En effet, ce n’est pas tous les jours fête. Encore moins par ces temps-ci, en pleine pandémie. Et même pas le 8 mars c’est la fête, mais c’est la Journée internationale des droits des femmes. Oui, bien mieux au pluriel, car la « femme » en tant qu’idée abstraite, la femme « par nature », pourvue de caractéristiques bien définies (l’instinct maternel au premier rang) n’existe pas comme telle. Les avancées de la pensée humaine dans tous les domaines du savoir nous l’ont signalé depuis un bout de temps. Notre destin, notre place dans la société, ne sont pas fatalement déterminés par nos données biologiques – et cela vaut pour toutes et tous. « On ne naît pas femmes, on le devient », disait Simone de Beauvoir en 1949, marquant la différence entre la notion de sexe, liée aux corps, et celle de genre en tant que construction culturelle.
Mais revenons d’abord à la date du 8 mars : tout commence en 1907 lors du VIIIe Congrès de la IIe Internationale socialiste, qui eut lieu à Stuttgart : les partis socialistes de différents pays s’engagent à lutter pour l’obtention du droit de vote pour les femmes. En 1910, à Copenhague, lors de la deuxième Conférence internationale des Femmes socialistes, la secrétaire Clara Zetkin, allemande, fait voter la création d’une journée internationale consacrée à la revendication des droits des femmes sans fixer de date précise.
Jusqu’à la Grande guerre, le mouvement socialiste et ouvrier célèbre cette journée à des dates différentes dans les différents pays. Le 8 mars 1917 à Saint Petersburg, peu avant le début de la révolution anti tzariste, les femmes russes organisent une importante manifestation pour la paix. Après la fin des hostilités en Europe, à l’occasion de la Seconde conférence internationale des femmes communistes, en 1921 à Moscou, le 8 mars devient la « Journée internationale de l’ouvrière ».
En Italie, après la chute du fascisme, l’UDI (Union des femmes italiennes, aujourd’hui Union des femmes en Italie), fondée en 1944 par des femmes issues de divers horizons politiques, célèbre le premier 8 mars dans les zones du pays déjà libérées du nazi-fascisme. En 1946, le 8 mars est enfin célébré dans tout le pays et le mimosa, qui fleurit entre février et mars, devient le symbole de cette journée.
Dans l’Italie des années 50, en pleine guerre froide, la connotation politique de la journée pose des problèmes majeurs : les initiatives de l’UDI sont vues comme une menace de subversion gauchiste et violemment réprimées par la police. Il faut rappeler que le 8 mars n’était pas reconnu comme une fête nationale ; les propositions de lois dans ce sens, provenant des femmes communistes et socialistes au parlement, tombent à l’eau.
Dans le même temps une version alternative des origines de la journée commence à circuler. En mars 1908 une usine textile de New York aurait pris feu causant la mort de ses ouvrières. Ce récit douloureux, tout à fait vraisemblable mais non historiquement documenté, finit par voiler les racines ‘révolutionnaires’ de la journée. Cette version circule encore massivement : une infox plutôt rassurante car non seulement elle déplace la scène aux Etats-Unis – chez les gentils démocrates du bloc occidental – mais véhicule une image passive et sacrificielle des femmes, au lieu de raconter leurs combats pour être reconnues en tant que sujets politiques.
Depuis 1975, lorsque la Charte des Nations unies (ONU) affirme le principe de l’égalité entre les genres, le 8 mars devient l’International women’s day, la «Journée internationale des femmes», au pluriel, car si l’Eternel féminin de Goethe n’est qu’un fantasme masculin – et en tant que tel intéressant à étudier et déconstruire – les femmes dans leur pluralité d’expériences et de vies existent bien. Le 8 mars est consacré à la réflexion sur leur histoire, sur les luttes et les mobilisations qui continuent car les droits acquis ne le sont jamais pour toujours et les discriminations de fait, les problèmes liés à la condition des femmes dans le monde sont loin d’être résolus.
Quelques données : en Italie, la moitié de la population féminine en âge de travailler ne travaille pas, est au chômage ou n’a pas de revenus. En 2021 on compte déjà 12 féminicides. Le gender gap ou l’inégalité des rémunérations salariales est encore flagrante.
Le féminisme a commencé à réfléchir à la condition des femmes et à agir dans leur intérêt à partir du XIXe siècle. Aujourd’hui, dans la sphère publique, on trouve qui met en doute la vérité des données concernant la violence de genre et qui considère le féminisme inutile, voire ouvertement nuisible.
Dans le discours de certains, le féminisme ne serait rien d’autre que l’équivalent du machisme, donc tout aussi négatif et haineux. Or, les deux choses ne sont pas au même niveau hiérarchique : le machisme oppresse, le féminisme résiste à l’oppression en élaborant des stratégies de liberté, en théorie et dans la pratique.
A partir de la réflexion sur la condition des femmes, le féminisme reconnaît l’injustice sociale dans son ensemble ainsi que ses racines culturelles et économiques – le féminisme intersectionnel reconnait les liens, i « nessi », dirait la philosophe italienne Lea Melandri, entre les différentes formes d’oppression – et aspire à un changement qui concerne TOU.TE.S les opprimé.e.s et les discriminé.e.s.
Dans le même sillage, certains disent que le féminisme prône la haine envers les hommes, la «misandrie». Au contraire, aucun féminisme n’invite à haïr les hommes. Même pas le livre de Pauline Harmange “Moi, les hommes, je les déteste” (lire plus que le simple titre, racoleur, il est vrai, avant de juger, serait en l’occurrence une très bonne pratique). Ce qui est détestable et à proscrire c’est le modèle de masculinité patriarcale. Les hommes souvent ne se questionnent pas à ce sujet car ils sont convaincus d’avoir choisi leur masculinité – et tous les comportements considérés comme «naturellement masculins» – librement. Or, ce n’est point comme ça. Le problème des femmes ce ne sont pas les hommes mais le système patriarcal et un paradigme d’homme tout à fait haïssable. Il est vrai que le machisme s’exprime surtout dans la conduite des hommes et que la violence de genre est exercée majoritairement par des hommes envers des femmes mais, encore une fois, le problème est structurel.
Après tout, ‘l’ennui’ du féminisme est son aspiration à faire réfléchir sur les relations de pouvoir et à attirer l’attention sur nos réflexes comportementaux, afin d’éveiller notre regard et nous permettre d’évoluer vers des modèles sociaux et relationnels plus respectueux et épanouissants. Bien sûr, cela demande un effort et pas des moindres. Abandonner les certitudes de notre éducation, sur lesquelles nous avons fondé notre identité et notre vision du monde, peut être déstabilisant. Beaucoup d’hommes (et aussi de femmes qui ont intériorisé les modèles patriarcaux) ont l’impression aujourd’hui de devoir aller contre leurs propres intérêts, leur ‘normalité’. Mais, si l’on recherche le bien commun, on se doit de renoncer à des privilèges acquis, à des habitudes bien commodes, en vue de la création d’une société plus inclusive et juste.
Aussi le 8 mars a-t-il aujourd’hui une valeur et signification très forte. Beaucoup de chemin reste encore à faire : la déconstruction et la subversion de l’ordre dit naturel – et qui n’est rien de plus que culturel – qui a permis d’entretenir la domination d’un sexe sur l’autre et qui a destiné les femmes à des rôles figés – mères, épouses, filles et sœurs de quelqu’un, anges du foyer, « regine della casa » – responsables de la continuité de l’espèce et de l’éducation des enfants ; la prise de conscience que le travail de soin et le travail à la maison sont à plein titre fonctionnels à l’économie, car il soutient matériellement et psychologiquement les activités des hommes dans l’espace publique ; la prise de conscience que le songe amoureux de « l’autre moitié » a déterminé non seulement l’asservissement des femmes – leur corps, leur temps, leurs pensées – mais a aussi influencé les relations intimes, en façonnant une masculinité toujours en manque d’une «mère» ou d’un corps féminin disponible à se conformer à leurs désirs, y compris le désir érotique; faire connaître les théories et les pratiques du féminisme, la révolution plus durable qui soit, qui a montré que le sexisme, décliné dans toutes ses expressions, est à la base de toutes formes de domination et d’exploitation.
Sur le plan des mesures urgentes à prendre, le collectif international Ni una menos a un plan précis. La grève féministe et transféministe de demain qui demande la redistribution de la richesse, un revenu universel d’autodétermination, le droit à la santé et la question écologique comme sujets primordiaux du débat public en vue d’une remise en question du modèle économique courant. Un très bon plan, si j’ose dire.
A cela s’ajoute une bonne nouvelle de ces derniers jours de février/mars : les hommes qui ont défilé à Biella, Gênes, Turin, Potenza, Milan ont affirmé à voix haute que la violence faite aux femmes les concerne ; dans le même temps, ils ont commencé à s’interroger sur la réalité se dissimulant au sein des relations intimes et familiales, dans l’idée même de l’amour romantique et du culte de la mère, à savoir le revers le plus sombres du patriarcat – l’amour confondu avec une relation de propriété et de dépendance – à l’origine de la violence de genre et sa forme la plus sauvage, les féminicides. Aucun raptus, aucune folie ou détresse psychologue et sociale à évoquer pour nous rassurer et nous dire que, finalement, cela nous ne regarde pas : c’est une violence systémique qui nous concerne tou.te.s
On se sauvera ensemble. Alors là, il y aura de quoi fêter.
Francesca Sensini
Maîtresse de conférences en Etudes italiennes
Université Côte d’Azur