Entretien avec Ezio Mauro: ‘L’homme blanc ou la régression identitaire’ (Liana Levi, 2023)

Dans une Italie profonde, livide, spectrale, voici le point de départ du livre «L’uomo bianco» d’Ezio Mauro (directeur historique de La Stampa et de la Repubblica), publié par Feltrinelli et sorti ce printemps en langue française aux éditions Liana Levi sous le titre «L’homme blanc ou la régression identitaire».

Versione originale in italiano QUI.

Festival livre Paris 2023

En février 2018, en pleine campagne électorale italienne, un homme de 28 ans prend un pistolet et se met au volant de sa voiture. Un peu plus tard, il annonce à une barmaid qu’il va faire un massacre. Il s’appelle Luca Traini mais s’est rebaptisé «Lupo». Il habite près de Macerata, dans la région des Marches, où une jeune fille de 18 ans, Pamela Mastropietro, a été tuée quelques jours auparavant et (littéralement) mise en pièces. Innocent Oseghale, un Nigérian, soupçonné d’avoir causé sa mort, a été arrêté. Traini veut venger Pamela. Le coupable est l’homme noir ; et c’est lui, l’homme blanc, qui se charge de le traquer. Il tire. Il blesse six immigrés africains qui n’ont rien à voir avec le meurtre de la jeune fille. Il va déposer la boîte de projectiles (vide) et un lumignon à l’effigie de Mussolini à l’endroit où les restes de Pamela ont été retrouvés.

Le livre alterne le registre de la chronique et celui de l’essai : d’un coté, Ezio Mauro raconte la chasse du loup, tandis que de l’autre il étudie d’autres explosions de violences racistes et la «régression identitaire» (dont l’histoire de Traini est un révélateur extrême) des «hommes blancs», qui se sentent mis sur la touche, vaincus, «assiégés» par les immigrés, oubliés par la politique, ignorés par les médias, méprisés par les institutions et les classes moyennes supérieures: ils appartiennent à la catégorie américaine des «forgotten men», un réservoir de consentement aux nationalismes et aux pulsions antidémocratiques et autoritaires.

Au Festival du livre de Paris, nous en avons parlé avec l’auteur et cet entretien nous a également amenés à parler de sujets politiques très actuels.

ENTRETIEN AVEC EZIO MAURO

Q. Le titre du livre, « l’homme blanc », est tiré d’un rapport de police.

R. Un homme se rend dans un chantier où des immigrés cherchent des tôles pour le toit de leur cabane. Un chantier désaffecté, qui n’appartient à personne. Ils ne volent rien. Ce même monsieur se positionne sur une éminence avec son fusil, qu’il braque sur eux. Il vise le corps et la tête d’un immigré nommé Soumayla, et le tue. Il tire ensuite sur d’autres personnes. L’un des survivants, racontant les faits à la police, dit : «C’était un homme blanc.» Quelqu’un peut aller dans les rues et tirer sur un Noir (Traini a dit : «Je vais buter des Nègres») non à cause de ce qu’il a fait mais à cause de ce qu’il est. La couleur de la peau suffit. Quand vous faites d’une personne la cible de votre haine et que vous lui tirez dessus juste parce qu’elle est noire, vous vous transformez également. Vous faites de lui une cible idéologique, et vous-même tombez dans cette identité tout aussi idéologique d’homme blanc. L’Italien indigène. Une figure qui n’existait pas, qui semble sortie des romans de Harper Lee. Nous n’étions pas habitués aux conflits des sociétés multiculturelles. A cet égard, en Italie, nous sommes en retard par rapport à la France, qui est confrontée à ces problèmes depuis des décennies.

Q. À l’ère du multiculturalisme et de ce qu’on nomme la «mondialisation» réapparaît une identité fondée sur le groupe ethnique, sur la couleur de peau.

R. L’homme blanc est ce que nous sommes mais en même temps ce nous ne nous sommes jamais contentés d’être. Nous sommes partis de cette caractéristique naturelle et nous avons ajouté des centaines d’autres choses à notre identité. Je ne me présente pas en disant : «Enchanté, je suis Ezio Mauro, blanc.» Si je ne connais pas mon interlocuteur, je dis que je suis italien, que je vis à Rome, que je suis journaliste. Mille superstructures définissent notre identité. En revanche, si l’on se définit comme «homme blanc», ça veut dire qu’on se débarrasse de ces superstructures culturelles, politiques, sociales. C’est une régression à l’identité primordiale du sang et de la couleur de peau.

Q. L’homme blanc du livre est le «forgotten man», comme disent les Américains.

R. J’ai bondi sur ma chaise le jour de la victoire électorale de Trump. Il n’a pas remercié le parti, l’establishment, Wall Street, mais s’est adressé à ceux qu’il a qualifiés de forgotten men. Si j’ai été impressionné, imaginez ce qu’ils ont ressenti. L’ «homme oublié» se plaint surtout d’une méconnaissance et croit que personne ne le prend en charge. Les phénomènes qui l’entourent (la mondialisation, les crises économiques, la crise sanitaire, les «invasions» – comme il les définit – des immigrés) le dépassent. Ils sont trop grands. Cet homme pense que la politique ne le protège plus. Soudain débarque un homme politique qui l’interpelle directement et lui dit, comme Jésus au voleur placé à sa droite :  «Demain, tu seras avec moi au paradis.» À ce moment-là, c’est comme si Trump avait dit : «Demain, tu entreras avec moi à la Maison Blanche.»

Q. Le court-circuit entre un milliardaire et un peuple «oublié» marque la disparition de la politique comme lieu de médiation du conflit.

R. La politique, qui devrait être l’organisme social chargé de capter les besoins sociaux de ces personnes, donne des réponses qui, bien que justes, ne suffisent plus : «Soyez patients, ayez confiance en la démocratie.» Tandis que celui qu’on qualifie de populiste s’empare du ressentiment de l’homme oublié à l’état incandescent. La politique a été inventée pour décanter les émotions, émanciper le citoyen de ses peurs. Le populisme, lui, s’emploie à exploiter celles-ci telles quelles. Il ne veut pas donner la possibilité de s’en émanciper, mais les utiliser comme moyen d’explosion du système. Et il encourage l’homme oublié à taper du poing sur la table.

Q. L’oublié, par haine des «élites», finit par s’identifier non à sa classe sociale, mais à son identité ethnique et à un milliardaire comme Trump.

R. Trump se caractérise par son anomalie par rapport à l’establishment, qui fait qu’il semble paradoxalement étranger à l’élite. Son mode de vie, son sexisme, ses mains baladeuses, ses phrases contre le système font que l’homme oublié développe une sorte d’addiction éthologique vis-à-vis de lui. Comme les oies suivant la fermière qui les nourrit. Parce que son irrégularité garantit que personne ne le tiendra jamais en laisse.

Q. La subversivité des classes dirigeantes dont parlait Gramsci.

R. Berlusconi a anticipé certains de ces phénomènes. Par exemple, le fait de ne jamais accepter la défaite. Si un homme qui a été au pouvoir dit que les élections sont truquées, il sape le processus démocratique au lieu de le protéger. Le leader populiste doit par définition être innocent. Invulnérable. S’il perd, c’est à cause d’un élément extérieur, maléfique. De façon à ce qu’il reste intact, au cœur du charisme parfait.

Q. Vous écrivez que c’est précisément la tradition fondatrice de la démocratie européenne qui, de façon paradoxale, est accusée de ne pas défendre les traditions de ses peuples : liberté (institutions, État de droit), égalité (droits, État-providence), fraternité (solidarisme, christianisme).

R. Tel est le problème auquel nous serons confrontés dans les années à venir. Une usure de la promesse démocratique, dont les leaders autoritaires profitent. Dans son message au Financial Times en 2018, Poutine dit que la démocratie ne doit pas nécessairement être libérale : il existe donc une démocratie illibérale, qui nie l’État de droit. Mais le message est plus subtil ; à ce moment-là, Poutine dit aux électeurs, et aussi à l’homme oublié, que la démocratie est un produit du XXe siècle qui n’a pas réussi à franchir les colonnes d’Hercule du nouveau millénaire. Parce qu’elle ne fonctionne que lors des années de prospérité, de redistribution des richesses. Dans les périodes de crise, c’est une autre affaire : il faut libérer le pouvoir des faux-semblants de l’État de droit, des contrôles de légitimité, des minorités. Je suis investi par le vote. Toi, le peuple, tu es le souverain et tu me transmets ta souveraineté. La démocratie est en difficulté quand on la mesure en termes d’efficacité et d’efficience. Beaucoup de gens découragés ne vont pas voter et c’est comme s’ils disaient : «Que je vote ou pas, rien ne changera pour ma vie matérielle.» Il faudrait se demander pourquoi la démocratie n’a pas réussi à devenir une tradition (de liberté) et à s’ériger en défense de l’Occident. Et comprendre pourquoi elle ne fascine pas, pourquoi elle est perçue comme une culture à sang-froid. C’est le piège. Il faudrait inverser le schéma et expliquer avant tout au citoyen que même si les candidats ne lui donnent pas satisfaction, il a toujours la possibilité de distinguer entre l’un et l’autre, et que c’est dans cette capacité à faire la différence que réside son droit à la citoyenneté. Mais je comprends que c’est un processus compliqué. En mars 1922, Mussolini a affirmé ceci : le siècle démocratique, le siècle du nombre, de la quantité et de la majorité, est révolu. Il se peut que le capitalisme n’ait pas pu se passer de la démocratie au XXe siècle, mais qu’il puisse qu’aujourd’hui le faire. L’État de tous devient l’État de quelques-uns.

Q. Vous écrivez que notre ère post-Seconde Guerre mondiale s’est fondée sur un pacte entre capitalisme, État-providence et institutions démocratiques, qui semble avoir perdu sa valeur.

R. Ce concept de pacte vaut pour l’ensemble de l’Occident et en particulier pour l’Europe, où il est en train de se corroder. L’un des effets de la communication populiste et xénophobe est une jalousie sans précédent vis-à-vis de la protection sociale. Privatisation des droits, conception de la liberté qui renverse l’esprit même du mot. Je suis plus libre parce que je peux déployer librement mes facultés, mais dans la mesure où je suis libéré de toute contrainte sociale vis-à-vis de tous les autres. Ce n’est plus la liberté, mais ce que j’appelle l’égo-liberté. Pour la première fois dans l’histoire de la civilisation, les riches peuvent se passer des pauvres. Les riches habitent les espaces transnationaux des flux d’information, des flux financiers ; les pauvres, les sous-sols des États-nations. Ils vivent dans les mêmes villes mais dans deux dimensions totalement différentes. Le riche peut alors dire, comme Caïn : «Je ne suis pas le gardien de mon frère.»

L'Homme blanc - Liana Lévi editore

Q. Pour Spinoza, l’homme rationnel trouvera plus de liberté dans l’État que dans la solitude. L’homme blanc de votre livre, en revanche, semble chercher sa liberté dans la solitude totale.

R. Nombreux sont ceux qui considèrent que l’ennemi n’est pas seulement l’État démocratique, mais aussi la dimension sociale elle-même. C’est bien sûr le fruit d’une mystification. La politique est née pour émanciper les gens de la peur. Même des phénomènes comme l’immigration seraient gérables grâce aux instruments traditionnels, sans qu’il soit nécessaire de vivre dans un état artificiel d’urgence permanente. Mais si une partie de la population est tombée dans cet état, c’est que les inégalités sont devenues des exclusions. Quand les inégalités deviennent des exclusions, la démocratie se retrouve dos au mur. Car statutairement, elle devrait fonctionner pour tout le monde ; si ce n’est pas le cas, c’est que quelque chose ne va pas.

Q. La gauche, disait Nenni, c’est faire passer devant ceux qui sont nés derrière.

R. Et aussi reconnaître le mérite, qui ne doit pas être abandonné à la droite. Je crois que pour libérer les gens du besoin et reconnaître, ou permettre le mérite, il faut tenter de construire une alliance entre émancipation et innovation, de convaincre les acteurs de l’innovation qu’ils doivent aussi s’occuper d’émancipation, mener les deux choses de front.

Q. «L’homme blanc» de votre livre, Luca Traini, se lie d’amitié avec des immigrés en prison, répond sur un ton apaisé aux lettres de ses admirateurs. Comme s’il avait trouvé une identité.

R. Dans les procès-verbaux, il dit : «Ils vont découvrir que c’est carrément moi l’auteur de ce qui s’est passé.» Il se sent enfin revalorisé. Il pense accomplir un sacrifice social au nom de tous. Il sait qu’il commet un sacrilège, un acte impie, mais il pense le faire presque sur mandat universel. Il se croit l’instrument de la rupture, de la reconquête. Et ça l’apaise, ça l’exalte. C’est dramatique à dire, mais par rapport à sa vie sans amis ni centre de gravité, la prison lui a donné une sorte de cadre.

Q. Dans le livre, vous évoquez un célèbre tableau d’Edward Hopper pour décrire la solitude désespérée des banlieues où errent les «hommes oubliés».

R. Ce que je raconte dans le livre, ce sont des cas limites, extrêmes. Il est très difficile de gravir la dernière marche, celle qui fait qu’on prend une arme et qu’on se met à tirer. Parce qu’il faut dépasser des tabous. Le tabou de l’homme contre l’homme, celui qui intime de ne pas tuer. Du christianisme. De la démocratie, de la coexistence civile. Beaucoup de gens ne sont pas sur cette dernière marche, mais assis sur les tabourets du bar de Hopper. Ils pensent que le système leur est redevable, qu’ils méritent davantage. Ils s’imaginent peut-être que leur voisin a été gratifié par un ascenseur social dans lequel eux-mêmes n’ont pas pu monter. Ils ont l’impression d’avoir en poche une lettre de change dont ils ne peuvent réclamer le paiement. C’est une source de frustration dramatique pour eux.

Q. La désertification du territoire est accentuée par la disparition progressive des corps intermédiaires.

R. Ce type de rébellion cherche justement la désintermédiation. Elle croit au mythe du chemin qu’on parcourt tout seul. En sautant par-dessus les barrières artificielles. La démocratie directe, la plateforme Rousseau des 5 étoiles, ce genre de bêtises.

Q. Dans son raid, Traini tire aussi sur le siège du Parti démocrate.

R. En effet perçu comme le parti de la mondialisation et des portes ouvertes, qui apporte la confusion et la menace. C’est aussi le parti des élites, du savoir, alors que le savoir est rejeté, parce que considéré comme l’expression d’une caste. S’il est réservé à certains, il devient un bitcoin de réserve, sans effet sur les conditions de vie des marginaux, qui le rejettent par conséquent. L’ignorance devient une garantie d’innocence, en tant qu’elle signale une extranéité au système. Ce qui conduit aussi au choix des «no vax». Leur rejet de la protection sanitaire est avant tout un rejet de la science. Méfiance. Un indicateur de la distance entre le centre du système et leur vie. Ils sont si éloignés que la méfiance est le premier élément par lequel ils se sentent protégés.

Q. Le mépris des classes oubliées à l’égard des institutions et de ce qu’on appelle la «caste» semble être réciproque. En France, lors des manifestations contre la réforme des retraites, Macron a été traité de «méprisant de la République».

R. Le mépris va dans les deux sens. L’élite doit certainement se poser le problème de sa déconnexion d’une partie du corps social. Elle n’est pas seulement perçue comme privilégiée, dominante, mais aussi comme usurpatrice. Un problème dramatique pour la recomposition de la société. Quant à l’autre classe (qui ne sait plus qu’elle est une classe, car elle ne vit que dans le ressentiment et la rébellion), elle méprise la démocratie. Ce qui est différent de la critiquer, un exercice au contraire très utile. Prenez la guerre en Ukraine. Il y a toute une partie de la population qui sympathise avec la Russie de Poutine presque sans le savoir. Si vous demandez à ces gens s’ils sont du côté de Poutine, leur réponse est en général «non» : moins par conviction que parce qu’il y a un interdit, un tabou. Mais ils ne sont pas du côté de la démocratie. Je crois que la raison pour laquelle les Ukrainiens meurent, ce n’est pas seulement pour défendre leur patrie, leurs maisons, l’avenir de leurs enfants, mais aussi pour défendre nos valeurs. La gauche, quelle qu’elle soit, qui se reconstituera après cette phase devra s’appuyer sur ces valeurs fondamentales. Beaucoup ne croient pas à la nécessité de la démocratie. Ça s’applique aussi à ce que je considère comme des pseudo-gauches, par exemple les 5 étoiles ; des forces qui ont des éléments populaires qu’il faut capter, mais aussi des éléments de mystification et d’empoisonnement des puits.

Q. La première édition du livre date de 2018, l’année de la législature qui a porté les 5 Étoiles au gouvernement en Italie. Et qui aboutit ensuite au gouvernement le plus institutionnel qui soit, celui de Draghi, ancien président de la BCE.

R. Ce qui montre que notre processus institutionnel, parlementaire, ne fonctionne pas. Car dans tout cela, le citoyen n’est pas consulté. Et le Parti démocrate est vu comme une force de stabilisation, par définition gouvernementale, qui a la responsabilité de porter l’équilibre du système sur ses épaules : soit son soutien est assuré, soit on va aux urnes. Et la gauche ne choisit jamais l’épreuve électorale, comme si elle en avait peur. C’est ce qui explique son usure.

Q. Giorgia Meloni à la tête du gouvernement en tant qu’«outsider», avec une pose de femme du peuple. Elly Schlein, une femme de 37 ans, à la tête du Parti Démocrate, avec un profil cosmopolite. La politique italienne semble courir après les stéréotypes de l’imaginaire collectif.

R. Une phrase de Norberto Bobbio (important philosophe italien) sur le parti communiste me vient à l’esprit : «Ils s’interrogent sur leur avenir et ne comprennent pas qu’il dépend de leur destin.» L’essentiel est toujours de comprendre qui l’on est et ce que l’on est. Le Parti démocrate doit encore et toujours placer au centre le thème du travail. Il ne peut pas le remplacer par les droits civils, un élément certes fondamental, mais qui doit s’ajouter à cet axe central qu’est la question du travail. Laquelle comporte automatiquement la question de la citoyenneté. Le Parti démocrate doit être le parti de la démocratie des droits et de la démocratie des institutions. Quant à Meloni et Schlein, le fait que ce soit l’extrême droite qui ait amené une femme, jeune de surcroît, au palais Chigi indique le retard de la gauche. Si vous êtes la force de l’émancipation, de la libération de l’énergie politique et culturelle des femmes, comment pouvez-vous accepter de ne pas vous être posé le problème ? Vous y arrivez avec Schlein, mais plus tard. L’élément féminin a été une composante de l’attrait qu’elle a exercé sur l’opinion publique, parce qu’il a été perçu comme élément de discontinuité. Mais ce qui a compté encore davantage, c’est l’aspect de la prise d’assaut du quartier général. Parce qu’au Parti démocrate aujourd’hui, celui qui part en tirant sur le QG reçoit une dot de 15 % dans une enveloppe scellée.

Giorgia Meloni

Q. Vous écrivez que les démocraties se sentent assiégées mais que, malgré tout, nous ne sommes pas dans une situation comparable à celle des années 1920.

R. La démocratie ne subit plus une attaque frontale. Ici aussi, il y a un interdit de l’histoire. Nous n’avons pas affaire à un assaut contre le Reichstag, à un assaut direct contre la démocratie. Il s’agit plutôt d’une tentative de sauver la surface, la forme, et d’attaquer le fond. Par exemple, Meloni est d’une loyauté atlantique certaine, mais ce n’est pas le cas de sa fidélité aux valeurs occidentales. Chez Meloni, il y a un non-dit. Je ne conteste pas qu’elle soit sincère dans sa loyauté envers l’OTAN, mais ça ne me suffit pas. Je voudrais savoir si elle partage les valeurs de la culture occidentale. Par exemple, elle s’est rangée aux côtés des États de Visegrad dans leur polémique avec l’UE au sujet de l’État de droit. Je voudrais savoir si elle conçoit une Italie pleinement intégrée dans le système d’idéaux de l’Occident ou si elle vogue vers autre chose. Derrière, il y a une question fondamentale, car le concept de démocratie n’est plus un universel communément accepté, il s’est brisé. Il en existe diverses interprétations. Par exemple, Poutine dit que la démocratie ne doit pas nécessairement être libérale. À quelle conception de la démocratie adhèrent ceux qui dirigent notre pays ? Voilà pourquoi le jugement sur le fascisme est important. Non parce que nous regardons en arrière avec un torticolis. Mais pour comprendre quelle est l’idée de l’avenir et de la démocratie. Vous avez dit quelque chose dont je doute, à savoir qu’elle recherche la normalisation. Je crois qu’elle cherche l’institutionnalisation. Elle a intérêt à maintenir l’anomalie, parce que c’est un élément identitaire. C’est dramatique à dire, mais même le fait de ne pas couper les liens avec le post-fascisme italien contribue à son altérité. Meloni ne veut pas être mise dans le tas du système politique. Elle a un pied dedans et un pied dehors. Venir de l’obscurité de ce monde, c’est comme venir d’une autre planète, elle ne recherche pas ce que les Français appellent la bémolisation, l’adoucissement négocié de ses thèses : «Acceptez-moi, je deviendrai comme vous.» Elle dit plutôt : «Je ne suis pas fasciste, mais je ne deviendrai pas antifasciste.»

Q. Le gouvernement Meloni accentue la polarisation. Voyez la controverse sur les propositions de limitation de l’usage des mots étrangers et sur la natalité (l’incroyable sortie sur le «remplacement ethnique»). Mais ici, en France, la défense de la langue nationale et le soutien à la natalité ne sont pas des thèmes exclusifs de la droite nationaliste.

R. Ça démontre qu’en Italie, c’est la droite qui dicte l’ordre du jour. La gauche évolue dans cet agenda de manière inconfortable, sans position précise, tandis que la droite en fait un usage identitaire. Le problème démographique est un réel problème pour tous, et le Parti démocrate devrait avoir sa propre position. Mais quand la droite l’associe à l’élément de remplacement ethnique, il est évident qu’il faut répondre à cette absurdité. Contre l’extrême droite qui nous gouverne, les intellectuels libéraux n’utilisent pas un seul millimètre de la pédagogie à laquelle ils recouraient contre le PCI dans les années du lien avec l’Union soviétique. Je comprends qu’on puisse dire que Meloni doit durer toute la législature au nom de la stabilité du système. Mais en même temps, on ne peut pas rester silencieux face à la négation de certaines valeurs comme l’antifascisme, au refus de dire un mot clair et définitif sur la nature du fascisme. La droite se contente de condamner des épisodes éclatants comme la déportation raciale – il ne manquerait plus que ça. Mais elle se garde bien de porter un jugement sur la nature du fascisme. Pourquoi les intellectuels italiens ne disent-ils rien à ce sujet ? Au contraire, beaucoup d’entre eux sont les enzymes qui défont les nœuds des contradictions de la droite avant qu’elles n’arrivent sur la table du Palazzo Chigi. C’est une trahison des clercs.

festival livre Paris
Ezio Mauro (au centre) – Festival du livre de Paris 2023

Q. Vous connaissez bien le monde russe. Comment est-on passé du communisme soviétique au néonationalisme autoritaire et traditionaliste de Poutine ?

R. Dans la rupture de Michail Gorbatchev, l’absence de théorie politique était évidente. Il quittait les rives du système soviétique mais ne savait pas où aller. Son objectif n’était pas d’arriver à la démocratie, mais de sauvegarder le système. C’était le mandat qu’il avait reçu ; après l’expérience de Tchernenko, il était clair que le système avait des pieds d’argile. Gorbatchev a mis en œuvre le processus de réforme sans disposer d’une culture et d’une classe dirigeante adéquates. Il pensait pouvoir doser les ouvertures, mais c’est une opération difficile à contrôler quand on est en train de refermer la porte de la dictature. Dès que les pays qui avaient été soumis, comme les pays baltes, ont pu se forcer un passage d’un coup de pied, ils l’ont fait. J’étais à Vilnius, en Lituanie, avec des collègues américains, et je me souviens que quand nous avons rencontré le professeur Landsbergis Lansbersghis, le chef du mouvement national, nous lui avons dit : «Si vous allez trop loin, vous saperez la Perestroïka.» Il nous a répondu : «Nous sommes à un pas d’accomplir notre destin et nous devrions nous arrêter pour ne pas perturber vos références ?» Il avait raison. À un certain moment, il est allé à la fenêtre, il m’a montré la statue enneigée de Lénine, qui pointait son doigt vers le bureau où nous étions, et il m’a dit : «Ça fait soixante-dix ans qu’il pointe son doigt vers moi ; maintenant que je peux détourner son bras, je devrais m’arrêter ?» Dans l’évolution de Poutine, l’Occident a manqué une occasion. En 1991, à la fin de l’URSS, nous avons commis l’erreur de penser que la Russie pouvait être traitée comme une puissance domestique de second ordre. Parce que nous pensions que la dimension impériale était une superstructure imposée par le stalinisme et le bolchevisme. Nous ne réalisions pas que la dimension impériale est au contraire inhérente à l’âme russe. Elle existait avant l’expérience soviétique et perdure après celle-ci. Indépendamment de l’extension territoriale. Elle correspond à cette tension éternelle qui la pousse à conjurer la condamnation selon laquelle les peuples slaves ont plus d’espace sur le territoire qu’ils n’en ont dans l’histoire. Le fait que Poutine se soit adressé à cette âme impériale explique en partie le consensus autour de lui. Aujourd’hui, la guerre remet tout en question. Poutine a joué un rôle automatique de leader d’une grande puissance mondiale en remettant tout en question, parce qu’il a compris qu’il était plus rentable de brandir le drapeau noir de l’anti-démocratie, de l’anti-Occident. Si l’on regarde le monde d’aujourd’hui à la lumière de cette guerre, il faut en conclure de façon dramatique que la démocratie est minoritaire. Nous sommes passés en quelques années de l’illusion, après la fin du XXe siècle, qu’elle était la seule religion civile rescapée, universelle, à la prise de conscience que nous sommes minoritaires dans le monde.

Maintenant, c’est moi qui vous pose une question : et si la démocratie était vraiment une créature du XXe siècle ? Qui peut nous garantir que ce n’est pas le cas ? Nos générations ont grandi en pensant que la démocratie était une sorte de ressource naturelle. Elle était là quand nous sommes nés, elle est toujours là aujourd’hui. En réalité, ce n’est qu’une construction humaine. En tant que telle, elle a ses fragilités. Elle a besoin de soins, d’entretien. Nous pourrions découvrir que la démocratie n’y arrive pas. Le fait même qu’elle accepte et dénonce ses propres faiblesses est un élément de sa force. Alors qu’il est perçu comme un élément de sa condamnation, de son inefficacité. Il est clair qu’une phase compliquée s’ouvre pour la démocratie.

Une interview di Maurizio Puppo pour Altritaliani

Un grand merci aux éditions Liana Levi et en particulier à Amandine Labansat, responsable presse et communication (Paris, Salon du livre, avril 2023)

LE LIVRE :
L’Homme blanc ou la régression identitaire
Auteur: Ezio Mauro
traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont
Editions Liana Levi
Date de parution : 30 mars 2023
12 x 19 cm – 160 pages – 14,00 € – Version numérique 10,99 €
Site de Liana Levi et page dédiée du livre

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Maurizio Puppo
Maurizio Puppo, nato a Genova nel 1965, dal 2001 vive a Parigi, dove ha due figlie. Laureato in Lettere, lavora come dirigente d’azienda e dal 2016 è stato presidente del Circolo del Partito Democratico e dell'Associazione Democratici Parigi. Ha pubblicato libri di narrativa ("Un poeta in fabbrica"), storia dello sport ("Bandiere blucerchiate", "Il grande Torino" con altri autori, etc.) e curato libri di poesia per Newton Compton, Fratelli Frilli Editori, Absolutely Free, Liberodiscrivere Edizioni. E' editorialista di questo portale dal 2013 (Le pillole di Puppo).

1 COMMENTAIRE

  1. Puppo e Mauro si passano la palla come due giocatori affiatati di una stessa squadra (ciò che in effetti sono). Nell’intervista alla Fazio qui riportata (ovvero: tappeto rosso steso dall’intervistatore sotto i piedi dell’intervistato, coccolato come il più caro degli amici) non vi è traccia di buon giornalismo (del resto Puppo giornalista non è, e quindi non è tenuto all’etica informativa della categoria) ma si tratta semplicemente di un duetto di anime sorelle. Tipo Sallusti, mettiamo, intervistato da Filippo Facci. A chi è importante opinionista-ideologo del giornale La Repubblica, perfettamente in linea – sono un lettore assiduo dei suoi corsivi – con le posizioni del PD-Ztl o del PD-Gedi, come dir si voglia, non una sola domanda un po’ ficcante (di quelle che aiutano a capire meglio strappando comode maschere), del genere: come vanno d’accordo i “valori occidentali”, uno dei mantra di Mauro e del giornale in cui scrive, con la persecuzione contro Assange (un tema quasi tabu alla redazione de La Repubblica) o con la violenta e irrimediabile destabilizzazione manu militari di Iraq e Libia dove non abbiamo esportato democrazia ma lacrime, sangue e anarchia armata? (Dio ce ne scampi! Potrebbe suonare come una critica agli USA e quindi furbescamente “filoputiniana”). Oppure: come mai la Meloni e la sua squadretta di impresentabili è padrona dell’Italia, forse a causa di una legge elettorale voluta dal PD con FI, o forse, aggiungiamo, in virtù della folle politica di alleanze per il voto di Letta jr., uscito per ora dai radar per fortuna dell’Italia e delle magnifiche sorti e progressive del partito di cui era segretario? Potrei continuare a lungo, con questione sociale, diseguaglianze e jobs act, migranti e lager gestiti da servizievoli dittatori su mandato EU, guerre, privilegi della politica, Roma pattumiera, Schlein, agenda Draghi, ecc., ma credo di aver chiaramente espresso il mio pensiero. Saluti alla redazione dell’ottimo “Altritaliani”. Fulvio Senardi

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