‘L’ultima àncora’ de Michele Tortorici. Le futur est toutefois encore possible.

Le poète italien Michele Tortorici aime traiter la matière littéraire comme on mêle les ingrédients d’une pasta matta avant d’en former une boule, de la pétrir et de l’étirer afin de la rendre lisse et élastique, prête à être garnie de mets aux mille saveurs. Son tout dernier livre, L’ultima àncora (Anicia, 2022), une suite poétique formée de huit séquences, s’apparente à cette pratique culinaire qui, sous des dehors très simples, demande en réalité beaucoup de doigté et de minutie pour parvenir à créer un ensemble goûteux.

La matière essentielle en est le temps, sur lequel le poète médite depuis La mente irretita, (Manni, 2008) – publiée en France en édition bilingue sous le titre La Pensée prise au piège (vagabonde, 2010) – qu’il reprend ici sur un mode très différent à partir de cinq récits, “cinque favole di vita quotidiana”, dont chacun démarre sur un détail parfois infime mais de nature à attirer l’attention et à nourrir la réflexion : un peu de brouillard sur la route qui conduit d’une ville à une autre ; l’arrivée d’une nuit où le temps semble s’arrêter ; l’étonnement devant une nuit sans Lune, semblable à un drap noir qui masque toute lumière mais d’où surgit soudain une voix inquiétante ; ou encore “un fango spray”, sorte de vapeur d’effluves porteuse de sons indéchiffrables, d’images informes ; enfin, un jour anodin en apparence mais où la dimension imaginaire prend le pas sur le réel pour faire ressentir la fuite incessante du passé, du présent, l’incertitude du futur : est-il inéluctable, modifiable, modelable ? Ces diverses expériences se terminent par le souvenir d’un conseil donné par une enseignante à ses élèves à la fin d’un cours sur les différentes formes du futur :

… Il futuro
– commentò, mentre porgeva
loro quei fili – non è del tutto certo, non crediate
che vi sia dovuto. Ci sono tanti
tizi qualsiasi che, nel trascorrere
della vita quotidiana, cercano
di farlo sprofondare nell’assenza
del presente e del passato. Il futuro
però è ancora possibile. Il mio consiglio
è di studiarlo bene, di avere
il coraggio che serve per guardarci dentro.

La deuxième partie se compose, quant à elle, de trois “cronache” au cours desquelles, comme dans la première, le poète interpelle familièrement le lecteur sous forme de dialogue fictif qui peut l’amener à tancer son interlocuteur : “Quante volte devo ripeterlo ?” dans le langage de tous les jours, semblable à celui du personnage d’Odetta qui, dans Due perfetti sconosciuti  (Manni, 2013), publié sous le titre français Deux parfaits inconnus (les éditions chemin de ronde, 2014) s’adresse tour à tour à deux personnes dont on ignore les réponses et les mimiques sinon par la manière dont Odetta réagit et relance la conversation.

Cette double volonté de faire entrer la langue la plus prosaïque dans la poésie et les lecteurs dans le poème signe chez Michele Tortorici le désir, constant dans toutes ses œuvres, de souligner leur commune expérience des menus événements qui font la trame d’une vie humaine, ce qu’il illustre ici à l’aide d’un vers repris tel un ostinato : “Sarà capitato anche a voi.” Cette citation extraite du célèbre Zum zum zum d’Antonio Amurri (créé à la fin des années 1960), n’est pas le seul ingrédient à entrer dans la composition du poème car Michele Tortorici aime jouer constamment sur les vers répétés qui scandent le texte en le faisant éprouver comme s’il s’agissait d’une chanson ou d’un air à danser ; et l’oscillation est constante entre le rythme intrinsèque au poème et le choix délibéré de la narration puisqu’il est question d’histoires puis de chroniques.

Pour ces dernières, le fil conducteur qui les unit est une suite de réflexions sur le mot “bomba”, son irruption soudaine dans le quotidien de chacun, les souvenirs qu’il fait naître dans l’imaginaire de ceux qui, comme Tortorici, n’ont connu la guerre que par ce que leurs parents leur en ont raconté et l’impact que le terme continue à avoir sur eux ; un mot qui désigne une chose “capable de réduire le monde en cendres” et résonne de manière obsédante, avec l’anxiété qui en résulte :

Pessimista ? Sì, pessimista. Avviluppato,
però, in un groviglio dentro al quale
posso pensare
di scrivere parole sulla fine
con l’illusione che non finiranno.

Ainsi, à partir de moments fugaces saisis au passage, de paroles captées ici ou là, de fils ténus qui forment la trame de la vie courante, nous sommes conduits en douceur à plonger en nous-mêmes et à avoir le courage de “guardarci dentro” avec lucidité. Telle est l’ancre ultime, l’amarre qui permet de ne pas se perdre mais de tenir contre vents et marées.

Danièle Robert

EN SAVOIR + sur l’auteur Michele Tortorici

LE LIVRE :
L’ultima àncora.
Cinque favole di vita quotidiana e Tre cronache sulla «bomba»
Poesie 2020-2021
Di Michele Tortorici
Anicia (Roma), 2022
Se procurer l’ouvrage sur le site IBS (15€)

Descrizione in italiano: Questo libro stava per nascere come una raccolta di favole in versi e basta. Favole, cioè racconti d’immaginazione, con al centro un argomento che all’autore sta molto a cuore: il tempo. Anzi, il tempo e i tempi, tanto è vero che l’ultima favola si intitola Il presente, il passato e il futuro. Ma, a un certo punto, è arrivata la guerra. Qualcuno, dopo decenni, ha ricominciato a parlare concretamente di « bomba », di quella « bomba »: sul tempo e sui tempi le favole non sono bastate più; ormai si trattava di cronaca. È nata così la seconda parte del libro, nella quale l’autore si dichiara pessimista.

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Danièle Robert
Autrice ("Les Chants de l’aube de Lady Day", "Le Foulard d’Orphée"), critique et traductrice [du latin, de l'italien et l'italien médiéval, de l'anglais],, entre autres, de Cicéron, Catulle, Ovide (prix Laure-Bataillon classique et prix de traduction de l’Académie française), Paul Auster, Billie Holiday, Ramón Gómez de la Serna, Michele Tortorici, Antonio Prete, Guido Cavalcanti (prix Nelly-Sachs), elle a également donné à Actes Sud, de 2016 à 2020, une traduction de "La Divine Comédie" en trois volumes (édition bilingue) qui a fait l’objet d’un remarquable accueil critique et se trouve désormais rassemblée en un volume monolingue dans la collection “Babel”. Elle est membre de la Société dantesque de France.

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