La Grande Guerre dans deux nouvelles de Federico De Roberto: “La Peur” et “Le Voeu ultime”.

Quand, en mai 1915, l’Italie déclara la guerre à l’Autriche-Hongrie, l’écrivain sicilien Federico De Roberto (1861-1927), auteur du célèbre roman “I Vicerè”, avait dépassé la cinquantaine et ne put participer aux combats. Pourtant, entre 1919 et 1923, il publia neuf nouvelles sur ce thème, dont “La Peur” et “Le Voeu ultime”, oeuvres engagées et documentées – traduites en français par Muriel Gallot. Racontée avec réalisme et sensibilité, de Catane, l’invention de la Grande Guerre par De Roberto.

Federico De Roberto, La Peur, nouvelles de la Grande Guerre,
traduction et postface de Muriel Gallot, éd. Cambourakis, Paris, 2014.

Federico De Roberto, La paura e altri racconti della Grande Guerra,
Introduzione di Antonio Di Grado, edizioni e/o Roma, dic. 2013.

La Grande Guerre, de manière directe ou indirecte, laissa sa marque sur les artistes et hommes de lettres qui survécurent. Cette année de commémoration est aussi l’occasion de découvrir des aspects négligés, voire inconnus, de leur œuvre. C’est le cas pour une réédition italienne de quatre nouvelles de De Roberto, et de la publication d’une traduction inédite en français de deux nouvelles La Paura et L’Ultimo voto .

Federico De Roberto

Pour un lecteur italien, De Roberto est avant tout l’auteur d’un grand roman historique devenu un classique, “I Vicerè” (Les Princes de Francalanza), ayant comme arrière-plan la fin du Risorgimento et les débuts du Royaume d’Italie: sorte de saga d’une famille sicilienne d’origine espagnole, les Uzeda di Francalanza, livre qui par sa vision désenchantée de l’Unité semble annoncer le “Gattopardo” (Le Guépard) de Tomasi di Lampedusa.

Cependant, entre 1919 et 1923, approchant la soixantaine, bouleversé «par l’immense tragédie en comparaison de laquelle toute œuvre de fiction serait comme privée de sens»[[Tiré de la préface d’un recueil d’articles de De Roberto, Al Rombo del cannone (Alors que gronde le canon), Treves, Milan, 1919.]] , De Roberto publie dans différentes revues neuf nouvelles, plus tard rassemblées sous le titre de Novelle di guerra[[Novelle di guerra, a cura di Rossella Abbaticchio, saggio introduttivo di Nunzio Zago, Palomar, Bari, 2010. Il y eut précédemment deux autres éditions des nouvelles, celle de 1979 les regroupant sous un titre en apparence léger, La Cocotte, celui de la nouvelle éponyme.]], qui sont restées plutôt confidentielles jusqu’à l’approche des commémorations de la Grande Guerre. Elles ne figuraient que de manière allusive, parfois dépréciative («textes de circonstance») dans l’analyse des œuvres de De Roberto, à l’exception de La paura qui se trouve en bonne place dans le volume des Meridiani (1984).

De même, dans les ouvrages historiques (Isnenghi, Gibelli), le romancier n’est pas cité parmi les témoins de la Grande Guerre. Apparemment à juste titre, car pour des motifs d’attachement filial, depuis 1915 le Sicilien vivait à Catane aux côtés de sa mère, paralytique, et ne se rendit jamais sur le front.

Fait exception le livre récent et passionnant de Giovanni Capecchi Lo straniero nemico e fratello – Letteratura italiana e Grande Guerra [[CLUEB Ed., Bologna, 2013. Article Altritaliani.net: http://www.altritaliani.net/spip.php?page=article&id_article=1721]], qui lui rend justice dans une de ses sections, «La guerra in abiti civili», au chapitre «La distanza dalla guerra». Parmi les romanciers âgés se trouvent ainsi notre auteur, né en 1861, Svevo né la même année, et Pirandello, né en 1867. La présence des deux derniers se justifie car leur vie comme leur œuvre portent des traces de la guerre, Svevo étant triestin et Pirandello ayant eu deux fils sur le front, dont l’un fut fait prisonnier.

La nouvelle orientation des récits de De Roberto est plus surprenante puisqu’il va changer de géographie (les Alpes), de langue (présence du dialecte) et de milieu (principalement soldats et officiers).

Surgit alors une question, comment écrire, de Catane, des scènes tragiques situées sur les cimes neigeuses des Dolomites, théâtre d’au moins quatre des nouvelles? [[Nous laisserons de côté la question de savoir si l’on peut raconter des événements tragiques contemporains auxquels on n’a pas participé, scrupule que très peu de romanciers éprouvent.]]

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Dans l’édition française, les deux nouvelles “La Peur” et “Le Vœu ultime”, publiées en Italie à deux années d’intervalle, 1921 et 1923, sont placées en miroir. L’une, “La Peur”, doit susciter l’indignation du lecteur devant la mort cruelle et inutile de cinq soldats désignés pour rejoindre une position de guet, la deuxième, l’admiration devant la mort héroïque d’un capitaine en haute montagne, suivie par un autre type d’indignation, ironique ou pas, on ne sait, devant le comportement de sa veuve, dite «joyeuse», à Rome.

Pour rendre son texte vraisemblable De Roberto utilise habilement des techniques complémentaires, voire contradictoires. On sait que, pendant et après la guerre, il interrogea i reduci (ceux qui reviennent), lut journaux et témoignages, vérifia l’oralité des dialectes, ce qui lui procura un extraordinaire éventail de langues, à des fins cocasses ou dramatiques, tout particulièrement dans “La Peur”, où s’entremêlent, exemple presque unique dans son œuvre, de courtes exclamations en frioulan, lombardo-vénitien, romanesco, ombrien, sicilien… Les officiers et un fantassin insoumis, eux, parlent la langue nationale. Le dialecte, privilège, ou aliénation? Faut-il parler la Langue pour oser se rebeller contre des ordres cruels et absurdes?.

Le texte fut aussi parsemé d’«effets de réel», comme la précision des objets de la guerre, en particulier de celle en montagne (ainsi la cordée dont l’extrémité est teintée de fuchsine rouge pour mieux se détacher sur la neige). Le lecteur est vite frappé par la présence obsédante des notations géographiques : le nom des cimes des Préalpes de Vénétie rythment le premier paragraphe de “La Peur”; Valgrebbana, les deux Grises, la brèche du Palalto et du Palbasso, les précipices de la Folpola; la Cima Falsa dans le “Vœu ultime” (dont on ne peut s’empêcher d’aller vérifier la présence sur internet, pour y découvrir la photo du sommet enneigé…), la pente de l’Urtiga, mont des Dolomites, où la dépouille du capitaine Colombo sera enterrée.

Malgré tout, une lecture attentive permet de noter dans ces textes une certaine abstraction qui tient à la distance, “La Peur” étant construite suivant les règles aristotéliciennes de la tragédie, puisque l’horreur de la destinée des cinq fantassins voués à être abattus tour à tour par un sniper autrichien n’est jamais visible, jamais portée sur scène – ce qui met en valeur une conclusion sanglante, unique dérogation aux règles de la bienséance. De même, la nouvelle est hantée par une «vraie» chanson des Alpins (Il testamento del capitano), mais dont la signification devient dans ce cas la métaphore d’une situation italienne de morcellement [[La dépouille du « capitano’ (de la chanson) doit être découpée en six morceaux et distribuée à diverses entités – Roi d’Italie, bataillon, maman, fiancée, montagne, frontière: il existe plusieurs versions de ce chant alpin.]].

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Dans “Le vœu ultime”, une image semble allégorique, celle du corps du capitaine Colombo, pétrifié par le gel, immolé sur les barbelés: de manière explicite, il est dit que la scène forme une sorte de sculpture, annonçant ainsi les Monuments aux morts, construits durant ces années d’écriture. La date choisie pour la mort du capitaine est le 24 octobre (1917), début de la déroute de Caporetto: manière de montrer l’héroÏsme d’un homme et de sa compagnie, après le communiqué infamant du général Cadorna.

Car De Roberto ne se contente pas du réel, il en cherche le sens – en cela, il pourrait figurer dans les livres d’Histoire.

Il est possible que la liberté de création d’une œuvre à la fois réelle et fictive permit à De Roberto d’alterner une tonalité pacifiste, celle de“ La Peur”, qu’il situa dans une région restée, après le traité de Rapallo, italienne (Préalpes vénitiennes), avec une nouvelle «héroïque» (“Le” Vœu ultime) placée dans les Alpes Juliennes, en terre slovène, devenue yougoslave.

Pacifisme et héroïsme, deux postulations d’un homme partagé entre une profonde humanité et l’amour pour une Patrie encore récente.

Courtes nouvelles, mais grands textes

Muriel Gallot

N.B.: Le film tout récent d’Ermanno Olmi, “Torneranno i prati”, sorti en Italie le 6 novembre, en hommage à la mémoire de son père, a comme source le récit de De Roberto, “La Paura”: mêmes lieux, même date, même tragédie.

A LIRE: Neve, silenzi e memoria: la Grande guerra di Ermanno Olmi
un article de Paolo Mereghetti
4 novembre 2014 – Corriere.it

LIEN DE L’ARTICLE

QUELQUES EXTRAITS
en traduction française

La Peur (La Paura)

Page 9

“Pas l’ombre d’un arbre, pas un brin d’herbe, si ce n’est au fond des vallées: là-haut, un amas chaotique de roches et de pierres, l’ossature de la terre mise à nu, décharnée, désarticulée et brisée. On avait dû ouvrir une grande partie des tranchées en taillant à vif dans la masse, à grands renfort de mines: une montagne d’éclats avait servi de matériel pour les murets et la pierraille était utilisée pour remplir les havresacs. L’eau manquait totalement, et l’on devait la transporter à dos de mulet, dans des outres, avec les vivres.”

Page 42

“Puisque l’atroce engrenage recommençait à fonctionner, puisque le destin inexorable devait être accompli mécaniquement, l’officier dit, en s’efforçant de raffermir sa voix :
– Eh bien, Morana, voilà l’occasion de montrer comment on accomplit son devoir.
Fixant son supérieur dans les yeux, le soldat répondit :
– Mon lieutenant, moi, je n’irai pas.
Tout d’abord, Alfani pensa qu’il avait mal entendu.
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– Mon lieutenant, moi, je n’irai pas.
Envahi par une immense stupeur, l’officier tourna son regard vers ceux qui l’entouraient.

Immobiles, silencieux, glacés, tous évitaient de regarder leur chef, évitaient de se regarder entre eux, l’horreur de ce qu’ils avaient vu était dépassée par la terreur de ce qu’ils entendaient, par ce froid refus d’obéissance, résolu et prémédité.”

Le Vœu ultime (L’ultimo voto)

Page 49

“L’hiver sur la montagne fut terrible: obscurité du brouillard, rondes déchaînées des vents, agitation de la tempête, fureur de la tourmente, déluge de pluie, averses de grêle et, sur tout cela, la neige, encore et toujours la neige, sans trêve. Elle tomba comme le bon Dieu l’envoyait, paisiblement ou en tourbillons, en aiguilles, en flocons, en couches épaisses, de la neige molle de fin octobre au grésil de décembre et janvier, jusqu’aux folles rafales de février et de mars: elle s’étendit comme un drap, s’accumula dans les cuvettes, encapuchonna les cimes, tomba en avalanche, lissa tous les accidents du terrain. Où que se tournât le regard, quand l’horizon était dégagé, on ne découvrait rien d’autre que ce blanc manteau, doré par le premier et dernier soleil, argenté par la lune, intact, immaculé, impénétrable.”

Page 68

“Le corps était replié contre la haie, le bras gauche privé de sa main, accroché au piquet; le genou à terre, le bras droit tendu et le pistolet encore braqué; la tête dressée et la mâchoire fracassée; le casque bosselé, la poitrine criblée comme le disque d’une cible; le visage momifié, blanc comme un masque de cire, mais intact; les paupières fermées, l’uniforme déchiré. Etoffe, cuir, membre, tout était raidi et solidifié: on aurait dit l’œuvre d’un sculpteur, un simulacre taillé dans la pierre ou dans le bois. Mais les coups innombrables qu’il avait reçus, les mutilations, la fierté de l’attitude au moment même de la chute attestaient de l’héroïsme du sacrifice.”

Muriel Gallot

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