La Calabre ne semble intéresser que les vacanciers estivaux qui demeurent vissés sur les plages face à la mer cristalline, sans presque jamais chercher à connaître cette sublime région. Désabusés et pris dans le filet du phénomène je-t’aime-moi-non-plus, les Calabrais ont renoncé à convaincre leurs visiteurs saisonniers ou occasionnels que chez eux il y a bien plus que les clubs de vacances abrutissants, avec leur buffets à volonté dégoulinants de produits d’importation. Le complexe d’infériorité qu’on leur a inculqué, les a persuadés que finalement ça doit être vrai que la Calabre n’existe que par ses magnifiques étendues de sable blanc ou, en cas d’allergie à l’eau salée, par ses tout aussi magnifiques montagnes. Ce n’est qu’au bout d’un interrogatoire style mentalist que les yeux commencent à pétiller, le scepticisme à tomber, et les langues à se délier pour révéler les cachettes de leurs trésors. Ironie à part, il y a de quoi comprendre leur réticence, leur refus de croire que l’on s’intéresse sincèrement à eux et que leur situation changera un jour.
En fait, la Calabre fait partie des oubliées de la Une (encore plus que les autres régions du Sud) dans un État partisan de la politique des deux-poids-deux-mesures, un État inerte devant la prolifération de la ‘ndrangheta dont les gros capitaux repaissent banquiers et financiers, tous installés dans la moitié chanceuse de la péninsule. Et ce monstre tentaculaire, fils des exactions post-unitaires, pour mieux exercer son pouvoir, entretient savamment la pauvreté dans sa terre d’origine au vu et au su des politiciens véreux.
La Calabre, déjà défavorisée par sa conformation géographique (elle est quasi entièrement montagneuse), reste ainsi une terre laissée en friche, sans routes ni moyens de transport dignes de ce nom, ce qui la coupe des circuits touristiques et commerciaux. Les idées reçues vont alors bon train rayant cette région même des guides touristiques, exception faire pour quelques-uns qui entassent en une cinquantaine de pages Pouilles, Basilicate et Calabre… Quant au web, le cerveau de Google s’enraye dès qu’on lui demande de faire le lien entre « Calabre » et les sites passionnants qui la concernent, qui sont relégués dans le lot des blogs fantômes, sur lesquels on ne tombe jamais, sauf… si l’on connaît le nom de la localité ! Je rassure néanmoins le lecteur : on obtient quelques informations en cherchant ville par ville, sans prétendre pour autant tout trouver (mais voyons, il ne manquerait plus que ça !).
Certes, n’exagérons rien, tout le monde ou presque connaît les Bronzes de Riace. Pour aller les admirer, par contre, lors de mon voyage en 2018, ce fut le parcours du combattant, l’aéroport de Reggio Calabria ayant été fermé (à l’instar de celui de Crotone) pour des raisons classées secret d’Etat. Il ne restait plus que Lamezia Terme mal desservi par une seule compagnie à des prix peu abordables, et qui se trouve à deux heures de route de Reggio. C’est sans doute la raison pour laquelle un samedi de fin juin, je n’avais compté qu’une douzaine de visiteurs dans le musée archéologique qui, en sus des Bronzes, compte des pièces d’une rareté et d’une beauté renversantes.
Oui, il faut s’armer de patience. La Calabre ça se mérite.
Quoiqu’il en soit, très ennemie des avis non vérifiés dont mes oreilles ont été saturées, j’ai bravé ma réticence naturelle pour les longs trajets en voiture, et nous voilà partis à la découverte d’une terre que je ne regretterai jamais d’avoir connue. En dix jours, nous en avons parcouru une bonne partie en visitant un nombre limité de lieux, les distances étant triplées par les routes tortueuses. Ceci étant, tout m’a plu : la grande gentillesse des Calabrais, leur générosité et disponibilité touchantes ; la gastronomie, sincère, exquise, délicieusement locale ; les paysages, bien sûr, les villages au charme fou, l’art et l’histoire qui brillent par leur originalité.
A Crotone, la ville élue par Pythagore, le musée archéologique (oublié par les guides), entre autres objets rares, abrite une couronne en or massif d’environ deux kilos. Elle ceignait la tête de Héra Lacinia dont la statue était vénérée dans le temple éponyme, qui est situé à Capo Colonna. Bien qu’il n’en reste plus qu’une colonne face à la mer, on y respire un air de magie !
A quelques kilomètres de Crotone, le village de Caccuri, absolument féerique, est une étape à ne pas manquer, avant de continuer en direction de Santa Severina dont le baptistère byzantin est le seul existant en Italie. À l’entrée de la ville, on passe devant l’église de Santa Filomena avec sa coupole, toujours byzantine, qui est elle aussi unique. A notre arrivée elle était fermée. Déçus, nous étions sur le point de rebrousser chemin, quand un grand-père du haut de son balcon nous a demandé dans un italien approximatif : « vous voulez voir l’église ? » et, sans attendre notre réponse, il s’est précipité en bas pour nous l’ouvrir. Il nous a tout montré, tout expliqué à grand renfort de récits de miracles, manifestement heureux de constater que nous nous intéressions à « son » église. Nous avons voulu laisser un peu d’argent pour l’entretien du monument, mais il a refusé sans appel. Pourtant il ne respirait pas la richesse. C’est ça aussi la Calabre.
De Crotone, au bout de presque deux heures de route (pour 94 km), on atteint enfin l’incontournable Rossano: son musée diocésain abrite le Codex Purpureus, 1188 pages d’un évangile gréco-oriental du VIe s. écrit en lettres d’or et d’argent sur un parchemin d’une couleur violacée semblable à la pourpre. Un volume unique pour sa valeur artistique, paléographique, historique et biblique. Dans les alentours, sur les hauteurs, nous avons fini par échouer sur un plateau entouré d’arbres majestueux, complètement coupé de la civilisation, sur lequel s’érige l’église de Santa Maria del Patire, dont nous avions découvert l’existence en parcourant le site de la province de Cosenza. Un joyau inattendu, et « inconnu au bataillon » : une église en pur style byzantin, dont le sol est recouvert de mosaïques d’origine intactes. Nous arrivons juste avant le départ du garde forestier qui veut bien nous ouvrir ce palais des merveilles. Oui, un garde forestier chargé d’un monument rare… Mais lui aussi d’une gentillesse tout aussi rare.
Dans le Parc naturel de La Sila, à 1400 m. entre Cosenza et Catanzaro, c’était un spectacle grandiose qui nous attendait : des sapins de 45 mètres de haut, vieux de quatre cents ans. Il n’y en a plus que soixante sur plusieurs centaines, décimés par les « fratelli d’Italia » afin de dédommager les Américains après la dernière guerre mondiale. Près de Cosenza, à Marano Marchesato, nous avons séjourné dans un B&B aménagé dans un palais tenu par Francesco, le descendant direct des anciens seigneurs de la ville. Tous les mots sont faibles pour décrire son accueil.
A Palmi, la charmante Rosa propriétaire du B&B que nous avait conseillé un ami, ayant compris que nous ne venions pas pour la plage, nous a indiqué la chapelle paléochrétienne de saint Fantin, encore en cours de restauration, où subsistent des portraits de saints sans visage, exemples rarissimes de la période iconoclaste, laquelle attire des spécialistes de nombreux pays, mais jamais des touristes (qui ne sont pas au courant). Puis, l’air de rien, Rosa nous conseille d’aller jeter un œil au centre culturel. Et là, nous voilà parachutés dans une pinacothèque sans gardiens ni protection aucune, qui arbore une collection digne d’un grand musée : Guercino, De Chirico, Modigliani et j’en passe. Dans une autre section est aménagée une collection d’objets d’art populaire aux couleurs et formes éblouissantes. Notre hôtesse nous donne enfin un dernier tuyau : une courte excursion (en voiture) sur le sommet du Monte Elia, le seul endroit d’où l’on aperçoit ensemble la Sicile, les îles Eoliennes et la Calabre. Bouche bée!
Que dire de Serra San Bruno, un monastère dont l’accès est interdit aux femmes, qui peuvent néanmoins visiter l’église ; de Monasterace avec son petit musée farci de belles surprises, comme la mosaïque romaine du dragon ou les vases, remplis de poix que les Romains fabriquaient avec la résine des sapins géants de La Sila.
Pour un dépaysement total, on peut passer par des petites villes où l’on parle grec (grecanico), et par celles où l’on communique en albanais (l’arbaresche) depuis le XVe s., sans compter qu’il existe encore des diasporas valdésiennes.
Pour finir, je ne nomme pas tous les villages remarquables perchés sur les hauteurs (Pentedattilo, Bova, Moccone…). A mon grand regret, nous avons raté un nombre incalculable de sites fantastiques, comme la villa romaine de Casignana, l’incroyable parc d’art contemporain MUSABA, les cascades del Marmarico, etc, etc…
Arrêt sur image, la gastronomie.
A ceux qui prétendent que la cuisine calabraise est pauvre, je leur oppose mon démenti formel, elle est d’une incroyable variété, je parlerais même d’une vraie « rencontre » (hélas ! un voile noir la recouvre comme tout le reste), car dans cette terre oubliée, tout pousse et tout est excellent, des produits de la terre aux fromages, de la viande aux poissons, de l’huile d’olive au vin. Même le riz est cultivé sur place, dans la plaine de Sybaris, et c’est un pur délice (alors qu’il est introuvable dans les villes du Sud de l’Italie envahies de riz industriels du Nord). Leur cannolo ressemble dans la forme à son célèbre cousin sicilien, mais en dix fois plus léger. Un régal ! Parmi les dizaines de spécialités, la plus surprenante a été la stroncatura de Palmi, des pâtes maison composées de plusieurs farines locales (jadis des restes que les moulins donnaient aux pauvres). Inoubliables ! Tout comme la pinsa de Marano Marchesato, une sorte de pizza au levain naturel (qu’on laisse lever pendant 48 heures) aussi légère qu’une bulle d’air, qui restera gravée à jamais dans mes papilles. Difficiles à oublier également les mille et une façons de préparer les légumes et les pâtes à Cosenza et Caccuri, sans compter les poissons de Scilla et les grillades de la Sila. Le tout arrosé de vins spontanés, aux saveurs des plus naturelles qui soient.
Ci-dessous portfolio à visionner. Cliquez sur la première image.
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