Avant de perdre son indépendance et son titre de capitale, Naples excellait dans maints domaines ; celui de la médecine n’était pas le moindre.
C’est à quelque 50 kilomètres de la cité parthénopéenne, à Salerne, qu’au Xe siècle les médecins commencèrent à acquérir une réputation internationale. Point de convergence des quatre traditions les plus prestigieuses de l’époque, juive, arabe, grecque et latine, Salerne vit naître la première école de médecine d’Europe, une institution où les femmes occupaient une place de premier plan : elles élaboraient des remèdes et des thérapies, accomplissaient des opérations chirurgicales complexes. Dans les jardins de Minerve, où l’on cultivait les herbes médicinales, retentissent encore leurs noms : Trotula, Speranzella Calenda, Costanza Calenda, Rebecca Guarna Abella…
Quant aux médecins napolitains, déjà empreints de tous ces courants médico-philosophiques, ils ne furent pas en reste et dès le XIIe s. amorcèrent une tradition séculaire destinée à devenir le fleuron du royaume à partir du XVIe.
Au XVIIe siècle, Naples comptait 150 institutions hospitalières, toutes fondées et gérées par des ordres religieux ou des confréries. Ces derniers faisaient appel aux artistes et artisans les plus réputés pour qu’ils décorent de peintures, sculptures et faïences le moindre recoin de leurs bâtiments. Les cloîtres étaient agrémentés de plantes et d’arbres odorants et décoratifs, outre les plantes médicinales qui servaient à fabriquer les remèdes sur place. Toutes ces merveilles artistiques et naturelles ne visaient pas seulement à honorer Dieu ou la Vierge, mais à égayer l’esprit du personnel soignant et apaiser la souffrance des patients, car, d’après la philosophie napolitaine, la beauté est thérapeutique. Même les murs du lazaret de l’Ospedale della Pace, situé en plein centre-ville, étaient recouverts de fresques magnifiques (il est encore en bon état de conservation et on peut le visiter sur rendez-vous – voir le guide Naples insolite et secrète, aux éditions Jonglez, 2014).
Véritables temples de charité, ces hôpitaux accueillaient non seulement les malades mais également les déshérités : on aidait les méritants à se relever en cas de faillite non frauduleuse, on payait la rançon des prisonniers de guerre, on assistait les condamnés à mort ou tentait d’obtenir leur grâce s’ils étaient innocents, on assurait les funérailles des plus pauvres… Les orphelins, les enfants abandonnés ou nécessiteux étaient pris en charge dès leur naissance et recevaient une bonne éducation. En somme, ces institutions s’occupaient de l’être humain de la naissance à la mort.
Encore aujourd’hui, l’archiconfrérie des Pellegrini, désormais dessaisie depuis les années 70 de son hôpital éponyme, subvient aux besoins de 300 familles indigentes, et assure des soins gratuits aux pauvres dans un dispensaire polyclinique.
L’hôpital «Santa Maria del Popolo degli Incurabili», via Maria Longo 50 (toujours en fonction), était considéré comme le nec plus ultra de la médecine de l’époque. Inauguré en 1518, après seulement deux ans de travaux, il fut construit sur une hauteur rocheuse, Caponapoli, lieu réputé pour la salubrité de son air.
Véritable citadelle, « Les Incurables » devint un des complexes hospitaliers les plus importants et les plus modernes d’Europe. Dès son ouverture, il pouvait accueillir 1 600 patients, abritait quatre églises monumentales, une officine-laboratoire, plusieurs pharmacies, et même un service d’interprétariat pour les nombreux étrangers qui venaient s’y faire soigner, un abattoir privé. Plus tard, on y fonda une école de médecine expérimentale pourvue d’un amphithéâtre pour les leçons d’anatomie et la pratique de la chirurgie sur des cadavres.
A cette structure déjà imposante, vinrent s’ajouter deux maisons de repos, celle de Torre del Greco, située au pied du Vésuve, réservée aux patients atteints de pathologies pulmonaires, et celle pour les malades nécessitant une cure thermale, bâtie aux portes de la ville, à Agnano, lieu connu depuis l’Antiquité pour la qualité de ses thermes.
Les femmes
Fondé par une femme, Maria Lorenza Longo, l’hôpital des Incurables, comme de nombreuses autres oeuvres d’assistance et de charité qui caractérisaient à l’époque Naples, avait pour vocation première la santé des femmes, quelles que fussent leur condition sociale, leur moralité, leur âge, leur nationalité. Une fois rétablies, si elles le souhaitaient, elles pouvaient rester au sein de l’institution qui les prenait en charge à part entière. Les femmes enceintes étaient hospitalisées, avec leur éventuel accompagnateur, dans un service spécialisé appelé « la maison des accouchements ». Ici, on préparait les mères et les pères à la naissance du bébé ; cette tâche était assurée par des obstétriciennes formées dans l’école de cet hôpital, une première absolue en Europe. Les orphelins (même de père seulement) ou les enfants de mères célibataires étaient pris en charge jusqu’à l’âge adulte et bénéficiaient d’une formation.
Au XVIIIe siècle, lorsqu’on agrandit la Pharmacie, saisissante par la beauté de sa décoration, avec ses boiseries, ses sculptures, ses dorures et céramiques polychromes, on tint à rendre hommage aux femmes et à la médecine avec deux sculptures en bronze doré représentant deux utérus, l’un vierge et l’autre portant un enfant, une décision d’autant plus surprenante que les décideurs étaient des ecclésiastiques.
A l’hôpital des Incurables comme dans tous les 150 hôpitaux napolitains, les femmes, même en bonne santé, n’étaient jamais laissées pour compte: veuves démunies ou abandonnées par leur mari, femmes battues ou célibataires, prostituées ou filles de prostituées, toutes étaient accueillies et aidées. Les jeunes filles recevaient une bonne éducation et, si elles souhaitaient se marier, on leur allouait une dot.
Les malades
La vocation de ce complexe était aussi d’accueillir les patients atteints de maladies chroniques que d’autres hôpitaux refusaient, d’où le nom d’«Incurables», un terme qui n’était toutefois pas synonyme d’«inguérissables». Par contre, les malades atteints de maladies a priori mortelles et très contagieuses comme la lèpre, par exemple, étaient envoyés dans les lazarets. On n’acceptait pas non plus les personnes se plaignant de petits maux.
Une autre spécificité de cet hôpital était le service de psychiatrie ; celui-ci divisait les malades en trois catégories, les maniaques, les mélancoliques et les « taciturnes », ceci afin de leur dispenser des soins personnalisés. La musique et les petites occupations (distribution des repas, puisage de l’eau, etc.) faisaient partie des thérapies appliquées par les psychiatres (avant la lettre) napolitains. De plus, une fois par an, à l’occasion du Carnaval, les malades mentaux non violents étaient autorisés à sortir sous surveillance, et même à aller danser dans les salles du palais royal ouvert à tous pendant ces festivités.
La grande diversité des pathologies traitées valut à cet immense établissement d’avant-garde le qualificatif de « Musée de toute la Médecine ».
Les malades bénéficiaient d’une visite d’acceptation, afin d’être dirigés vers le service compétent, ce qui constitua le premier exemple de « triage hospitalier », organisation digne d’une structure moderne.
Le taux de mortalité des patients était faible, de loin inférieur à celui enregistré à l’Hôtel-Dieu de Paris, par exemple. Ce palmarès était dû au fait que l’on envoyait vers d’autres hôpitaux les patients ayant besoin d’une opération chirurgicale, ce qui endiguait la propagation de microbes.
Le fonctionnement
On peut aisément imaginer qu’une telle structure employait un très nombreux personnel qui non seulement était salarié, mais également nourri et blanchi. A ces dépenses déjà exorbitantes s’ajoutait l’énorme coût de la prise en charge des pauvres. On trouva donc un moyen d’autofinancement en instituant Il Banco di Santa Maria del Popolo. Les « Banchi », équivalents des monts-de-piété, étaient des institutions financières, émanations de corporations laïques qui opéraient dans le secteurs de la charité publique, de l’assistance et du crédit en faveur des classes pauvres. Très liées à l’histoire de Naples, elles dataient déjà d’une petite centaine d’années au moment de la fondation des Incurables.
En dehors du personnel salarié, différentes associations caritatives apportaient leur aide, chacune à des jours préétablis : le lundi, les pères ouvriers restaient au chevet des moribonds ou s’occupaient des morts. Le mardi, les dames des familles nobles distribuaient les repas…
Le corps médical et la Scuola Medica Napoletana
Les médecins, ayant chacun une spécialisation, n’étaient soumis à aucune forme de hiérarchie, chacun pouvant décider librement de la thérapie à appliquer ; il ne consultait un collègue que s’il le souhaitait. Les praticiens (tout comme le personnel soignant) étaient présents 24heures/24, puisqu’ils étaient formés et vivaient au sein du complexe hospitalier. Celui-ci abritait, en effet, une prestigieuse école de médecine qui sélectionnait avec rigueur des candidats provenant de toutes les provinces du royaume en respectant la règle du numerus clausus. Les étudiants, logés sur place comme dans les campus universitaires modernes, bénéficiaient de cours théoriques, d’anatomie appliquée et de pratique auprès des malades, méthode de formation qui fit la renommée de l’Ecole napolitaine de médecine.
Dans cet hôpital on pratiqua les premières anesthésies, la césarienne et on appliqua les premiers cathéters, sans compter l’invention de plusieurs instruments chirurgicaux très originaux fabriqués par des artisans locaux. Ces objets sont exposés dans le musée de l’hôpital (Museo delle Arti Sanitarie e di Storia della Medicina e della chirurgia) que l’on peut visiter sur rendez-vous.
Cette école cessa d’exister après l’invasion de l’armée piémontaise qui conduisit à l’annexion du Royaume des Deux-Siciles. Un autre coup fatal fut assené aux Incurables par un incendie au cours duquel partirent en fumée de précieux volumes contenant un pan inestimable de l’histoire de la médecine occidentale.
Les médecins des Incurables ont fondé une association, « Il faro di Ippocrate », qui a pour but la valorisation de ce précieux patrimoine.
Renseignements à ce lien: http://www.museoartisanitarie.it/01a_ilfaro.html
Maria Franchini
MISE A JOUR DU 7 AVRIL 2019: nouvelle à peine croyable, la Pharmacie des Incurables de Naples ferme!! L’ennième bijou napolitain abandonné.
La storica Farmacia degli incurabili chiude. L’ennesimo gioiello napoletano abbandonato
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Note de la rédaction:
Cet article nous donne l’occasion de signaler à nouveau le livre de Maria Franchini autour de sa ville fétiche. Après “Naples insolite et secrète”, le “Dictionnaire insolite de Naples” (éditions Cosmopole, avril 2015).
Cet ouvrage réunit d’autres pans de la civilisation napolitaine en zoomant sur des personnages célèbres d’hier et d’aujourd’hui, sur des lieux surprenant de la Campanie, la région dont Naples est le chef-lieu. Mais encore des entrées consacrées à la gastronomie, à la langue napolitaine farcie de gallicisme, ainsi qu’à d’autres détails intrigants d’une ville, la seule au monde, qui répond, d’après les experts de l’Unesco, au concept d’unicité. Sa culture millénaire « divulgue des valeurs universelles visant à un dialogue pacifique entre les peuples », comme l’indique la plaque affichée par l’Unesco dans le centre historique de Naples.