Établie à Rome depuis les années 60, la poétesse sicilienne Jolanda Insana a publié en mars 2012 le recueil intitulé “Turbativa d’incanto” chez l’éditeur Garzanti, composé entre 2003 et 2010.
Comme l’évoquait Giancarlo Majorino dans Poesia e realtà (Milano, Marco Tropea Editore, 2000) à propos du recueil Medicina carnale paru en 1994, Jolanda Insana semble habitée par «une force poétique naturelle» qui lui vient sans doute de ses «racines siciliennes» et de ses «désirs de changement éthico-politique». C’est ce caractère que l’on retrouve indubitablement dans son recueil le plus récent, avec des évocations fortes de quelques-unes des réalités du monde du siècle naissant (les murs de Gaza, les geôles de Bagdad, les bouddhas de Bâmiyân, le plateau du Golan) comme des échos blêmes du siècle précédent (il est fait allusion au bombardement de Dresde) et en quelque sorte emblématiques de celui que nous vivons.
Jolanda Insana fut «découverte» par Giovanni Raboni en 1977, l’année de la publication du recueil Sciarra amara dans la collection «Quaderno collettivo della Fenice», chez l’éditeur Guanda. En 2002, elle remporta le prix Viareggio pour la poésie avec le recueil La stortura publié chez Garzanti, et en 2007 la collection «Gli elefanti poesia» de Garzanti a édité son œuvre poétique complète, avec un poème inédit intitulé La bestia clandestina qui fait partie des poèmes de Turbativa d’incanto. Elle est en outre traductrice de différents auteurs classiques grecs (Pindare, Sapho) et d’écrivains contemporains (Ahmad Shawqi et Aleksandr Tvardovsky).
L’ouvrage se compose de six longues composition que l’on peut taxer de poemetti («Le foglie del decoro», «La bestia clandestina», «La centralina saltata», «L’idiota sottostante», «Caràmbola», «La mandorla della melancolia») introduits par un septénaire liminaire. Celui-ci annonce in medias res que la poétesse nous plonge dans notre condition féroce de « modernes », dans le lyrisme en deuil d’un monde en lambeaux (suggestion d’images de la réalité – les cerf-volants de Kaboul ? – qui renvoient aussi à des poètes comme Pascoli, Montale ou Pasolini) :
[…]
le pas s’enlise et l’horizon titube
avec ses amas de ferrailles et d’ordure
et pourtant je m’accroche au cerf-volant
et je laisse derrière moi
derrière la hauteur
des tumulus et des fosses communes
sans arbres
[…]
On retrouve dans Turbativa d’incanto le poème long «La bestia clandestina» publié en avant-première dans l’anthologie de 2007. Deuxième des six longs poèmes qui composent le recueil, celui-ci peut être considéré comme un texte phare qui éclaire l’ensemble. Comme dans le suivant, «La centralina saltata», il met en dialogue deux voix «bileuses» dans une mutuelle réprimande «banale et hautaine». Dans son commentaire introductif, Maria Antonietta Grignani y voit l’expression, disposée en strates, en forme de «sciarra» sicilienne (alternance de répliques du tac au tac), avec les «émotions privées» et les «horreurs publiques» d’un sujet soumis aux «enchantements de la vie» mais à la fois perturbé par des «scissions, tant psychologiques que sociales et politiques», comme si, se sentant «pris au piège du désamour», il répondait à une voix qui serait le «simulacre d’une altérité paranoïaque». Dans le titre sont associés l’incanto (ravissement) et la turbativa (trouble, perturbation, au sens juridique du terme), dans une polysémie qui rappelle quelque chose de l’ordre d’une «inquiétante étrangeté»[On retrouve quelque chose de ces termes dans « La vita si mantiene a cielo aperto » de 1994 [« [La vie se maintient à ciel ouvert », trad. de Jacqueline Royer-Hearn, publié dans la revue Liberté, Volume 36, numéro 3 (213), juin 1994, p. 35-45] : « […] e a perturbato infiammamento / schizza via che è un incanto / nel canto più sicuro / questo corpo incauto e previdente […] » (« […] et en un embrasement perturbé / part en flèche par enchantement / dans le coin le plus sûr / ce corps inconsidéré et prévoyant […] »).]].
La table des matières qui reprend pour chaque poème le début de chaque strophe met en relief un autre caractère formel de la composition générale : si l’on supprimait les renvois aux numéros des pages, on obtiendrait en quelque sorte six nouveaux poèmes, un peu à la manière du Si une nuit d’hiver un voyageur de Calvino où, reprenant les incipit des chapitre de son roman il formait une phrase offrant une sorte de «vue en coupe» du livre. Cette disposition confirme d’autant plus le fait que Jolanda Insana allie un savoir faire architectural des textes et une orchestration rhétorique (à un double niveau : de la strophe au recueil) à un sens des rythmes et des sonorités de ces éclats de voix / voix en éclats qui scandent Turbativa d’incanto. Le poème qui ouvre à proprement parler le recueil – «Le foglie del decorro» – et les deux qui le concluent – «Caràmbola» et «La màndola della melancolia» – ne sont pas des compositions dialoguées, au contraire des trois poèmes centraux qui chacun forment une sciarra. On voit aussi que la structure générale a été soigneusement calculée, comme pour construire une «scène» centrale où s’affrontent verbalement les deux entités gémellaires qui ne cessent de se déclarer antinomiques ; une scène encadrée par la déambulation d’un mystérieux «passant» (l’évocation d’un cheminement au début, celle d’une «azzoppata iena» – hyène boîteuse – à la fin) exprimé à la troisième personne, dans les compositions liminaires.
Maria Antonietta Grignani évoque les poèmes du recueil comme «autant d’arrêts sur un parcours mental et vocal, qui force les limites des mots en ayant recours à divers langages», ainsi que la «recherche de rythmes et de sonorités qui “griffent”», caractéristique qui «ouvre à des latitudes où les événements minent la conscience avec une fièvre éreintante». On est là sous le signe du contraste entre deux entités qui s’affrontent dans des bavardages agressifs où se reflètent tant les images et les voix d’une civilisation en heurts continuels – tessons de miroir du «tesoretto telematico» («Le foglie del decoro») désormais omniprésent – que les contradictions d’une conscience divisée, dans un côte à côte (plus qu’un face à face) avec le fantôme du «segreto compagno maligno e battagliero» qui porte à ruminer sur le destin et l’angoisse du mal nommé individu.
Le langage, lui aussi résolument agressif par moment, restitue des «richiami e urla per vedersi / e sapersi vive / in questo girone d’inferno». C’est dans cette atmosphère que les voix s’affrontent sur la scène d’un univers balafré par l’Histoire, pleine de guerres et de dévastations, et secoué sans cesse par l’«idiota sottostante» (en référence et en hommage au prince Myshkin dans l’Idiot de Dostoievsky) qu’il y a en chacun de nous.
L’orchestration rhétorique et les signifiants de ce recueil ne servent pas à orner, mais à dégonder l’indifférence humaine, sous l’électrochoc des décharges émotives, dans le conflictus et l’altercatio qui simule le bruit d’un univers familier au bord d’un abîme inquiétant.
Jean Nimis
Université de Toulouse
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Bibliographie de Jolanda Insana
Sciarra amara, in « Quaderno collettivo della Fenice », n. 26, Guanda 1977
Fendenti fonici, Milano, Società di poesia, 1982
Il collettame, Milano, Società di poesia, 1985
La clausura, Milano, Crocetti, 1987
Medicina carnale, Milano, Mondadori,1994
L’occhio dormiente, Venezia, Marsilio, 1997
La stortura, Milano, Garzanti, 2002
La tagliola del disamore, Milano, Garzanti, 2005
Tutte le poesie 1977-2006, Milano, Garzanti, 2007
Satura di cartuscelle, Roma, Perrone, 2008
Frammenti di un oratorio per il centenario del terremoto di Messina, Milano, Viennepierre, 2009