La chanson en Italie, des origines aux lendemains de 1968, un livre de Jean Guichard

Dans L’uscita degli artisti (La sortie des artistes), un poème de mon recueil italien récemment publié (Andrea Genovese, Idilli di Milano, Pungitopo Editore, 2022), j’évoque, parmi tant d’autres du monde politique littéraire et musical, un personnage fréquenté dans les années 1960/70 dans la capitale lombarde. On habitait tout près l’un de l’autre, et il m’est arrivé à plusieurs occasions d’aller le voir «nel freddo stanzone/ dove per la stufa gli mancava sempre il carbone… dove un giorno che aveva due uova in padella/ da buon anfitrione me ne mise uno in scodella» (dans la grande et froide pièce où il n’avait jamais de charbon pour son poêle… où un jour qu’il était en train de se cuisiner deux œufs au plat,/ en bon amphitryon, en mit un pour moi dans une assiette). La bohème des années ‘de plomb’, les années des luttes ouvrières et estudiantines et des brigades rouges, n’a pas eu en Italie des Puccini, mais des ethnomusicologues. Franco Coggiola en était un (il deviendra plus tard directeur de l’Istituto De Martino). Réalisateur avec Dario Fo d’un célèbre spectacle, Ci ragiono e canto, malgré son travail de chercheur pour le compte de « I dischi del Sole », il n’arrivait pas à joindre les deux bouts, moi non plus d’ailleurs.

Scurzolengo (Asti), Italy – 1969/01/01 – La Piola di Scurzolengo – Franco Coggiola – Photo © Gianmaria Vergano – Archivi Riccardo Schwamenthal / CTSimages.com

Et, cependant, c’est grâce à des gens comme Coggiola  ̶  qui avec son microphone enregistreur à la main suivait les manifs et les cortèges kilométriques de l’époque et avec son matériel protohistorique enregistrait un peu partout des chansons traditionnelles oubliées  ̶  que les années soixante/soixante-dix firent découvrir à une Italie fière et combative, bien qu’endeuillée par les attentats et le terrorisme, la richesse de son patrimoine musical populaire et folklorique (mieux vaut dire régional). Et c’est alors qu’on a commencé à récupérer, d’abord en valeur négative, la romance d’amour de la période pré- et mussolinienne, remise à l’honneur plus tard par Pavarotti, et l’inclassable et universelle beauté de la chanson napolitaine plus traditionnelle, tout en snobant la chanson sentimentale et larmoyante, considérée marchande et ringarde, accouchée souvent au très méprisé Festival di Sanremo.

Je retrouve cette ambiance superbement décrite, et le nom de Coggiola y est lui aussi cité parmi des dizaines et des dizaines d’autres, dans un très beau livre de Jean Guichard (La chanson en Italie. Des origines aux lendemains de 1968, Presses Universitaires de Provence), professeur émérite de langue et civilisation italienne de l’Université Jean Moulin de Lyon, une véritable somme avec une richesse de repères historiques et textuels qui a peu de précédents en France, sinon dans d’autres œuvres du même auteur. Le tout nous est servi dans un livre aux dimensions et à la couverture imitant parfaitement un disque quarante-cinq tours avec ses sillons bien tracés, le cercle vert du titre avec son trou blanc au centre.

L’entreprise de Guichard, dans sa vaste synthèse, remonte aux sources mêmes de la chanson italienne, perdues peut-être dans la nuit des temps, à ses imbrications avec la musique culte, l’opéra du Risorgimento au XIXème, l’opérette parfois dans son inspiration plus légère et quotidienne, ponctuellement mettant en évidence, avec l’usage du grasset, les noms des innombrables musiciens, chefs d’orchestre, paroliers, chanteurs, spécialistes et chercheurs qui ont contribué à perpétuer une expérience artistique, même dans ses composantes régionales, parmi les plus vitales de la péninsule, et aux vastes résonances internationales.

Jean Guichard

De la tradition à la chanson à l’italienne, à travers l’intermédiation capitale de la chanson napolitaine, ce cheminement séculaire se dénoue au fil des pages, dans les textes riches et variés de la chanson patriotique, politique, anarchiste. La période fasciste est d’une certaine façon innovante dans sa naïve, parfois doucereuse mais souvent expressive quotidienneté, car les innovations techniques apportées par l’invention de la radio et du gramophone consentent une diffusion de masse, accentuée plus tard par le disque, le juke-box, etc. La guerre, la résistance surviennent. A l’arrivée de la télévision, on assiste à l’épanouissement des cantautori, à l’engagement politique du ‘68, et à d’autres événements marquants de la vie italienne jusqu’à l’aube de notre siècle.

La formation universitaire de Guichard lui permet d’esquisser l’histoire politique et culturelle d’une Italie en pleine transformation par des incursions fréquentes dans la littérature et le cinéma, la chanson s’étant faite souvent moyen ou témoin privilégié d’engagements dans les combats pour les droits civiques, la question féminine, l’homosexualité, accompagnant en somme l’évolution de la société, parfois comme une véritable sublimation de philosophie populaire (ou culte-populaire) devant les déconfitures et les tragédies du quotidien, une sorte de souterraine sagesse, un « chi à aùto aùto aùto, chi addato addato addato, scurdàmmuci u passatu, semu a Napuli, paisà », comme chantait la célèbre chanson napolitaine à la sortie de la guerre mondiale dévastatrice et meurtrière.

A rappeler que le filon sentimental, bien naturel au tempérament italien (méridional en particulier) exploité par les maisons discographiques, même à l’époque fasciste, même à celle des Rabagliati et des Claudio Villa, des Nilla Pizzi et des Gigliola Cinquetti, n’a jamais été gagnant en absolu et que, malgré les censures du pouvoir fasciste ou démochrétien ou de l’Eglise catholique, la chanson a intégré d’une manière spontanée et éclectique, le fox-trot, le charleston, le jazz, le rock ’en roll (on pense à Celentano, à l’aise dans ses Ventiquattromilabaci tout comme dans la nostalgie écologique de sa Via Gluck), sans oublier les revendications sociales.

La chason en ItalieBien que dans ses grandes lignes la chanson italienne ait été un vécu personnel, au moins des années cinquante aux années quatre-vingts (Modugno, Mina, Milva, Vanoni, Gaber, Jannacci, Tenco, je cite au hasard) la documentation fournie par Guichard est si vaste que j’en perds mon latin dans les découvertes et tant pis si l’auteur a été obligé d’oublier deux chanteurs mineurs, à moi chers, le sicilien Franco Trincale, qui en ‘68 émouvait les manifs avec ses pathétiques histoires d’émigrés, et Anna Identici, une sorte de Joan Baez italienne, dont j’ai organisé un récital au Dopolavoro de la Poste de Milano dans les années ‘70. Oubli involontaire, c’est vrai, car ces deux chanteurs et tant d’autres étaient bien cités dans une seconde partie ‘régionaliste’ refusée par l’éditeur, la logique « franchouillarde scartésienne » n’arrivant pas à comprendre qu’il puisse y avoir des particularités instrumentales vocales ou thématiques et une riche production propres à la Sicile ou à Rome ou à la Toscane ou à la Lombardie, ou à la Vénétie, pour citer les dialectes (presque des langues en Italie) les plus créatifs. On peut heureusement trouver tout cela sur le site de Jean Guichard.

Si j’en suis donc moi-même ébahi, je peux assurer le lecteur français qu’il trouvera dans cette quasi épique entreprise une mine de références jusqu’à nos jours (Rossi, Guccini, Zucchero, Nannini, Morandi, Conte): il suffit de dire que l’Index des noms en répertorie plus de six cents. Et là aussi les curateurs ont abrégé !

Le livre nous régale aussi d’une annexe très pointue sur l’histoire de la Chanson de Naples et de Campanie, introduite par une belle reproduction d’une céramique du XVIII siècle du Couvent des Clarisses de Santa Chiara, lieu emblématique comme Piedigrotta et Marechiare de plus d’une chanson (Munasterio ‘e Santa Chiara). Et si cela ne suffisait pas, il nous donne, dans de très élégants cadrages gris, une centaine de textes en version bilingue, Guichard assurant une traduction française autant linéaire que poétique. En vaut pour toutes, la désormais classique et mondialement bestsellerisée

Le ciel dans une chambre de Gino Paoli :

Quand tu es ici avec moi
cette pièce n’a plus de parois
mais des arbres
des arbres infinis.
Quand tu es ici à côté de moi
ce plafond violet
non, il n’existe plus.
Je vois le ciel au-dessus de nous
qui restons ici
abandonnés
comme s’il n’y avait plus
rien, plus rien au monde.
Un harmonica joue :
j’ai l’impression que c’est un orgue
qui vibre pour toi et pour moi
là-haut dans l’immensité du ciel.
Pour toi et pour moi
dans le ciel.
 
Andrea Genovese

LE LIVRE: Jean Guichard, La chanson en Italie, Des origines aux lendemains de 1968, préface de Enrico De Angelis, Presses Universitaires de Provence, 2019, pages 320, 26 euros.

Ouvrage disponible notamment
sur le site des Presses Universitaires de Provence ICI
sur le site de la FNAC ICI

Article précédentLa linea verde nelle canzoni con gli esempi di Celentano e Gaber – Lingua italiana
Article suivant1ère édition du Festival Dolcevita-sur-Seine. Rome et Paris: le jumelage est une fête.
Andrea Genovese
Andrea Genovese (Messina,1937) est Sicilien. Il vit en France depuis 1981. Père d’un enfant (aujourd’hui prof de lycée) et grand-père de petits-enfants français, il n’a jamais demandé la nationalité française. Quant à l’italienne il ne sait qu’en faire... Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire théâtral et d’art francophilophobiphone, il écrit en italien en français et en dialecte sicilien. Ses œuvres plus récentes : "Dans l’utérus du volcan", roman, Maurice Nadeau, 2018. "Idilli di Milano", Pungitopo, 2022. "Idilli di Messina", Pungitopo 2021. "Idylles de Sète", Cap de l’Etang Editions, juin 2022. "Idylles de Toulouse", Cap de l’Etang Editions, parution septembre 2022.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.