A Matera, cette perle du Sud, capitale européenne de la culture, Gallipoli, Tarente, Reggio de Calabre, Licata, Naples, Caserte, des inondations et de gros dégâts partout! Ces belles villes de la Campanie, des Pouilles, de la Calabre et de la Sicile voient leurs monuments s’effondrer, leurs commerces, leur routes détruites, mais elles n’ont comme aides que leurs bras aux manches retroussées. Du courage, il leur en faut! La presse italienne se tait; par ricochet celle étrangère aussi. Ces villes et leurs problèmes ne semblent intéresser personne. La Protection Civile et la RAI lancent un appel à la générosité seulement pour Venise et ses îles. L’Etat débloque des fonds pour La Sérénissime et Alessandria, pour le Sud “il faut attendre pour évaluer les dégâts”. Deux poids, deux mesures. C’est ça l’équité «Made in Italy» ?
Ah oui! C’est vrai, quand il arrive un désastre au Nord, c’est la faute à pas de chance, aux vicissitudes du réchauffement climatique, alors qu’au Sud, claironne-t-on sur tous les toits, la faute en est aux fainéants, aux voleurs, aux incompétents et aux mafias qui l’habitent (même si les villes du Sud sont loin derrière le Nord en matière de criminalité).
Pourtant les plus sales affaires d’abus de biens publics se produisent côté Nord, où des dizaines de politiciens sans scrupules sont sous les verrous, sans avoir pour autant remboursé les millions d’Euros volés, notamment à l’occasion de l’Expo de Milan et du fantomatique MoSE, censé sauver Venise, et qui a coûté jusqu’ici 5 milliard d’Euros. Un ouvrage non terminé et qui risque d’être inutile une fois les travaux terminés.
Jusqu’à hier le gouverneur de la Vénétie, Luca Zaia (Ligue du Nord) réclamait l’autonomie en tapant fort du poing sur la table, pour que sa «région vertueuse» (ah bon? et son prédécesseur pourquoi est-il en prison?) ne soit pas obligée de payer pour les «bras cassés du Sud». Aujourd’hui il implore l’aide de tous pour sauver Venise et ne comprend pas pourquoi ce fameux plan MoSE ne marche pas (quel sens de l’humour!). C’est toujours lui, Luca Zaia qui, en 2010, lors d’une autre grande marée vénitienne, déclara qu’il fallait penser à la Vénétie avant de dépenser 25 millions pour «les quatre cailloux de Pompéi endommagée» (sic!). Voir ICI. En somme, la pensée philosophique de cet inconditionnel de la Ligue est: «ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est à moi».
Pour comprendre pourquoi on en est là, il faut en expliquer rapidement les raisons historiques qui ne se résument pas à de simples querelles entre régions. (Pour de plus amples explications voir cet article sur mon site.)
Cette fâcheuse rivalité puise ses racines dans l’unification de l’Italie par le Piémont qui, sans demander l’avis des autres Etats italiens, a utilisé d’abord la corruption, le pillage et la violence, puis la réécriture des livres d’histoire à son propre avantage. Si les régions du Nord ont finalement trouvé leur compte une fois l’Italie unifiée, cela n’a pas été le cas du Sud réduit à l’état de colonie. Dans les textes scolaires (et non) on lit, en effet, que les Méridionaux étaient misérables, illettrés et gouvernés par des tyrans dont il fallait les libérer (propos démentis par des dizaines de témoignages, voir le tableau ci-dessous). En somme, la toute nouvelle Italie unie, gérée par des individus cupides et sans scrupules, (qui ont délocalisé toute l’économie chez eux, au Nord) a fait naître chez les Septentrionaux le sentiment d’être exploités par des vauriens, et chez les Méridionaux un profond complexe d’infériorité. Une situation qui devient de moins en moins tolérable. Pourtant, les statistiques (et les témoignages) contredisent sans appel les textes scolaires toujours en vigueur.
Tableau présenté lors de l’émission «Report» de Raiplay du 4/11/2019, preuve de l’énorme écart de financements reçus de l’Etat par deux villes symboliques, Reggio Emilia dans le Nord et Reggio Calabria (Asili = crèches). A noter que cet écart est anticonstitutionnel et que le Sud tout entier, Naples compris, est dans la même situation.
Il est également instructif de lire le témoignage d’un commandant piémontais, le comte Alexandre Bianco de Saint-Jorioz, envoyé dans le Sud de 1860 à 1863 pour lutter contre les “brigands”, qui en fait étaient des résistants s’étant battus contre les envahisseurs piémontais pendant douze ans. Ce militaire, tout en n’aimant pas le Sud dont les coutumes lui étaient incompréhensibles et qu’il comparait aux Africains (sic!), dans son livre fait preuve de lucidité et d’honnêteté, en critiquant sévèrement la politique de son roi qui plongeait les Méridionaux dans la misère («Il brigantaggio alla frontiera pontificia»). Ce court extrait est très éloquent :
“L’année 1860 trouva ce peuple, habillé, chaussé, industrieux, avec des réserves économiques*. L’agriculteur possédait quelque argent et vendait bien ses animaux; il payait son loyer, il nourrissait facilement sa famille. Tous, dans chaque tranche de la population, vivaient contents de leur état matériel. A présent c’est tout le contraire.
L’enseignement public était gratuit jusqu’en 1859; des universités littéraires et scientifiques dans toutes les villes principales de chaque province. A présent, aucune université scientifique… Nobles et plébéiens, riches et pauvres, tous ici aspirent, sauf quelques rares exceptions, à un prochain retour des Bourbons.”
Fernand Braudel, un des plus grands historiens français, écrivait dans le «Corriere della sera» en 1983 (NB : ses propos sur Naples s’appliquent à tout le Sud) :
«Naples a continué à beaucoup donner à l’Italie, à l’Europe, au monde: elle exporte par centaines, des scientifiques, des intellectuels, des artistes, des cinéastes, par nécessité. Mais elle ne reçoit presque rien de l’extérieur. L’Italie, d’après moi, a beaucoup perdu à ne pas savoir utiliser, par indifférence, mais aussi par peur, les formidables potentialités de cette ville».
Napolitaine, habitant en France depuis mon mariage avec un Français, mon cœur appartient toujours à ma terre natale et je ne peux que me sentir concernée par de tels abus. Tout en étant profondément et sincèrement touchée par les problèmes de Venise et les catastrophes naturelles qui se produisent dans toute l’Italie (ou dans n’importe quelle partie du monde), je ne peux pas demeurer indifférente devant les injustices que le Sud subit depuis 160 ans. Mes compatriotes ne méritent pas de tels traitements, ni que leur mémoire soit effacée par des mensonges qui les humilient.
Aussi, je termine sur une citation de B. Brecht que j’adresse avec mes hommages aux politiciens italiens qui tolèrent les propos racistes de certains de leurs collègues, ou qui se refusent simplement à rétablir la vérité historique: «Celui qui ne connaît pas la vérité est un idiot, mais celui qui la connaît et l’appelle mensonge, est un délinquant».
Maria Franchini
*La trésorerie du royaume des Deux Siciles s’élevait à 668 millions de lires-or, celle de tous les autres Etats italiens réunis atteignait 443 millions. Le Piémont était l’Etat le plus endetté.
Quel bel article, je suis moi aussi une amoureuse du sud, on retrouve tout l’essentiel ici, tout est dit.
Quand le pays va-t-il enfin prendre en compte les richesses qu’il néglige depuis toujours ? grazie mille e speriamo nell’avvenire