Il y a 100 ans, la Marche sur Rome. Extraits de «Mussolini, un homme à nous», d’Alberto Toscano.

À l’occasion du Centenaire de la «Marche sur Rome», le 28 octobre 1922, qui a entraîné la prise de pouvoir de Mussolini en Italie, nous sommes heureux de pouvoir publier des extraits de la préface du nouveau livre du journaliste Alberto Toscano, que tous les lecteurs Altritaliani connaissent bien : Mussolini, un homme à nous. La France et la Marche sur Rome, paru ce mois-ci chez Armand Colin. Un livre passionnant dont nous vous recommandons la lecture. Le point de vue singulier de l’auteur fait ressortir le rôle ambigu de la France quant à l’instauration du régime fasciste chez nos voisins italiens. Manifestement, elle n’a pas vu le danger que pouvait représenter le fascisme instauré par le Duce et la presse de l’Hexagone lui a été dans l’ensemble très favorable jusque dans les années 30.
Les considérations faites dans ce texte sont par ailleurs d’une grande actualité à la lumière des résultats des élections italiennes du 25 septembre dernier et leurs conséquences immédiates.

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«Mussolini, un homme à nous. La France et la Marche sur Rome », d’Alberto Toscano, octobre 2022, Armand Colin

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EXTRAITS DE L’AVANT PROPOS DU LIVRE

La liberté est comme l’air. Elle fait partie de notre vie et nous pensons qu’elle est toujours à notre disposition. Nous le pensons jusqu’au moment où, pour une raison ou une autre, nous rencontrons des difficultés à respirer. Alors nous comprenons à quel point un élément qui nous semblait dépourvu de toute valeur, tellement il paraît abondant dans notre environnement, est en réalité précieux, vital, incontournable et absolument indispensable. Comme le milieu naturel, la liberté et la démocratie doivent être protégées et entretenues, sous peine de payer à prix fort les conséquences de leur éventuelle détérioration. Nous risquons de le découvrir à tout moment et à nos dépens. Oublier cette leçon du passé signifie s’exposer aux mêmes risques qui se sont concrétisés à d’autres époques et qui peuvent se présenter aujourd’hui et demain sous une forme ancienne ou nouvelle.

La Marche sur Rome de la part des milices fascistes, le 28 octobre 1922, est un moment très important de l’histoire de l’Italie et donc aussi de l’Europe. J’ai écrit ces pages en 2021 et 2022, chez moi à Paris, cent ans après la prise de pouvoir de Benito Mussolini, dont la dictature prend fin lors de la Seconde Guerre mondiale, au moment de la Résistance et de la Libération du 25 avril 1945. Les Italiens (et pas seulement) ont payé cher les erreurs commises à l’époque décrite par ce livre. Fin octobre 1922, Mussolini est désigné chef du gouvernement italien par un roi, qui l’asperge de l’eau bénite d’une légalité formelle. Suite à l’action de Victor-Emmanuel III, un mouvement violent obtient la reconnaissance institutionnelle. Il s’installe au pouvoir sans renier ni arrêter ses agressions contre ses adversaires politiques. Le roi scelle le destin de l’Italie en refusant la demande du gouvernement en place, qui souhaite la proclamation de l’Etat de siège pour arrêter l’assaut des « chemises noires » de Mussolini. Le comportement de la monarchie pèse lourd au moment décisif. Le 2 juin 1946, les Italiennes (pour la première fois aux urnes lors d’une consultation nationale) et les Italiens seront appelés à choisir entre monarchie et république. La mémoire des méfaits de Victor-Emmanuel III (y compris la signature des « Lois raciales » fascistes de 1938) aidera le peuple à parier sur la République.

Par l’attitude complice de Victor-Emmanuel III et ensuite par les votes du Parlement (confiance et pleins pouvoirs à Mussolini), les institutions italiennes offrent à l’automne 1922 un exemple dramatique d’abdication de leurs valeurs fondamentales. La violence des ennemis de l’Etat ne peut jamais gagner sans les contradictions, les faiblesses et les complicités de ceux qui sont chargés de défendre les institutions et leur patrimoine moral. Cet automne 1922 ouvre l’hiver de la démocratie italienne, avec une progressive et profonde mutation génétique de l’Etat et de ses articulations. Mussolini obtient la confiance et les pleins pouvoirs à la majorité absolue des 535 députés de la Chambre, même si son parti a conquis seulement 35 sièges aux élections législatives de 1921. En réfléchissant à ce moment, on ne peut pas s’empêcher de répéter qu’il gagne parce les autres le laissent gagner.

Les «autres» qui ? Certainement beaucoup d’Italiens, mais aussi ceux qui en Europe voient son pouvoir comme une solution acceptable et même souhaitable aux problèmes de la Botte. Ce livre parle en particulier de la presse française et de son attitude souvent bien compréhensive envers Mussolini et parfois ouvertement engagée pour le décrire comme homme du destin. Mussolini prend le pouvoir en Italie dans une atmosphère internationale favorable à sa personne et à sa cause, identifiée à l’« ordre » et à l’antibolchevisme. Le comportement de la grande presse française d’information est à ce propos très significatif, en contribuant de l’étranger à bâtir le mythe de la Marche sur Rome.
Indépendamment du jugement qu’on peut porter sur la Marche, une chose est certaine : il y a un «avant» et un «après» ces jours de fin octobre 1922 où des milliers de fascistes armés se dirigent en chemise noire vers la capitale pour imposer la naissance d’un gouvernement Mussolini. En trois ans et demi, le mouvement fasciste, né en mars 1919 à Milan, est passé de quelques centaines de membres au plein contrôle du pouvoir national. En même temps, une classe politique rusée (peut-être trop rusée et fière de l’être) a été balayée par un homme de 39 ans, d’origine populaire et dépourvu de toute instruction de haut niveau. Fin 1922, les personnes qui entourent le nouveau président du conseil sont encore plus jeunes que lui. Beaucoup plus jeunes. Les journalistes étrangers en Italie paraissent apprécier ce soudain changement de génération au sein du Pays. Italo Balbo, le véritable chef opérationnel de la Marche sur Rome, a vingt-six ans et il n’est pas parmi les plus jeunes. Comme le remarque un article de la presse française, cité à la fin de ce livre, le tissu connectif du mouvement fasciste est composé par des jeunes ayant participé à la Première Guerre mondiale. Ils ont une familiarité avec les armes, ils ont perdu la sensibilité aux larmes.

L’image que les Italiens (et pas seulement) ont de la Marche sur Rome risque d’être, encore au 21ème siècle, conditionnée par l’avalanche de propagande et de prosopopée que le pouvoir fasciste a orchestré à ce sujet pendant deux décennies. Ce moment a été décrit comme épique, historique, mirobolant. La fabrique des mensonges a travaillé dur pour l’imposer à l’opinion publique en tant que « immense mobilisation de foule parfaitement organisée ». C’est faux. Tout d’abord les véritables participants à la première (et décisive) phase de la Marche sont beaucoup moins nombreux que ceux qu’on a longtemps fait croire. Ils n’arrivent certainement pas à 30.000 et, au moment clé des 27-28 octobre, ils sont entre 15.000 et 20.000. Même ceux qui savent manier les armes sont mal organisés et souvent mal armés. Plus qu’à une armée conquérante, ils font penser à des groupes de chasseurs du dimanche.

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Le désastre de la société italienne de l’après 1918 n’est pas que politique. La Grande Guerre finie, l’Italie a du mal à retrouver ses repères. C’est une dérive culturelle et morale plus qu’économique et sociale. Ils sont nombreux, avec différents drapeaux, à vouloir faire table rase du passé, sans connaître grand chose de l’avenir qu’ils ont envie de bâtir sur les ruines de leur pays. C’est dans ce contexte que Mussolini cherche et trouve sa réincarnation politique après avoir été à l’extrême gauche et milité pour amener l’Italie à la guerre. Le savoir-faire de ses «squadre» d’action (appelées aussi par le péjoratif «squadracce») devient de plus en plus la violence quotidienne contre les adversaires politiques. Surtout contre les coopératives rurales de gauche, les «maisons du peuple» et les journaux rivaux, dont les sièges sont souvent dévastés et parfois incendiés à l’époque du «biennio nero», les deux «années noires» 1921-1922 qui font suite au «biennio rosso», les «années rouges» 1919-1920. Une spécialité des «squadracce», souvent composées par des hommes très jeunes et commandés par des ex combattants de la Grande Guerre, est l’agression des rivaux politiques, humiliés avec un plaisir tout à fait particulier s’il s’agit d’intellectuels. Le fascisme ne perdra jamais ce complexe de mépris et de méfiance envers les intellectuels libres dans leur pensée et dans leurs critiques.

[…]

En 1922, le gouvernement français suit «sympathiquement», selon une expression du Figaro, la prise du pouvoir par Mussolini. L’analyse de ce quotidien résume efficacement l’attitude de Paris par rapport à ce qui se passe dans la Botte. La France a besoin de l’amitié italienne et elle a intérêt à collaborer avec le nouveau régime de la Péninsule, dont elle apprécie la volonté stabilisatrice. Lisons ensemble, avec attention, ces mots de l’article “Le fascisme et la France” en première page  du Figaro du 31 octobre 1922: « Le fascisme italien est une crise généreuse de protestation contre une sorte de bolchevisme naissant. En France, Dieu merci ! nous ne sommes pas exposés de sitôt à redouter ce genre de péril. C’est pourquoi Mussolini et ses lieutenants n’y trouveront pas d’imitateurs. Ce n’est pas à dire, pour cela, que nos hommes d’Etat n’aient pas le devoir de suivre sympathiquement la transformation d’une Italie qui vient, en Orient, de se ranger loyalement à nos côtés ; ils devront observer aussi, avec vigilance, un mouvement dont les conséquences intérieures ne regardent que nos voisins et alliés, mais qui posera fatalement des problèmes d’ordre international où seront engagés les intérêts de notre pays ». Mussolini est donc le bienvenu, mais il ne doit pas créer des problèmes aux ambitions françaises en politique étrangère.

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APPROFONDISSEMENT

Nous vous proposons d’écouter la vidéo postée par nos amis de l’Italie en direct : une interview d’Alberto Toscano sur son nouveau livre par le journaliste Paolo Romani

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