Invité par la Mairie du treizième arrondissement de Paris, à l’occasion de la Semaine Italienne, le poète romain Carlo Bordini présente son poème Danger/Pericolo. Paru ce mois-ci chez Alidades [[1. Carlo Bordini, Danger/Pericolo, Alidades, 2010. Voir aussi Haute simplicité, entretien avec Olivier Favier et Francesco Pontorno, « Europe », n°974-975, juin-juillet 2010. En italien, I costruttori di vulcani. Tutte le poesie 1975-2010, Luca Sossella, Bologne, 2010]], en édition bilingue, avec une traduction française d’Olivier Favier, cette longue composition frappe par ses images sombres et son rythme lent. 30 ans après sa parution en Italie, Carlo Bordini revient sur le processus qui l’a emmené à cette création.
Carlo Bordini©Olivier Favier
L.T. : Quelle est la genèse de “Pericolo” ?
Carlo Bordini : J’ai écrit “Pericolo” lorsque je traversais une période dépressive à cause d’une rupture. Ces vers longs au rythme lent ont jailli instinctivement, sous une impulsion. Au-delà de sa dimension intime, ce poème se veut aussi une réflexion sur la civilisation occidentale à la dérive, que ces dernières années n’ont fait que confirmer ! C’est ce mélange de sentimentalisme et d’existentialisme qui m’intéresse et que j’essaye de restituer.
L.T. : Comment parvenez-vous à l’écriture poétique ? S’agit-il d’un flot spontané ?
Carlo Bordini : Oui, on peut dire ça pour “Pericolo”, qui a été pour moi une sorte de miracle. C’est un peu comme dans le jazz, où des chefs-d’œuvre peuvent naître de manière inattendue de l’improvisation. Je pense qu’en réalité, derrière cette spontanéité, il y a eu de longues réflexions, que notre cerveau a pu élaborer à une très grande vitesse. L’écriture permet, en suivant cet instinct, d’élargir sa conscience et sa connaissance de soi et du monde.
L.T. : Vous évoquez là l’instinct de création qui ferait de chaque poète une sorte de mystique…
Carlo Bordini : Je crois que tout artiste est un médium. Je le compare aux chamans qui se mettent dans un état autre grâce à diverses techniques induisant la transe. Le poète est comme dans un état de transe lorsqu’il écrit, même si cela n’exclut pas une dose de rationalité. La difficulté, c’est d’ouvrir cette porte sans opposer de résistance. Moi j’y suis parvenu grâce à la souffrance.
L.T. : Vous avez écrit “Pericolo” il y a trente ans, alors qu’il vient tout juste d’être publié en France. Qu’est-ce que cela vous fait de vous relire aujourd’hui ? Votre écriture a beaucoup changé depuis ?
Carlo Bordini : En relisant “Pericolo” aujourd’hui, je ressens toujours beaucoup d’émotion, c’est comme si je revivais cette période difficile. En ce qui concerne mon écriture, elle évolue continuellement, heureusement d’ailleurs, puisqu’il faut éviter de se répéter. Par exemple on voit dans “Polvere” (Poussière), que j’ai écrit en 1999, une tentative de renaître, de recoller ensemble les fragments dispersés par le temps.
L.T. : “Pericolo” est très dur, sombre, êtes-vous quelqu’un de fondamentalement pessimiste ?
Carlo Bordini : Oui, on peut dire ça. Je crois que notre civilisation est en train de courir à sa perte, puisque nous sommes entrés dans une époque de barbarie. Engels disait «socialisme ou barbarie» : le premier n’a été qu’un grand échec.
L.T. : Que pensez-vous de l’intellectuel engagé aujourd’hui ? Existe-t-il encore ?
Carlo Bordini : De nos jours il n’y a plus de coupure entre l’intellectuel et le peuple, on peut dire que l’intellectuel est le peuple et que, étant généralement pauvre, il partage avec lui la même «galère». Il n’a plus aucun rôle, aucune fonction reconnue. Nous, les intellectuels, faisons partie du peuple, au mieux, nous pouvons nous joindre aux chœurs des protestations.
L.T. : Quels poètes vous touchent le plus ?
Carlo Bordini : Le poète que je préfère à tous les autres, c’est Apollinaire. Il me touche dans la mesure où il parvient à fusionner avec harmonie ses émotions de poète et la rationalité nécessaire à la compréhension du monde. Il va au bout de son idée créatrice sans jamais faire de la rhétorique.
L.T. : En lisant “Pericolo”, on a le sentiment de pénétrer très profondément dans votre intimité. Sentez-vous, parfois, après avoir écrit un texte, l’envie de le laisser… dans un tiroir ?
Carlo Bordini : Ça m’arrive sans arrêt! Je suis conscient du fait que mon écriture est impudique et peut parfois effleurer l’obscénité… mais qu’est-ce que l’art sinon cette obscénité ? Je conclurai en citant le philosophe Mario Perniola, selon lequel «l’artiste n’est pas le meilleur forgeron, mais il est le meilleur instrument…».
Propos recueillis par Lella Tonazzini
je crierai à tous ma tristesse c’est ma dignité connards
je dois transformer mon angoisse en faire un titre de mérite
Que ce soit bien clair : ce n’est pas le moment de souffrir
(Carlo Bordini, Danger/Pericolo)
Pour en savoir plus sur l’oeuvre poétique de Carlo Bordini, voici quelques liens intéressants:
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/02/anthologie-pe-1.html