Publié en Italie en 1994, le livre d’entretien accordé par Mario Moretti, chef de file des Brigades Rouges paraît enfin en France, traduit par Olivier Doubre. Un témoignage dans lequel Moretti reconnaît avoir lui-même abattu Aldo Moro.
On associe communément les Brigades rouges à l’exécution d’Aldo Moro, un certain 9 mai 1978, après cinquante-cinq jours de séquestration. En dehors de cet épisode, l’un des événements les plus marquants et les plus tragiques de l’histoire de l’Italie depuis la Libération, le lecteur français ne connaît, le plus souvent, que les affaires soulevées par les demandes d’extradition, dont celles, récemment, de Marina Petrella et Cesare Battisti.
Un point commun à tous ces militants : avoir participé à ce qu’Erri De Luca, lui-même ancien membre de Lotta Continua, a appelé ce «Mai long de dix ans» par référence à Mai 1968, qui peu à peu se transforma en ce que certains ont même appelé une «guerre civile de basse intensité».
Peu d’ouvrages français de sciences humaines se sont réellement penchés sur cette décennie de forte contestation sociale. Outre certains romans de Cesare Battisti ou d’Erri De Luca, seuls quelques livres d’anciens acteurs du mouvement armé ont fait l’objet de traductions. Cette rareté des sources en France semble trancher avec l’abondance de publications transalpines des deux dernières décennies. Longtemps taboues, sinon refoulées, la mémoire et l’histoire des années de plomb en Italie, sur fond de Guerre froide et de «stratégie de la tension», sont aujourd’hui l’objet d’une multitude de travaux.
Pour l’occasion, souligne Olivier Doubre dans la préface de cet ouvrage qu’il a traduit, et annoté, «ce type de relectures a posteriori des années de plomb a été si fréquent qu’il a donné lieu à l’invention d’un substantif spécifique en italien : dietrologia, formé à partir du mot “dietro”, littéralement “derrière”, et de “logia”, qui correspond au substantif -logie. Longtemps, et aujourd’hui encore, quoique plus difficilement, la “dietrologie” et ses “dietrologues”, souvent des personnalités médiatiques ou des politiciens, furent les seuls à avoir voix au chapitre sur les années 1970».
En 1994, le témoignage de Mario Moretti, principal dirigeant des Brigades rouges, de 1970 à 1981, a donc apporté, poursuit Olivier Doubre, «un démenti cinglant aux allégations des nombreux “dietrologues” en proposant, parmi les tout premiers, une présentation rationnelle de l’histoire du plus important groupe armé d’extrême gauche de cette période».
A côté de l’autobiographie de Renato Curcio, premier fondateur des Brigades rouges, publiée quelques mois plus tôt, ce livre se présente sous forme d’entretiens, entre Mario Moretti et deux journalistes italiennes (Carla Mosca, chroniqueuse judiciaire durant les procès des groupes armés pour le journal de la première chaîne de la radio publique (RAI-1), et Rossana Rossanda, ancienne dirigeante du secteur culturel du Parti communiste italien (PCI) et fondatrice du quotidien de la gauche critique transalpine Il Manifesto, en 1969).
L’ouvrage demeure aujourd’hui encore l’un des plus importants, apportant un témoignage direct sur l’histoire des Brigades rouges, en particulier sur les circonstances exactes de la mort d’Aldo Moro, puisque pour la première fois, Mario Moretti reconnaît avoir lui-même tiré sur le président de la Démocratie chrétienne.
Pendant les cinquante-cinq jours de l’enlèvement, Mario Moretti fut seul devant Aldo Moro, le visage dissimulé sous une cagoule. Créant ainsi un face à face : la haute politique et la contestation ouvrière. Un face à face d’autant plus enrichissant que les Brigades rouges ne savaient pas grand-chose des jeux tout en finesse de la vie politique et parlementaire italienne, caractérisée par de subtils équilibres et d’interminables discussions avant de parvenir à tout accord…
Brigate rosse, une histoire italienne retrace donc, année après année, l’itinéraire, le fonctionnement, l’idéologie, les dissensions internes du groupe armé. Celui-ci naît ainsi, rappelle Olivier Doubre «au cœur des usines et des quartiers populaires des grandes métropoles du Nord du pays : les premières “brigades” se forment en marge des chaînes de montage des usines Fiat, Pirelli, Siemens ou Alfa Romeo de Turin et Milan, autour du port de Gênes ou des immenses complexes pétroliers près de Venise. Elles se regroupent ensuite en “colonnes” dans chacune de ces grandes villes. Rapidement, les Brigades rouges grossissent et décident alors d’intervenir sur la scène politique nationale». Loin des récits fantaisistes, ce livre est donc le récit d’une décennie au cœur de la “lutte armée”, jusqu’aux arrestations, jusqu’aux répressions.
Mario Moretti a été arrêté en 1981. Au printemps prochain, il comptera trente ans d’incarcération. En régime de semi liberté depuis le milieu des années 1990, il travaille le jour à l’extérieur de la prison, et regagne sa cellule chaque soir.
Aujourd’hui, ponctue Olivier Doubre, «plus de quinze ans après sa première parution, trente ans après les faits, cet ouvrage pose la question du difficile équilibre entre répression au nom de la sécurité et défense des libertés publiques et des droits de l’homme. Il montre surtout combien l’Italie ne se résigne toujours pas à regarder en face et de façon rationnelle ces événements tragiques. Bien que les groupes armés aient reconnu unanimement leur défaite, la classe politique transalpine continue de refuser toute mesure d’amnistie concernant des faits de violence politique aussi anciens. Dans d’autres pays, ce type de mesure est pourtant fréquent et permet de clore les saisons d’affrontements violents».
Jean-Claude Renard
«Brigate Rosse, une histoire italienne», entretien de Mario Moretti avec Rossana Rossanda et Carla Mosca, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Olivier Doubre, éd. Amsterdam, 356 p., 19 euros.
Couverture de « Brigate rosse »