Le monde entier connaît Venise, mais qui connaît vraiment sa lagune? Sans elle Venise n’aurait jamais existé. C’est le nid où elle est née, qui l’a nourrie et abritée. Dans les années 1980, la partie nord avait gardé son goût sauvage et intemporel: au-delà des îles de Sant’Erasmo, Burano et Torcello. C’est celle qu’on voit dans les photographies de Serge Bassenko et dont j’ai gardé le souvenir dans le texte qui suit.
Les photos et le texte sont tirés de ses deux Cd-rom de photographies de Venise, intégralement consultables ici : www.lupusae.com
La lagune révèle la vie primitive et vraie de Venise : terre et sable s’étirant entre le ciel et l’eau, petites plantes sauvages disparaissant dans le brouillard, demeures isolées de pêcheurs…
Cette lagune est presque inaccessible. Personne n’en connaît les chenaux secrets, si ce n’est quelques pêcheurs. Dans ces endroits perdus, personne ne pourra vous entendre. Le brouillard vient tout d’un coup, cachant le prochain poteau 40 mètres plus loin, tandis que le courant vous entraîne. Les fonds se lèvent dangereusement sous l’eau. A marée haute, on pénètre facilement avec la barque à fond plat, poussant le fond marin avec un aviron. Mais une fois aventuré à marée basse, on peut rester bloqué dans les sables mous qui émergent à l’entour comme un cauchemar ; seul le retour de la marée haute, qui reviendra six heures plus tard, remettra la barque à flot.
Les deux photos suivantes montrent exactement le même endroit, à marée haute et à marée basse:
Là pourtant, la mer a oublié les tempêtes du large, un instant, pour caresser et modeler ces anciens marécages. Ses courants salés rencontrent et recouvrent des fleuves perdus, dont les eaux douces courent encore dans les profondeurs et nourrissent des cordons de joncs.
Au fin fond de la lagune, il y a un endroit où les eaux deviennent magiques. Tout à coup, le chenal se perd dans les sables, des broussailles sous-marines s’agitent sous la surface de l’eau et griffent le fond de la barque, le vent pousse les vaguelettes au loin tandis que le courant entraîne l’eau ailleurs. Le chant imperceptible et ensorcelant de la lagune monte et susurre. On pourrait rester là pour toujours – tant l’action semble vaine et la paix, insupportable – si un maigre bâton ne marquait, sur l’eau lisse, le coude du chenal et le chemin invisible qui n’attend pas.
A ce moment, le chenal se resserre et disparaît ; la Cason Montiron, une maison de pêcheurs, est là qui se chauffe au soleil.
Derrière la maison, des arbres font rayonner leurs branches tout autour comme une couronne. Des oiseaux, tout gais, pépient dans ces immensités. Un lopin de terre de cinquante mètres a suffi à maintenir la maison. Elle s’ouvre sans méfiance en attendant que ses maîtres reviennent s’y abriter ou réparer leurs filets. Le petit chat est resté, il se nourrit de sa pêche et frôle à peine le sol en marchant. Quelques barques fidèles se reposent.
Sur les bancs de sable et de tourbe, de petites plantes rêches se rassemblent et tendent leurs bras vers l’eau qui fuit. Des petites boules blanches scintillent dans le soleil, surmontées d’un vol tourbillonnant de minuscules choses brillantes. Le soleil jette ses derniers feux et ne brûle plus.
De fines tuiles rondes, couleur de terre ; des briques rouge sombre un peu irrégulières ; un crêpi presque oublié : c’est ainsi qu’émerge des broussailles une maison bien proportionnée et paisible, la Cà Salina. Immobile, elle attend. Avec leurs branchages entremêlés, des arbustes bordent son domaine qui, peu à peu s’emplit de ronces et d’herbes folles. L’eau douce jaillissait là, au milieu de la lagune, et cet enclos surélevé de bonne terre portait un potager, des poules et des vaches. Une famille y vivait, entre l’eau et le vent.
Le canal s’est ensablé ; le débarcadère, de briques assorties de pierres blanches, s’est écroulé. La maison semble encore sourire et se penche pudiquement sur un arbre déployé et bruissant, mais un léger rictus a éboulé son visage de briques et ses yeux cherchent sans voir ceux qui ne reviendront plus.
Les jours suivent les jours, dans le sel et le soleil.
Il était une fois des herbes hautes, si hautes qu’elles cachaient entièrement le chenal qui les traversait. Une barque était venue s’y promener. Et elle s’était arrêtée, tout doucement, pour se reposer, comme dans un jardin, enfouie dans un moelleux coussin d’herbes. Un bâton mélancolique la retient, penché vers la rive. Et, en silence, tous deux écoutent le bruissement des herbes dans le vent.
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Photographies et carte © Serge Bassenko. Cliquez sur la première image du portfolio pour le faire défiler.
Texte © Eléonore Mongiat
LIEN RECOMMANDÉ: Par amour pour la Venise d’hier, de Serge Bassenko
La lagune de Venise, un monde oublié. Photos des années 1980.
Merci pour ce beau texte, tout en délicatesse et poésie, et pour les belles photos qui l’accompagnent ! Le relire est un vrai bonheur.
La lagune de Venise, un monde oublié. Photos des années 1980.
Merci pour de si beaux compliments !
La lagune dégage une atmosphère de rêve et de nostalgie à laquelle il est difficile de résister. Une fois qu’on s’est laissé prendre, un charme étrange vous attache à ces lieux où pourtant il semble ne rien y avoir – comme si on avait atteint le bout du monde et des choses.
Cela m’a fait grand plaisir que vous l’ayez ressenti aussi.
Eleonore