“Les Petites Personnes” : un recueil – posthume – de 36 textes d’Anna Maria Ortese (1914-1998) en grande partie inédits, pour dire l’arrogance de l’homme, la souffrance qu’il inflige aux animaux, et rappeler que “la vie est une”. Publié en janvier 2017 aux éditions Actes-Sud et traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli qui nous en parle.
«Je considère les Animaux comme des “Petites Personnes”, des “frères” différents de l’homme, des créatures dotées d’un visage, de beaux et bons yeux qui expriment une pensée, et d’une sensibilité enclose, mais qui a la même valeur que la sensibilité et la pensée humaines»
(Les Petites Personnes, pp. 146-147)
Toute l’œuvre d’Anna Maria Ortese est marquée par l’attention portée aux créatures les plus faibles : enfants, animaux comme le petit Puma d’Alonso et les Visionnaires ou oiseaux comme dans La Douleur du chardonneret ; et jusqu’aux arbres et aux plantes que nous regardons souvent sans les voir réellement. Et ceci, non pas au nom d’un sentimentalisme éminemment “féminin”, mais parce que pour elle, «la vie est une»[[Alonso et les Visionnaires, Gallimard, 2005 traduit par Louis Bonalumi, p. 25.]], et «les animaux, comme les montagnes, les terres, les fleuves, les livres, les monuments, les femmes, sont la vie, et, faisant partie intégrante du territoire d’un pays, ils font partie de la vie»[[Les Petites Personnes, p. 168.]].
Angela Borghesi a eu le grand mérite de regrouper, dans ce recueil qu’elle a postfacé et intitulé Les Petites Personnes[[Les Petites Personnes, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, éditions Actes Sud, «Un endroit où aller», 23 euros.]], plus de trente textes – essentiellement des articles publiés dans la presse de l’époque, des années 1950 aux années 1990, et restés inédits, conservés dans les Archives de Naples. Ils sont classés par sections et non de manière chronologique, ce qui permet d’offrir une vue d’ensemble de la philosophie d’Anna Maria Ortese, en montrant que même des textes qui pourraient paraître anecdotiques correspondent à une certaine «vision» de l’homme, de sa place au sein de la Nature, et du sort funeste qu’il réserve aux «petites personnes» que sont, pour elle, les animaux.
Comme Pascal pour qui l’homme n’est qu’ «un milieu entre rien et tout», Anna Maria Ortese fustige l’orgueil et l’arrogance de celui-ci, son «extrême petitesse et misère et nullité»[[Ibid, p. 19.]], alors que la Bible et l’humanisme lui ont fait croire qu’il était au centre de la création. Elle dénonce la destruction systématique de la nature au nom du Dieu-Profit, évoque, comme Pasolini, la mort des lucioles, et, dépeint, elle aussi, une Italie de plus en plus acculturée, soumise aux diktats de la publicité et fascinée par le mythe du pouvoir, «pouvoir comme force exercée sur d’autres, et de la jouissance comme bien suprême. (…) (Le téléviseur au centre, mais le livre nulle part.)»[[Ibid., p.83.]].
Elle questionne aussi la nature humaine, irrémédiablement attirée par le plaisir de faire le mal, une perversion qui s’oppose, selon elle, aux deux grandes exigences étiques que sont le sens de l’altérité et la compassion. Et c’est au nom de cette compassion, de cette attention aux «autres», qu’elle s’indigne, parfois avec une virulence extrême, devant le sort réservé aux animaux, non seulement en raison de cette perversité, mais aussi d’intérêts pseudo-scientifiques (la vivisection) ou économiques (les élevages intensifs, les abattoirs, le massacre des bébés-phoques). Inspirés par l’actualité – faits-divers, photographies illustrant la souffrance animale – certains textes (J’ai rencontré le regard flamboyant du lion) évoquent la captivité des animaux de cirque soumis à des exercices contre-nature, d’autres les jeux cruels (corrida, fêtes villageoises et même «performances théâtrales») qui utilisent des bêtes innocentes.
Les textes pamphlétaires alternent parfois avec d’autres empreints de mélancolie, comme celui où elle se souvient des oiseaux en cage ou des chiens de compagnie qui ont marqué son enfance, ou encore la rêverie sublime dans laquelle elle rend hommage à la Rose d’Angleterre, Diana, poursuivie par une meute telle une biche blessée.
Certes, Anna Maria Ortese n’est pas la première à dénoncer la condition faite aux animaux : l’ouvrage capital d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes[[Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.]], nous montre que, de l’Antiquité à Elias Canetti en passant par Montaigne et Darwin, cette question a interpellé nombre d’écrivains et de philosophes. Mais lire (et traduire) Les Petites Personnes, c’est entendre une voix unique qui allie la profondeur et la grâce, qui nous invite à regarder à la fois plus haut, mai aussi à nos pieds, et plus loin.
Marguerite Pozzoli
Un extrait du livre :
Qu’ai-je donc fait de cette VIE VIVANTE que j’ai consommée en cinquante ou soixante ans? me demandai-je. Et je vis que je n’en avais presque rien fait, à part écrire deux ou trois livres. Je me demandai anxieusement si, dans ces livres, j’avais mis de l’humanité, de la gratitude et du respect pour la vie. Je n’en fus pas sûre. J’avais vécu en croyant que la culture est une chose, et que la vie en est une autre. Dans un certain sens, c’est vrai, mais pas en ce qui concerne nos actions. Je me dis que chaque action humaine, une fois que l’on a appris et compris le CORPS de la vie, devrait être, au niveau culturel, attention, soin et vénération. (Les Petites Personnes, p. 116)
L’auteur :
Née à Rome en 1914, décédée à Rapallo en 1998, Anna Maria Ortese, romancière, essayiste, journaliste, nouvelliste et poétesse italienne, a toujours vécu en Italie. Chez Actes Sud ont déjà paru douze textes, romans, recueils et nouvelles, dont Tour d’Italie (2006), Aurora Guerrera (2008) et Mistero Doloroso (2012).