (légalement ou clandestinement) ou en se joignant à de petits groupes qui se formèrent sous l’égide d’organisations humanitaires comme celle de la Croix Rouge.
Principales zones de provenance des femmes
La ville de Turin, en 1947, fut le principal carrefour de l’émigration italienne légale en France en raison de la présence de l’Office national d’immigration, en charge de l’insertion professionnelle des migrants. En général, les femmes originaires du Piémont et de la Lombardie postulaient en tant que personnel de service, ouvrières agricoles saisonnières, vendeuses ambulantes ou gouvernantes ; celles qui provenaient des Alpes (et toujours du Piémont) recherchaient plutôt des emplois de repasseuses, blanchisseuses et serveuses. Les activités les plus répandues et qualifiées étaient liées à la production textile et le recrutement se faisait en Vénétie, en Emilie, en Calabre et en Sicile ; les femmes originaires de la Toscane, de l’Ombrie, de la Vénétie, du Latium et de la Calabre étaient davantage reconnues pour leurs compétences en matière culinaire.
L’émigration clandestine s’est malgré tout poursuivie et a surtout concerné des femmes voulant exercer le métier de nourrice et qui venaient du Latium, du Piémont, de la Toscane, de la Vénétie et du Frioul (des régions caractérisées par une forte émigration saisonnière masculine).
Le métier de nourrice
Les nourrices en France étaient très bien rémunérées : on estimait que leur travail était respectable et il était même reconnu par l’Etat français qui considérait que ces femmes apportaient une contribution non négligeable à la hausse du taux démographique. En général, elles gagnaient beaucoup plus qu’un ouvrier et en plus, elles étaient logées et nourries par la famille, bénéficiaient d’une garde-robe conséquente de linge élégant et aussi d’accessoires tels que des bijoux de corail rouge, marqueurs esthétiques servant à identifier leur rôle dans la société. Etant donné qu’à l’époque les femmes mettaient en général au monde plus de deux enfants, leur activité de nourrice pouvait durer plusieurs années selon la même procédure incontournable : à l’issue de chaque cycle d’allaitement, la femme faisait venir à elle son mari, retombait enceinte, et devait confier ses propres enfants aux grands-parents ou à des familles de substitution temporaire. C’étaient de riches familles françaises (des nobles et notables locaux) ou bien des institutions caritatives ou des pouponnières qui pouvaient faire appel à leurs services.
Une profession sujette aux critiques en Italie
Une telle profession – pour des raisons en partie liées à son potentiel d’émancipation féminine et à de réels problèmes de santé involontairement causés à des enfants élevés en Italie sans lait maternel – engendra de nombreuses critiques surtout en Garfagnana (zone comprise entre les Alpes apuanes et l’Apennin tosco-émilien) qui, pendant quelques décennies, a été soumise à ce type d’émigration entièrement conjuguée au féminin. L’article de journal qui suit (tiré des Archives Cresci de Lucques sur l’émigration italienne dans le monde) confirme sans ambiguïté l’ampleur et l’importance du phénomène, tout en le dénonçant publiquement. Le texte auquel je me réfère est intitulé Le balie e il Giubileo [Les nourrices et le Jubilé] et fut publié dans l’hebdomadaire « La Garfagnana » le 19 septembre 1901. Quelques passages parmi les plus significatifs sont ici retranscrits afin d’informer le lecteur sur le contexte socio-culturel dans lequel la polémique a éclaté.
Il nous semble opportun aujourd’hui de revenir à la charge, parce qu’en cette période de Jubilé, un fort élan de charité chrétienne semble vouloir reconquérir les cœurs insensibles ou indifférents au respect des devoirs qui fondent la règle de conduite de tout bon chrétien.
Il est inutile en effet d’utiliser pour s’adresser aux gens du peuple le langage de la science et du cœur, surtout quand ils font montre de ne point l’entendre : il est vain d’énumérer inlassablement les conséquences physiques que peuvent subir les pauvres enfants qui sont cruellement privés de l’aliment maternel – indispensable pourtant à leur développement physiologique – si les personnes qui doivent vous écouter font la sourde oreille ou semblent se moquer de votre conseil, pour elles trop doctrinal ou élaboré.
Les paysans ne croient qu’à leurs vieux proverbes transmis fidèlement de père en fils ; mais ils s’abstiennent bien de se fier à “toutes les bizarreries que la science a inventées au détriment de l’humanité.”
Expliquez à ces gens, de la plus simple et intelligible des manières, que le lait dans sa rareté voire son manque total ne peut pas être substitué efficacement par de simples biberons, des bouillies ou toutes autres cochonneries qui détraquent les petits estomacs fragiles de tous ces malheureux déshérités que l’on abandonne de façon si lamentable et désinvolte aux mains de personnes vénales.
Epoumonez-vous en leur criant que le rachitisme, la scrofule [NDT – infection de la peau et des muqueuses ou inflammation des ganglions et des articulations (d’apr. Méd. Biol. t. 3 1972).], les dyspepsies infantiles [NDT – troubles fonctionnels de la digestion] emportent facilement ces petits êtres, ce qui génère un taux de mortalité infantile effrayant. […] J’ai dit que l’on ne peut même pas essayer, avec quelque espoir de réussite, d’attendrir le cœur de ces mères indignes et de ces pères qui exploitent la santé et la vie de leurs chers et tendres bambins ; mais j’ai dit aussi que le profit matériel rend aveugle, étouffe tout bon sentiment et empêche l’homme ignorant de percevoir exactement quels sont ses devoirs de père, de mari, de fils. […] Cela fait plusieurs années que nous battons le fer sur cette enclume, mais nous devons reconnaître à notre grand regret que le fer que nous avons sous la main n’est pas du tout malléable et apparemment quasiment insensible à l’effet de la chaleur.
On disait: c’est la misère qui pousse tant de pauvres mères à abandonner leur progéniture.
Cet argument était en partie vrai ; mais à l’heure actuelle ce trafic indécent se poursuit par habitude et aussi parce que ces mères trouvent en France davantage de quoi nourrir leurs appétits par rapport à ce que leur offre la table du métayer ou du paysan. De plus, les maris admettent sans s’en offusquer certains choix équivoques et une certaine fébrilité qui cache un fort sentiment de culpabilité lié au fait de tarifer au mois la maternité et s’ils ne s’en offusquent guère, c’est que cette connivence leur rapporte un revenu mensuel […].
Quelle ignoble dégradation du sens moral, quel odieux abandon de la plus noble, de la plus précieuse, de la plus grande des missions qu’est celle que la nature et la société confient à une mère. […]
Malheureusement, cette vague d’immoralité croissante, qui est le plus honteux des fléaux qui frappe la Garfagnana, ne semble pas vouloir décroître bien que les autorités politiques et judiciaires aient adhéré, dans un élan tout à fait louable, à cette campagne que nous avons engagée et que nous continuons de mener, confiants et pleins de bonne volonté.
Le journaliste poursuit en décrivant des nourrices physiquement hideuses : de « pauvres filles » ou « plus généralement de vieilles filles grincheuses », démunies et incapables d’élever deux enfants (l’un à elles, l’autre non) pour « dix ou quinze francs par jour ». Le Jubilé est donc pour l’auteur l’occasion d’attirer l’attention moralisatrice des prêtres, en leur demandant d’accorder à la Garfagnana le pardon pour le péché commis.
Pour conclure…
S’il est sans doute vrai que la santé des enfants italiens privés du lait de leur mère en a été affectée, il est pratiquement impossible d’imaginer une nourrice de la Garfagnana sous les traits d’une femme « vieille, laide, édentée, très pauvre » et par-dessus le marché «incompétente» ; tout d’abord pour des raisons liées à l’horloge biologique (à partir d’une certaine limite d’âge, une femme ne peut plus concevoir) et ensuite parce que cette activité exigeait, comme on le sait, une tenue élégante et correcte (on parle d’un véritable « trousseau de nourrice » avec tout le linge nécessaire) ainsi qu’un excellent état de santé. Par conséquent, s’il est absolument improbable que le métier de nourrice ait concerné le genre de femmes décrit dans l’article (les photographies de l’époque représentant des nourrices avec des enfants en témoignent), il est tout à fait vraisemblable qu’à cette époque-là, dans une Italie imprégnée de préceptes catholiques, une telle profession ait été moralement et socialement « condamnée », qu’elle ait touché les couches les plus pauvres de la population et provoqué dans certaines régions une baisse du taux démographique.
Giulia Del Grande
(Texte traduit de l’italien par Christel Sabathier)
Lien intéressant:
FONDAZIONE E MUSEO PAOLO CRESCI PER LA STORIA DELL’EMIGRAZIONE ITALIANA, DI LUCCA