2021 est l’année du Centenaire de la naissance de Leonardo Sciascia (né le 8 janvier 1921 à Racalmuto dans la province d’Agrigente, mort le 20 novembre 1989 à Palerme), un des plus grands écrivains siciliens du XXème siècle, une figure centrale de la littérature « engagée » en Italie, auteur d’une œuvre riche et multiple, dont des romans comme Le jour de la chouette, Le Conseil d’Egypte, Le contexte, Todo modo, et des essais comme La corde folle ou L’Affaire Moro, pour n’en citer que quelques-uns.
Portrait sur mesure, paru récemment aux éditions Nous, est un ouvrage qui recueille des articles et essais variés, de diverses provenances, que Sciascia a écrits et publiés au cours des années 1960. Les 26 textes répartis en six sections ont été sélectionnés et traduits pour la première fois en français par Frédéric Lefebvre. L’intention est de permettre aux lecteurs français de découvrir ou mieux connaître ses talents de pamphlétaire et d’essayiste, au style sobre, concis et efficace.
Leonardo Sciascia, Portrait sur mesure, traduit de l’italien et présenté par Frédéric Lefebvre, éditions Nous, coll. Via, 2021, 192 pages, 18€.
Comme l’explique F. Lefebvre, depuis l’édition des Œuvres complètes de Leonardo Sciascia chez Fayard en 1999-2002 (soit trois volumes reprenant tous les livres composés par Sciascia lui-même, dans des traductions révisées par Mario Fusco), seuls quelques textes dispersés ont été traduits en français dans des revues.
Les articles et essais publiés dans Portait sur mesure sont donc des textes choisis, composites, dont les héritiers de Sciascia ont autorisé la publication. Certains ont paru dans le quotidien de Palerme L’Ora, d’autres dans différents journaux, revues ou dans des livres collectifs. Deux d’entre eux sont des commentaires de films documentaires. Dans ce recueil, il n’y a pas de fictions, ni de nouvelles, qui devraient faire l’objet d’une prochaine édition.
Ils sont classés par thèmes.
D’abord dans la section « Portrait sur mesure », des textes autobiographiques : la formation de Sciascia et les œuvres qui l’ont fait connaître, les années difficiles à l’époque du fascisme et de la guerre, les conséquences d’un passage des Paroisses de Regalpetra (publié en 1956) sur l’amélioration des dures conditions de travail des ouvriers sauniers, et dans le chapitre intitulé Lieu-dit « la Noix », l’évocation poétique de sa vieille maison de campagne près de Racalmuto. C’est une campagne aride, à une vingtaine de kilomètres de la mer, il n’y a plus de noyers mais des amandiers, des oliviers, des haies de figuiers de barbarie, un lieu de villégiature empreint de paix qui lui est cher et où il revient souvent.
Dans la section « La peine de vivre », des analyses sur les grands problèmes de la Sicile, autour du pouvoir, de la corruption, des réalités de la mafia, de l’éternelle pénurie d’eau (cf La grande soif) et de la stupidité du crime d’honneur. Dans Un cadavre dans la cale, Sciascia reconstitue par exemple l’histoire du massacre de Portella della Ginestra et du bandit Salvatore Giuliano, membre actif du Mouvement indépendantiste sicilien mythifié après sa mort.
La section suivante, « Le Livre de Roger », nous fait découvrir quelques-uns de ses textes sur l’histoire de l’île, en particulier la période médiévale de la domination arabe et de la domination normande. « Tout ce qui est mystérieux et aventureux est associé au temps des Sarrasins : la richesse cachée, les fantômes, l’héroïsme », écrit Sciascia. Les pages consacrées au poète arabe Ibn Hamdis, né à Syracuse au XIe siècle et chassé par les Normands, sont particulièrement touchantes. Il chanta la Sicile, sa patrie, sa terre, en tant que Sicilien et, errant d’un pays à l’autre, ne cessa de rêver d’y retourner.
Suit « Guépards et chacals ». Dans Un aveugle demande la lumière électrique, Sciascia fait le compte-rendu d’un congrès à Palma di Montechiaro, en présence de Carlo Levi et Danilo Dolci, sur les conditions de vie et de santé dans les zones sous-développées de la Sicile occidentale. Palma di Montechiaro est une des villes les plus pauvres de Sicile, et c’est aussi le bourg de Donnafugata dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Dans d’autres articles de cette section, Sciascia expose ses réticences sur Le Guépard en général et sur le personnage du Prince de Salina, dont il critique la « représentation abstraite » qu’il se fait de la Sicile. Il donne enfin ses impressions sur différents récits posthumes du même auteur (Le professeur et la sirène, Les lieux de ma première enfance).
Une autre section porte sur la guerre d’Espagne qui a meurtri Sciascia, et en particulier sur la bataille de Guadalajara, où la participation italienne était composée d’antifascistes, d’un côté, mais aussi de paysans pauvres à qui le fascisme avait offert le travail de la guerre, de l’autre.
La dernière section, « Les métiers difficiles », réunit des considérations sur les enjeux de la littérature et l’engagement de l’écrivain. Sciascia y évoque notamment ses relations avec l’écrivain sicilien Elio Vittorini.
«J’écris seulement pour faire de la politique», écrit Sciascia au réalisateur Elio Petri, quand celui-ci s’apprête à adapter un de ses romans.
C’est ce que prouve en effet la lecture de ces textes. Si, à mon avis, leur valeur individuelle est un peu hétéroclite, leur ensemble incarne toutefois la voix d’un écrivain qui aime envers et contre tout son île, lutte pour le progrès et la justice, s’oppose aux abus de pouvoir et met la littérature au service de la vérité.
Portrait sur mesure se clôt par une intéressante postface de F. Lefebvre intitulée «Découvrir ou redécouvrir Sciascia». Je vous conseille vivement de la lire juste après la préface. Pour faciliter la lecture, il aurait sans doute été souhaitable que les indications sur l’origine des textes traduits et leur date de parution figurent clairement en tête de chaque essai, et que les notes soient éditées en bas des pages et non en notes de fin. Un relatif défaut de conception ou d’édition que je me dois de relever. L’ouvrage n’en aurait été que plus agréable à lire. C’est en tout cas une invitation “ad andare oltre”, à approfondir l’héritage qu’il nous a laissé. Ce Centenaire de sa naissance va nous en offrir des occasions.
Evolena
P.S.: Frédéric Lefebvre est historien des sciences humaines, écrivain et aujourd’hui traducteur d’italien. Un lointain ancêtre italien venu en France en… 1819 : un chanteur d’opéra pas du tout apprécié de Stendhal ! Il a publié des études sur Italo Calvino, Antonio Tabucchi, Leonardo Sciascia. D’autres traductions sont accessibles sur sa page web
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Extrait de la préface rédigée par le traducteur de ces textes, Frédéric Lefebvre avec l’autorisation des éditions Nous que nous remercions :
« […] Écrivain, Sciascia a voulu l’être très tôt. Dans son bourg de Racalmuto, il écoutait toutes les histoires que les habitants venaient raconter à sa mère et ses tantes, toutes les peines, tous les espoirs. C’était sous le fascisme et les gens avaient peur. Ou bien ils adhéraient, se compromettaient.
La guerre d’Espagne l’a révolté, meurtri.
Dans l’établissement où il étudiait pour devenir instituteur, à Caltanissetta, il voyait tous les jours Vitaliano Brancati, qui publiait des chroniques et nouvelles, un ancien fasciste qui ne l’était plus du tout.
Il a commencé à rencontrer des gens intelligents, à penser librement. À publier, à la sortie de la guerre : des articles, des essais.
Sciascia publie son premier livre en 1950 : un court recueil de fables, politiques et amères. Le loup, le lion, le singe, la taupe… Une fois seulement un homme parle, un paysan. Pier Paolo Pasolini recense le livre, le trouve piquant comme du Brancati.
Puis viendront les livres importants, qui le feront connaître : des essais et chroniques, comme Les Paroisses de Regalpetra (sur son bourg rebaptisé), des romans comme Le Jour de la chouette, première œuvre de fiction dénonçant la mafia.
Dans les années 1960, alors qu’il n’est plus instituteur dans son bourg mais travaille dans l’administration de l’éducation, il publie de nombreux articles et essais, dont il rassemble certains dans La Corde folle, et d’autres romans : Le Conseil d’Égypte et À chacun son dû.
Ce sont les années du « miracle économique » italien, du redressement. Mais en Sicile ?
La Sicile souffre. La réforme agraire est un échec. L’agriculture, qui est l’activité principale, décline. De même, l’exploitation du soufre. C’est l’expansion rapide et anarchique de Palerme. C’est l’émigration, massive.
La Sicile est une région autonome de la République italienne, depuis 1947. Il semble à Sciascia que ce qu’il s’y passe, le jeu politique, anticipe ce qu’il se passe à l’échelle de l’Italie.
Sciascia voyage en Europe, en France et en Espagne en particulier. Il envisagera même de s’installer à Paris — mais il ne quittera pas la Sicile.
Il admire les auteurs français des Lumières : Voltaire, Diderot. Et leurs successeurs : Courier, Stendhal.
Il aime la concision, manie l’ironie.
Dès les années 1960, ses livres sont traduits et appréciés en France. Des traducteurs, des critiques, des écrivains soutiendront son œuvre. Pour s’en tenir à ceux qui sont aujourd’hui disparus : Claude Ambroise, Hector Bianciotti, Mario Fusco, Philippe Renard, Jacqueline Risset, Bernard Simeone… Et celui qui sera longtemps son éditeur : Maurice Nadeau. […] »
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LIENS UTILES :
- Dossier “primo piano” Altritaliani consacré à Leonardo Sciascia en 2019 https://altritaliani.net/category/primo-piano/leonardo-sciascia-30-anni-dopo/
- Page Facebook “Amici di Leonardo Sciascia”
A l’occasion du centenaire de la naissance de Sciascia, nous vous signalons par ailleurs ces autres nouvelles traductions françaises :
– La traduction d’un recueil conçu par Maria Sciascia, la veuve de Sciascia, en 2003, à partir de textes et d’extraits de textes, pour illustrer la passion de l’écrivain pour Stendhal : Stendhal for ever. Écrits 1970-1989, traduit de l’italien par Carole Cavallera, préface de Domenico Scarpa, Institut Culturel Italien, coll. « Cahiers de l’Hôtel de Galliffet », 2020. A noter que six de ces textes sont traduits en français pour la première fois.
– La réédition d’un des derniers romans de Sciascia, paru en 1989 : Le Chevalier et la Mort, traduit de l’italien par Mario Fusco et Michel Orcel, Sillage, 2021.