Dossier célèbres affaires criminelles italiennes /n°3.
En 1971, un enlèvement d’enfant, celui de Milena Sutter à Gênes, a mis en émoi l’Italie. L’issue en fut tragique et conserve, un demi-siècle après, bien des aspects mystérieux. Ce fait divers a marqué l’histoire d’une époque, celle du début des années de plomb et continue à faire parler de lui. Comment un inexcusable criminel peut-il encore trouver des personnes pour le défendre, se demande Bernard Hautecloque, un des meilleurs spécialistes français de l’histoire criminelle, italophone et italophile? Voici sa 3e enquête proposée aux lecteurs Altritaliani. Pour mémoire : Girolimoni, il mostro di Roma et Simonetta Ferrero, il delitto della Cattolica di Milano.
L’enlèvement d’enfant (mais aussi d’adulte) contre rançon est devenu, au moins en Europe, un crime assez rare en ce début du XXI° siècle. Né aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre, cette pratique criminelle s’était répandue dans à peu près tous les pays développés, connaissant son apogée pendant les Trente Glorieuses, surtout à partir de 1960. Mais c’est en Italie qu’il devint un véritable fléau endémique : dans les années 1970, les enlèvements contre rançon y étaient devenus presqu’hebdomadaires. Tellement entrés dans les mœurs que, dans certaines régions du sud (Naples, la Sardaigne) la criminalité organisée en avait fait une source de revenus réguliers. Il est vrai que le code pénal italien était étonnamment indulgent, l’Estorsione con sequestro di persona n’était (à condition que la personne enlevée n’ait pas subi de sévices physiques) puni que de 15 ans de prison, au maximum.
Mais, si on a dénombré au-delà des Alpes, des centaines d’enlèvements crapuleux (dont plusieurs se sont terminés par la mort de la personne enlevée), aucun kidnapping n’est resté, jusqu’à nos jours, aussi tragiquement connu que celui de la petite Milena Sutter, à Gênes, en 1971. La France des années 1970 est restée longtemps traumatisée par l’enlèvement et le meurtre du petit Philippe Bertrand, à Troyes, en 1976, l’Italie le fut, cinq ans plus tôt, par celui de Milena Sutter.
Les Sutter étaient une famille suisse établie à Gênes depuis plusieurs générations. Le père de Milena, Arturo Sutter (1927-2015 ; il avait donc 44 ans à l’époque des faits), dirigeait dans le quartier génois de Sturla, une petite usine chimique de 400 ouvriers, fondée en 1858, fabriquant du cirage et divers produits d’entretien. La mère de Milena, Flora van Glabbeek, était belge, elle aussi issue d’une famille très fortunée. Ce qui faisait des Sutter une des familles les plus riches de Gênes.
Milena, treize ans, était une adolescente très sportive (ski[1], tennis), grande (au point de faire plus que son âge) et pleine de santé. Une bonne élève, une grande fille sympathique qui menait la vie insouciante, et très privilégiée, des adolescentes de la haute bourgeoisie génoise. Elle avait un petit frère, Aldo, qui avait deux ans de moins qu’elle.
Le jeudi 6 mai 1971, vers cinq heures de l’après-midi, Milena, quitta le collège privé où elle était scolarisée, la Scuola svizzera, située en plein centre de Gênes, un peu au nord de la gare de Brignole, pour rentrer chez elle, 3 viale Antonio Mosto, dans le quartier chic d’Albaro. Un trajet d’un peu plus d’un kilomètre, qu’elle effectuait, comme tous les jours, à pied. Ce jour-là, elle était particulièrement pressée, refusa la proposition de ses amies d’aller manger une glace, allant même jusqu’à bousculer l’enseignante Antoinette Müller sur le perron de l’école. C’est que Milena devant prendre ce jour-là une leçon particulière de latin, elle était attendue au domicile de ses parents à 17h 30 et avait donc tout juste le temps de faire le trajet.
Milena, malgré son jeune âge, était quelqu’un de très sérieux. Et, ayant hérité la ponctualité de ses ancêtres suisses, elle n’était jamais en retard. Comme, à 18 heures, elle n’était toujours pas rentrée chez elle, ses parents s’inquiétèrent. Arturo Sutter, qui avait le bras long, s’adressa à la police qui put rapidement déterminer que Milena n’avait, au moins, pas été victime d’un accident. Ce n’était d’ailleurs guère rassurant car l’autre possibilité était qu’on l’avait guettée sur le trajet et kidnappée.
La squadra mobile, qui commençait à avoir une certaine expérience des affaires d’enlèvements, dépêcha au domicile des Sutter deux inspecteurs qui y installèrent une table d’écoute. Le lendemain, le vendredi 7 mai, à 9h 30, les parents, effondrés, reçurent un appel téléphonique trop bref pour pouvoir être tracé. Une voix, manifestement déformée, disait : « Si vous voulez revoir Milena, préparez 50 millions de lires (≈432 000 € en 2022) à remettre dans un massif du Corso Italia à Gênes. Instructions suivront. » Sur ce, sans laisser au père le temps de demander des preuves que Milena était toujours en vie, comme le lui avait conseillé le commissaire Costa, chef de la squadra mobile de Gênes, l’inconnu raccrocha. Arturo Sutter, refusant d’écouter les conseils de la police et du questore, Giuseppe Ribizzi, se rendit à la banque pour retirer la somme exigée, la ramena chez lui et attendit, devant son téléphone, un nouvel appel du kidnappeur. Le samedi 8 mai, il lança, par voie de presse, un appel aux ravisseurs : « Rendez-moi ma fille ! La rançon est là, j’ai demandé à la police de s’en aller. » Le même jour, on retrouva le cartable de Milena, sur un terrain vague où le ravisseur s’en était débarrassé.
Mais les heures, la nuit toute entière, la journée du lendemain, puis encore d’autres passèrent sans que l’inconnu ne se manifeste à nouveau. Les Sutter (dont le numéro figurait dans l’annuaire) reçurent des dizaines d’appels émanant d’escrocs, de sciacalli, désireux d’obtenir de l’argent. Ou pire encore, de malades mentaux qui racontaient n’importe quoi. La France avait d’ailleurs connu un phénomène identique onze ans plus tôt, lors de l’enlèvement du petit Éric Peugeot. Le plus sadique d’entre eux, après avoir exigé d’avoir la mère de Milena au bout du fil, amena sa propre fille au téléphone pour lui faire balbutier : Mam-ma, Mam-ma. Certains de ces malfaisants (mais pas tous) furent identifiés et punis.
La police, comprenant qu’il s’agissait d’une course contre la montre et sachant de triste expérience que plus la séquestration était longue, moindres étaient les chances de retrouver la personne enlevée vivante, ne resta pas inactive. Les camarades de classe de Milena, interrogées, affirmaient avoir remarqué, les deux semaines précédant le kidnapping, un spider Alfa-Roméo rouge vif parqué le long du trottoir, à proximité du collège. Avec, au volant, un jeune homme un peu corpulent, aux longs cheveux et à la moustache châtain clair (entre elles, elles l’avaient surnommé le biondino), qui, fumant cigarette sur cigarette, semblait attendre quelqu’un. Ou guettait la sortie des écoles. Et, dans le quartier Albaro, là où habitait la famille Sutter, d’autres témoins évoquèrent, eux aussi, le même inconnu, attendant au volant de la même Alfa-Roméo rouge vif. Mais personne ne s’était inquiété de sa présence au point de relever le numéro d’immatriculation. Les témoins précisaient, toutefois, que l’Alfa-Roméo était loin d’être neuve, que sa carrosserie et ses pare-chocs étaient passablement cabossés. Un habitant du quartier, lui aussi fumeur invétéré, fournit un autre détail intéressant : il avait remarqué le paquet de cigarettes vide que le biondino avait, avec une désinvolture insolente, jeté sur le trottoir, et le témoin pouvait assurer qu’il ne s’agissait pas de cigarettes italiennes, mais de Gauloises, de fabrication française.
La police, faute de mieux, diffusa ce signalement par voie de presse. Et, justement, un jeune homme vint se présenter, spontanément : il s’agissait d’un certain Lorenzo Bozano. Il possédait une Alfa-Roméo rouge en mauvais état, fumait de deux à trois paquets de Gauloises par jour et son physique correspondait exactement au signalement. Il avait cru se reconnaitre dans le portrait diffusé par la presse et, après avoir pris conseil de plusieurs amis, il affirmait être venu se disculper, assurant qu’il n’avait rien à voir avec l’enlèvement. Un détail, toutefois, ne correspondait pas au signalement : il portait les cheveux courts. Mais on découvrit, justement, qu’il se les était fait tailler, moins d’une heure avant de se rendre au commissariat. Malice cousue de fil blanc pour éviter d’être reconnu ? Bozano affirmait avoir simplement voulu faire bonne impression auprès des policiers en n’ayant pas l’air d’un hippie. En tout cas, ce changement physique n’empêcha pas une trentaine d’élèves de la Scuola svizzera et une dizaine d’habitants du quartier Albaro d’identifier catégoriquement Bozano comme l’inconnu à l’Alfa-Roméo rouge.
Né le 3 octobre 1945, il avait donc 25 ans, ce fannullone d’oro[2] issu de la meilleure bourgeoisie génoise (les armateurs Costa étaient ses cousins), n’avait jamais étudié sérieusement ni travaillé. Renvoyé de toutes les écoles, Bozano n’avait pas d’autre diplôme que la licenza media, l’équivalent du brevet. A la suite de divers petits larcins, il avait déjà effectué plusieurs séjours dans la maison de correction de Gênes-Pontedecimo. Dans la vie, Bozano avait deux passions : son Alfa-Roméo (quelque peu délabrée) qui l’avait, justement, fait repérer. Et la plongée sous-marine, à laquelle il s’adonnait avec passion ; au point d’envisager même d’en faire son métier. Sa mère, Agata, lui faisait régulièrement parvenir de l’argent, ce qui lui permettait de survivre, mais son père, Paolo, et ses quatre frères, avaient rompu tout contact avec lui depuis des années, le considérant comme la brebis galeuse de la famille. Non seulement parce Lorenzo Bozano était un fainéant et un bon à rien, mais surtout parce qu’il s’agissait d’un détraqué sexuel. Dès la préadolescence, ses « pratiques malsaines » avaient poussé ses parents à demander l’aide de médecins et même, en 1965, à s’adresser à la police. A 25 ans, Bozano, incapable d’une relation saine avec une femme, n’avait jamais eu de petite amie. Même les prostituées, qu’il fréquentait assidument, s’avouaient révulsées par ses exigences. Il avait été, d’autre part, pris une dizaine de fois en flagrant délit de voyeurisme, attentat à la pudeur et autres peccadilles du même genre. Chaque fois, l’argent de Maman avait pu arranger les choses et il avait échappé à la condamnation pénale. Mais il n’en était pas moins inscrit dans les fichiers de la Buoncostume (≈ la police des mœurs) de Gênes.
Le 10 mai 1971, Bozano fut longuement interrogé. Il reconnut avoir trainé, avec son Alfa, dans le quartier Albaro, mais parce qu’il y épiait une domestique, Liliana Oneto, dont il était amoureux mais n’osait pas aborder. Par contre il niait, avec la dernière énergie, avoir jamais stationné devant la Scuola svizzera, affirmait même ne pas savoir où elle se trouvait. Où était-il le jeudi 6 mai, en fin d’après-midi, au moment de l’enlèvement de Milena ? Il répondit avoir fait la passeggiata[3] sur la via XX settembre, les Champs-Élysées génois. Il n’avait donc pas d’alibi.
On apprit également qu’il s’était plusieurs fois vanté de pouvoir se procurer 50 millions de lires quand il voudrait ; d’avoir promis à tous ses débiteurs de les rembourser avant la fin du mois de mai ; il avait même entamé des démarches pour acheter une nouvelle voiture. Avec quel argent ?
Encore plus inquiétant : perquisitionnant dans sa cabane de chasse de Sarissola, on y trouva un brouillon où il avait écrit : 9h 30 : demander la rançon Or, c’était précisément à cette heure-ci qu’était arrivée la demande de rançon au domicile des Sutter. Puis : « Enterrer, emmurer, immerger. Si je devais enlever quelqu’un, je prendrais l’argent, puis je la tuerais[4]. » Il affirma qu’il s’agissait d’un projet de roman policier …
En l’absence de preuves et d’aveux, on dut relâcher Lorenzo Bozano, mais en le priant de « ne pas quitter Gênes et de se tenir à la disposition de la Justice. » Il fut discrètement surveillé, dans l’espoir qu’il mènerait la police au lieu où était séquestrée la jeune fille. Sans résultat.
L’atroce incertitude des Sutter prit cruellement fin le 20 mai, jeudi de l’Ascension 1971, soit exactement deux semaines après l’enlèvement. Des pécheurs, depuis leur gozzo[5], repérèrent, à environ 300 mètres au large du quartier de Quarto dei Mille (à même pas un kilomètre, à vol d’oiseau, du domicile des Sutter), un cadavre qui flottait entre deux eaux. Ramené sur la plage, où se pressèrent des dizaines de curieux, le corps fut identifié comme celui de la malheureuse Milena. Son séjour dans l’eau de mer l’avait beaucoup endommagé, mais la jeune fille portait exactement les mêmes vêtements (une chemise à fleurs et un sweat-shirt bleu foncé) que le jour de son kidnapping. Si son pantalon avait disparu, on retrouva sa culotte abaissée, roulée autour de ses chevilles. Avait-elle été violée ? Les médecins légistes, sous la direction du professeur Aldo Franchini, s’avouèrent impuissants à le déterminer, pas plus qu’ils ne purent dire comment, exactement, elle avait été tuée. Seule certitude : en l’absence d’eau dans les poumons, il ne pouvait pas s’agir d’une noyade.
Par contre, les légistes purent affirmer que Milena était morte quelque deux semaines auparavant, probablement le jour même de son enlèvement. Et qu’elle avait d’abord été, provisoirement, enterrée avant d’être exhumée et jetée à la mer, certainement à une courte distance du rivage.
Élément intéressant pour la suite de l’enquête : le corps avait été, insuffisamment, lesté par des poids, du genre de ceux utilisés par les plongeurs. Or, Bozano, dont la plongée sous-marine était la passion, possédait exactement les mêmes poids.
Le soir du 20 mai, vers 22 heures, Lorenzo Bozano fut interpelé au domicile de sa mère. Malgré l’heure tardive, une foule hostile l’attendait devant la questura. Aux cris de Assassino! Per te, ci vuole la pena di morte! Un cordon de carabinier le protégeait. Bozano baissait la tête, comme pour ne pas entendre. Après un premier interrogatoire (il avait refusé de prononcer un mot avant que son avocat, Me Marcellini, ne soit présent), il fut incarcéré dans la prison de Marassi.
Le questore ne craignit pas de déclarer à la presse : «C’est lui». Oubliant quelque peu la présomption d’innocence et cédant à l’émotion, il n’hésitait pas à parler de «preuves accablantes… qui permettront à la ville de Gênes d’être, pour toujours, débarrassée de cet être immonde.»
Mais, malgré les présomptions écrasantes qui l’accablaient, Bozano continuait à se défendre comme un beau diable, jurant ces grands dieux que seules les apparences étaient contre lui. Appuyé par son avocat, il adopta, une fois pour toute cette tactique du bulldozer qui consistait à tout nier en bloc, y compris l’évidence.
La police scientifique ne trouva aucune empreinte digitale de Milena dans la voiture de Bozano ; on trouva, par contre, sur le siège du passager, une énorme tache d’urine. On repéra aussi sur la garniture plusieurs taches de sang, mais trop petites pour pouvoir en analyser le groupe (il n’était pas encore question d’ADN, à cette époque).
Dans sa prison, Bozano, comme toutes les vedettes de l’actualité criminelle, reçut un courrier abondant. La plus grande partie consistait en lettres d’insultes et d’imprécations. Mais on y trouvait aussi des lettres d’inconnus, et surtout d’inconnues, qui s’étaient convaincus de son innocence, l’assuraient de leur soutien, parfois de leur amour. Ce que les psychiatres nomment l’hybristophilie[6] n’est pas une déviation si rare, surtout quand l’affaire criminelle a défrayé la chronique. L’une de ces improbables « fans », une institutrice nommée Eleonora Guerini, alla jusqu’à proposer à Bozano de l’épouser, avant son procès. Et celui-ci accepta.
Le procès se déroula du 7 au 15 mai 1973. L’accusation se voulait sûre d’elle. Mais, en l’absence de confession, même partielle, il subsistait et devait toujours subsister, deux mystères. Premièrement, comment l’enlèvement avait-il eu lieu ? A 17h, début mai, il fait encore grand jour et l’itinéraire entre l’école et le domicile de Milena passait par des rues plutôt passantes. On émit l’hypothèse que Bolzano, payant d’audace, avait proposé à la jeune fille de l’emmener. Et Milena, qui n’était pas timide et était très en retard ce jour-là, aurait accepté. Deuxièmement, quel était exactement le projet initial de Bozano : obtenir une rançon ? Ou abuser d’une fille pour qui ce malade ressentait une pulsion incontrôlable ? L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre. Le procureur émit l’idée, et c’était l’hypothèse la plus vraisemblable, que Bolzano voulait obtenir de l’argent mais, n’ayant prévu aucun local pour séquestrer sa victime, il l’avait tuée (sans doute en l’étouffant) peu après l’avoir enlevée. Comme le démontrait l’état du cadavre, ce maniaque sexuel, incapable de résister à la tentation, avait presque sûrement abusé d’elle avant de la tuer. Ou peut-être même après, avec un détraqué de ce genre, tout était possible.
Mais, dénonça la défense, tout cela n’était que suppositions. Dans la procédure, l’avocat voyait, certes, des indices, mais aucune preuve. Et de dénoncer une instruction conduite uniquement à charge contre Bozano, il est vrai parfait dans le rôle du bouc émissaire. L’avocat reprocha aussi à la police d’avoir négligé la « piste Claudio ». Qui était ce «Claudio» ? Sur ses cahiers scolaires, Milena avait tracé, à plusieurs reprises, l’inscription : «Claudio, I love you». Ce prénom ne disant rien, ni à la famille ni aux amies de Milena, les enquêteurs en avaient déduit qu’il s’agissait de quelque acteur ou chanteur, voire d’une créature imaginaire dont Milena s’était entichée, comme le font les adolescentes de treize ans. Mais pour le bouillant avocat, c’était beaucoup trop facile. Il échafauda une théorie comme quoi « Claudio » était un personnage de chair et d’os qui aurait convaincu Milena de le suivre, ce jeudi après-midi. Entrevue amoureuse qui se serait mal terminée.
Le jury se retira. La délibération devait durer longtemps, beaucoup plus longtemps que prévu : 21 heures, ce qui était presqu’un record dans l’histoire judiciaire. Et, le 15 mai, le verdict enfin rendu fit l’effet d’une bombe : Lorenzo Bozano, qui ne devait pas en croire ses oreilles, s’entendit acquitté pour manque de preuves. L’accusation fit appel et un second procès eut lieu deux ans plus tard, en mai 1975. Même si le supplément d’instruction n’avait pas été capable d’apporter le moindre élément nouveau, que ce soit à charge ou à décharge, le résultat du procès fut, cette fois, inverse : le 22 mai 1975, Lorenzo fut condamné à l’ergastolo, la prison à vie. Mais, tant que la condamnation n’était pas définitive, il resta en liberté. L’affaire alla devant la Cour de cassation qui, le 29 mars 1976, confirma la sentence de condamnation. Lorenzo Bozano devait donc retourner en prison. Du moins en théorie car il avait déjà mis à profit sa liberté provisoire pour quitter l’Italie.
Pendant trois ans, Lorenzo Bozano resta en cavale, entre la Suisse, l’Afrique et la France. Il n’était pas seul : Eleonora Guerini, qui l’avait épousé en prison, abandonnant sa vie et son métier, avait choisi de l’accompagner, dans la clandestinité et l’illégalité. On ne sait d’ailleurs pas très bien de quoi ils ont vécu, pendant ces trois ans. Des économies d’Eleonora, sans doute. Mais cela n’aurait pas suffi. Peut-être que Maman Bozano avait trouvé le moyen de faire parvenir des subsides à son fils ? Mais si elle avait trouvé le moyen de le faire sans attirer l’attention des autorités, c’est que celles-ci étaient bien négligentes.
La cavale finit brusquement et stupidement : Bozano et son épouse furent pris le 25 janvier 1979, près de Limoges, dans un contrôle de routine, de la gendarmerie : ils n’avaient pas mis leur ceinture de sécurité. Identifié, Bozano fut extradé en Italie (via la Suisse). On l’envoya purger sa peine à la centrale de Porto Azzurro, sur l’ile d’Elbe. Où il continuait, encore et toujours, à clamer son innocence. A partir de 1991 ayant obtenu un régime de semi-liberté (il passait ses nuits en détention, mais pouvait sortir de prison le jour), il trouva un nouvel amour : une certaine Marzia Casiraghi. Ensemble, ils mirent sur pied un élevage de poulets, qui dut fermer quelques années après, pour fraude fiscale. Un soir, Marzia Casiraghi dut se réfugier chez les carabiniers du village : Bozano l’avait battue comme plâtre.
Il y eut pire : le 11 juin 1997, à Livourne, se faisant passer pour un vigile, cet incorrigible pervers tenta d’imposer des attouchements à une jeune fille de quinze ans. Comme dit le dicton, « le loup peut perdre son pelage, mais pas son vice. ». Pour Bozano, retour à la case prison, cette fois pour longtemps. De temps en temps, cependant, il obtenait des permissions qu’il allait généralement passer dans sa Ligurie natale, hébergé par sa sœur Jolanda, la seule de sa famille à ne pas avoir rompu avec lui.
En 2019, presque cinquante ans après son crime, Bozano obtint, enfin, de pouvoir vivre dans une structure pénitentiaire ouverte, à Bagnaia, dans la province de Viterbe. Il n’avait pas renoncé aux plaisirs du vedettariat et accordait régulièrement des interviews où il affirmait, encore et toujours, son innocence. A force d’asséner sa vérité, on finit toujours par trouver quelqu’un qui vous croit; ou du moins, se pose la question. Il sut rassembler, autour de sa «cause» une centaine d’innocentisti[7], dont Maurizio Corte, professeur à l’école de journalisme de l’université de Vérone, et Laura Baccaro, psychologue; bref, des gens qui n’étaient pas tous des naïfs ni des déséquilibrés. Ils rédigèrent, avec la collaboration de Bozano un livre, Il biondino della spider rossa. Crimine, giustizia e media, paru, en 2018 aux éditions Capucci. Sans se constituer formellement en association, ils organisèrent un blog : « Il Biondino au spider rouge[8]. Analyse critique d’actualité criminelle et judiciaire dans les médias. Pour une communication authentique », dédié à l’affaire de Milena Sutter et à celle de Lorenzo Bozano » Le titre impliquait déjà leur parti-pris pour l’innocence de Bozano, victime de présomptions et de sa mauvaise réputation.
Le 30 juin 2021, Lorenzo Bozano, qui avait 76 ans, mourut d’une crise cardiaque, alors qu’il effectuait quelques brasses dans la mer Tyrrhénienne. Jamais il n’avait confié ce qui s’était vraiment passé ce jeudi 6 mai, cinquante ans plus tôt. Par une étrange justice immanente, son corps fut ramené sur la plage, exactement comme l’avait été celui de la petite Milena, cinquante ans plus tôt.
Et les victimes de ce drame ? La famille Sutter avait, courageusement, su faire face. Quelques mois après l’enlèvement, Arturo Sutter avait déclaré : « J’ai le devoir moral de surmonter ma douleur. Pas seulement pour ma famille et la mémoire de Milena, mais aussi parce que j’ai la responsabilité de 400 employés et de leurs familles. » Et la suite devait montrer que ce n’était pas là que des mots. Sutter reprit en main son entreprise, et sut, malgré le contexte sociopolitique particulièrement difficile de ces Années de plomb, la faire prospérer de façon remarquable.
En 1973 naissait Stefano, le petit frère que Milena ne devait jamais connaitre. En 1993, Arturo Sutter passa la main à son fils ainé, Aldo, le frère de Milena, qui dirige encore aujourd’hui la firme Sutter, entre temps délocalisée à Borghetto Borbera, dans la province piémontaise d’Alexandrie. Arturo Sutter, qui s’est éteint le 30 juillet 2015, à l’âge de 78 ans, repose aux côtés de sa fille.
Mais cette tragédie, qui marqua l’histoire criminelle européenne, n’est pas près de quitter la mémoire collective de l’Italie.
Bernard Hautecloque
P.S. : Alors que s’achevait la rédaction de cet article, on apprenait justement la publication d’un nouveau livre : Milena Sutter. Verità e misteri sul delitto del biondino dalla spider rossa aux éditions Minerva, par le journaliste génois Graziano Cetara, dernier en date d’une série déjà abondante de livres et d’articles consacrés à cette affaire. L’auteur de ces lignes avoue humblement ne pas l’avoir lu (il est paru il y a deux jours …) mais, d’après les comptes-rendus, ayant obtenu la collaboration du frère Aldo et de la maman (qui a 94 ans) de Milena, Cetara se serait attaché à retracer un portrait de l’adolescente à la vie si brutalement et si injustement tronquée.
[1] Il était même question de faire intégrer à Milena, lors de la saison d’hiver 1971-72, l’équipe nationale junior de ski alpin.
[2] Littéralement : fainéant en or. Expression italienne pour désigner les adolescents (souvent très prolongés) à qui la richesse de leur famille permet, jusqu’à quarante ans, voire au-delà, de mener une vie insouciante, sans avoir à travailler ni à étudier.
[3] En Italie, la passeggiata est beaucoup plus qu’une simple promenade. C’est un véritable rituel social qui permet à chacun de voir, d’être vu et, éventuellement, d’engager la conversation.
[4] Richiesta prezzi. Seppellire, murare, affondare. Se dovessi sequestrare qualcuno, prenderei i soldi e poi l’ammazzerei.
[5] Sorte de barque, typique de Gênes et de la Ligurie.
[6] Littéralement : attirance sexuelle pour un homme qui a commis un crime. La plupart du temps, cela reste au stade du fantasme. Mais parfois, cela va jusqu’à la prise de contact et ensuite … Dans les cas extrêmes, heureusement très rares, ces femmes se font les complices des criminels, les aident à échapper à la justice, voire à commettre des nouveaux crimes. L’enclitophilie, terme forgé dès 1938 par Edmond Locard, a longtemps été le synonyme de hybristophilie. Mais depuis une vingtaine d’années, il tend à désigner l’attirance d’un homme pour une femme criminelle.
[7] « Innocentista » signifie : partisan de l’innocence de. Il est remarquable que ce néologisme soit admis en italien, mais pas en français.
[8] www.ilbiondino.org / https://ilbiondino.org/caso-giudiziario-milena-sutter-lorenzo-bozano-cold-case/