Ce 11 janvier 2022, un illustre ‘Européen convaincu’[1] vient de tirer sa révérence. Humaniste animé par la passion de l’Europe, tel était l’Italien David-Maria Sassoli, Président social-démocrate du Parlement européen depuis le 3 juillet 2019, qui vient de disparaître à l’âge de 65 ans.
Hospitalisé depuis le 26 décembre dernier à l’hôpital d’Aviano dans la province de Pordenone en Italie, il a succombé à une complication grave due à un dysfonctionnement du système immunitaire. Il avait déjà dû mettre ses activités entre parenthèses en automne pour raisons de santé.
Son mandat devait arriver à échéance la semaine prochaine, à la moitié de la législature quinquennale, conformément aux accords conclus entre les groupes politiques du Parlement européen S&D (Socialistes et démocrates), Parti Populaire Européen (PPE – droite) et Renew Europe (centristes et libéraux). En 2019, ces derniers avaient soutenu son élection surprise (il ne faisait pas partie des candidats pressentis), à la faveur de tractations générales entre ces grands courants politiques européens pour se répartir les rênes des principales institutions européennes (Conseil européen, Commission européenne et Parlement européen) dans cet esprit de compromis si emblématique du microcosme européen ; une des conditions du ‘deal’ impliquant que la seconde moitié du mandat soit dévolue à l’élection d’un candidat PPE.
Le Parlement européen, qui se réunira en session plénière à Strasbourg du 17 au 20 janvier, avait ainsi prévu dans son agenda de procéder à l’élection de son nouveau Président; David Sassoli n’avait d’ailleurs pas souhaité se représenter nonobstant le soutien de son groupe, les sociaux-démocrates (S&D), deuxième force politique au Parlement européen, qui avait alors renoncé à présenter un candidat, ouvrant la voie à l’élection probable de la candidate maltaise du groupe PPE (droite), Roberta Metsola, actuellement première vice-présidente du Parlement européen (qui en compte 14). La Camarde entre-temps s’en est mêlée, la désignant ainsi, conformément au règlement de cette institution, Présidente par intérim jusqu’à l’élection prévue le 18 janvier prochain.
Député européen depuis 2009, David Sassoli était devenu en 2014, suite à sa réélection, vice-président du Parlement européen en charge du budget, de l’immobilier et de la politique euro-méditerranéenne. En tant que membre de la Commission des transports et du tourisme, il avait été rapporteur pour la réforme ferroviaire européenne (4ème paquet ferroviaire) et le ciel unique européen. En 2019, il est élu à la tête de l’institution, succédant à l’Italien Antonio Tajani, proche de Silvio Berlusconi, membre du PPE et ancien journaliste comme lui.
Car David Sassoli, né le 30 mai 1956 à Florence, est en effet un ancien journaliste fort connu des téléspectateurs italiens. Après des études de sciences politiques, engagé dans des actions sociales éducatives, il chemine dans le milieu de la presse, collabore au quotidien Il Giorno. En 1989, il couvre sur place la chute du Mur de Berlin. Puis il intègre en 1992 la RAI dont il deviendra plus tard le présentateur vedette du journal télévisé de 20 heures sur la Rai Uno et vice-directeur. En 2009, il s’engage en politique, à la faveur de la création du Parti démocrate (PD) par Walter Veltroni, ex-maire de gauche de Rome en se présentant aux élections européennes sous cette bannière. Il devient le chef de la délégation du PD au sein du Parlement européen, institution européenne à laquelle il se consacre dès lors, hormis sa tentative avortée de se porter candidat aux primaires de son parti pour les élections municipales de Rome en 2013.
«Notre défi est de construire un nouveau monde respectueux de l’Homme et de la nature, avec une économie au service du bien-être de tous, et ne servant pas uniquement les intérêts de certains. Noël est le moment où l’espoir naît. Nous devons être cet espoir pour tous ceux qui sont dans le besoin, pour tous ceux qui sont confrontés à l’injustice.» Tels étaient ses ultimes vœux pour les fêtes de Noël et de fin d’année. Message qui caractérisait bien cet homme enclin à l’empathie et mû par le souci de contribuer à un monde meilleur.
Les hommages émus qui lui ont été rendus dans le milieu européen à Bruxelles, et ce quelle que soit la couleur politique, ainsi qu’en Italie et partout en Europe témoignent tous de cette personnalité bienveillante, ‘homme bon’ comme l’a déclaré Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne. Les drapeaux ont été mis en berne ce mardi 11 janvier devant les bâtiments des institutions européennes et une minute de silence a été observée devant le Parlement européen à Bruxelles. Une cérémonie est également prévue ce lundi à Strasbourg, où les Députés européens se retrouveront en session plénière. Des funérailles d’Etat ont été organisées en son honneur à Rome ce 14 janvier.
Homme politique réputé consensuel, facilitateur, bon connaisseur des arcanes institutionnelles européennes, oeuvrant dans un esprit de compromis et non de compromission, au-dessus des intrigues de palais, David Sassoli a dès le début de son mandat de Président dû faire face à la crise pandémique qui s’était abattue sur le monde; il a ainsi réinventé le Parlement européen pour qu’il puisse continuer ses travaux en mettant en place – une première dans le monde -, un mode de débat et de vote à distance des Députés européens. David Sassoli avait également initié en avril dernier une réflexion sur le futur du Parlement européen: ‘Repenser la démocratie parlementaire’, impliquant les Députés européens et le personnel administratif, tant les questions de démocratie européenne, la nécessaire reconnection réciproque de l’Europe et de ses institutions avec les citoyens, le souciaient. Il se réjouissait ainsi de l’implication des citoyens dans la Conférence du futur de l’Europe, exercice démocratique paneuropéen majeur lancé le 9 mai 2021, scandé par une série de débats impliquant les acteurs politiques dont le Parlement européen mais aussi et surtout les citoyens ; les travaux s’achèveront le 9 mai 2022 et aboutiront à des propositions sur l’Europe du futur.
Attaché au rôle pivot du Parlement européen, qu’il estimait devoir être le siège de la démocratie européenne, plaidant pour un droit d’initiative législative accordé à son institution, David Sassoli voulait faire de cette dernière «un Parlement moderne, plus transparent, éco-durable, accessible aux citoyens», comme il le soulignait dans son discours de candidature du 3 juillet 2019.
Ardent défenseur et promoteur de la démocratie européenne et des valeurs européennes, de liberté et des libertés publiques, de dignité, de solidarité et des Droits de l’Homme, et ce, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union européenne, David Sassoli se montrait ferme avec les dérives illibérales de la Pologne et de la Hongrie. Il avait fait les frais de son engagement en faveur de l’opposant russe Alexei Navalny[2] en se retrouvant interdit d’entrée sur le territoire russe le 30 avril dernier, tout comme d’ailleurs les 7 autres responsables européens (dont la vice-présidente de la Commission européenne Vera Jourova, chargée des Valeurs et de la Transparence). Cela en représailles des sanctions adoptées par le Conseil de l’Union européenne les 2 et 22 mars derniers contre des responsables de l’arrestation d’Alexeï Navalny et de persécutions massives et systématiques perpétrées en Tchétchénie.
David Sassoli s’était attaché indubitablement à aller de l’avant dans l’Europe d’après ; il plaidait pour un budget européen à la hauteur des ambitions et des défis de l’Union européenne notamment en matière d’exclusion sociale, pour de véritables compétences en matière de santé et des prérogatives fortes pour venir à bout des inégalités, convaincu que pour vaincre le nationalisme qu’il considérait comme «un virus pour une Europe qui doit rester forte et unie», il fallait renforcer la démocratie et la solidarité.
La solidarité, précisément, n’était pas un vain mot pour lui qui, dès son entrée en fonction avait indiqué que, sous sa mandature, «le Parlement sera toujours ouvert aux ONG» en lien avec sa volonté de réformer les accords de Dublin sur les demandeurs d’asile et l’immigration. Il rappelait en juin 2021, en ouverture d’une conférence sur ces thématiques, qu’«un de nos premiers devoirs est de sauver des vies» s’indignant que cette responsabilité soit dévolue aux seules ONG. Solidarité et proximité avec les citoyens, tel a été son leitmotiv tout au long de son mandat. Ainsi, fraîchement élu, David Sassoli se rend le 5 juillet 2019 à la station de métro Maelbeek à Bruxelles, un des sites des attentats de Bruxelles de 2016, pour rendre hommage à toutes les victimes du terrorisme en Europe. Il se montre particulièrement sensible aux citoyens les plus fragiles. C’est ainsi qu’il visite, quelques mois après son élection, le 7 octobre 2019 à l’occasion de son premier déplacement en France, un des restos du cœur de Paris où il s’engage à faire de la protection des plus démunis une bataille centrale du Parlement européen et à défendre le Fonds européen d’aide aux plus démunis pour le doter d’un budget conséquent.
Pour joindre les actes à ses paroles, il n’avait pas hésité, fait unique dans les annales européennes, à mettre à disposition en pleine crise pandémique, les locaux et les infrastructures inutilisées du Parlement européen (aussi bien à Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg): à Strasbourg, siège officiel du Parlement européen, c’est un centre de dépistage du Covid-19 qui s’installe le 11 mai 2020 au rez-de-chaussée du bâtiment Louise Weiss. Les cuisines de l’institution (dans les 3 villes) sont également mises à contribution puisque dès le 29 avril 2020, elles préparent quelque 500 à 1000 paniers-repas par jour, collectés par les associations caritatives et distribués quotidiennement à des familles monoparentales et des jeunes précaires. A Bruxelles, à la même période, son bâtiment Helmut Kohl accueille un centre d’accueil temporaire pour 100 femmes sans abri, géré par une association caritative, permettant aux bénéficiaires d’accéder, 24h sur 24, à une douche, 3 repas chauds et un lit. Au Luxembourg, les cabines de traduction sont utilisées pour favoriser les échanges entre des personnes malades de la Covid-19 et leur famille, sans risque de contamination.
Pour prendre la mesure de l’initiative inédite de David Sassoli, imaginons que d’autres vénérables institutions aient fait ou fassent encore de même: le Palais Bourbon, le Palais du Luxembourg, le Palais Montecitorio, le Palais Madame ; le Berlaymont (bâtiment principal de la Commission européenne à Bruxelles), le Justus Lipsius (bâtiment du Conseil de l’Union européenne du nom de l’humaniste belge du 16ème siècle), ce qui justifierait son appellation; Europe (bâtiment principal du Conseil européen, anciennement Résidence palace); le Palais de l’Elysée; le Palais du Quirinal, etc. Quelle révolution de…palais !
David Sassoli était, outre ‘il bello de la sinistra’ (dans tous les sens de l’expression) comme le surnommait jadis la presse italienne, un homme affable, proche des gens qu’il considérait, quels qu’ils soient, dans le plein sens étymologique du mot. Considération, de cum siderare: «regarder quelqu’un comme s’il était aussi important qu’une étoile» (‘Éthique de la considération’ de Corine Pelluchon). David Sassoli était habité par une profonde éthique. Éthique de la conviction? Éthique de la responsabilité? Pour Max Weber son concepteur, ces deux éthiques se complètent et «constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la vocation politique».
Homme authentiquement politique, voilà ce qu’était David Sassoli, pleinement voué à la Cité, la Cité des Hommes. Il avait rappelé, le 9 mai 2020, en célébrant la Journée de l’Europe marquée par le 70e anniversaire de la Déclaration Schuman (qui a jeté les bases de la construction européenne), le fil d’Ariane de cette dernière: solidarité, égalité, égalité des chances pour tous ; en soulignant qu’«il y a 70 ans, nous avons dit ‘plus jamais’ à la guerre ; 70 ans plus tard, nous devons dire ‘plus jamais la faim et plus jamais la mort en Méditerranée’». Exhortant les dirigeants politiques à retrouver le courage des fondateurs de l’Europe, il déclarait alors : «la politique est utile quand elle est courageuse et, quand elle est courageuse, elle peut changer le monde». Et… changer le monde plutôt qu’il ne nous change[3].
Oui, assurément, Monsieur Sassoli, il vous a fallu bien du courage pour faire de la politique pour changer le monde, sans qu’elle ne vous change et rester un ‘uomo perbene’.
Djémila Boulasha
[1] Européen convaincu: jargon en vogue dans le milieu ‘européen’ pour désigner un engagement fort en faveur de l’Europe.
[2] Alexei Navalny: lauréat le 20 octobre dernier du prix Sakharov 2021 pour la liberté de l’esprit décerné chaque année par le Parlement européen aux défenseurs des Droits de l’Homme et des libertés fondamentale.
[3] Pour faire écho à l’expression d’un des protagonistes du chef-d’œuvre d’Ettore Scola ‘Nous nous sommes tant aimés’.
Bel hommage