Bernard Hautecloque, italophone et italophile, considéré comme un des meilleurs spécialistes français de l’histoire criminelle, raconte ici le cas du tristement célèbre mostro di Roma ou, comment la Justice fasciste brisa impitoyablement la vie d’un innocent et laissa filer un quintuple assassin.
Contrairement aux Anglo-Saxons, les Italiens (tout comme les Français) ne cultivent guère le souvenir de leurs grands criminels, malgré de « beaux spécimens » qui fournissent, non seulement des histoires anecdotiquement intéressantes, mais des bases de réflexion sur l’histoire du pays et les changements culturels de la société.
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Entre 1924 et 1927[1], soit pendant les premières phases de la dictature fasciste, sept petites filles furent victimes, dans les quartiers populaires de Rome, d’un tueur en série. A sept reprises (deux de ses victimes devaient d’ailleurs survivre), crimes banals dans leur horreur, l’inconnu enlevait, violait sa petite victime avant de l’étrangler et d’abandonner son cadavre dans un terrain vague de la campagne romaine.
En règle générale, les régimes totalitaires considèrent la criminalité de droit commun comme un défi au contrôle total qu’ils sont censés exercer sur la société, la réprime très durement (sinon toujours efficacement) et font tout pour que les médias en parlent le moins possible. Mais, en 1924, la mainmise fasciste sur le pouvoir n’était pas encore complète et la presse italienne, pas encore totalement muselée. Celle-ci se fit l’écho de la peur et de l’indignation de la population romaine, d’autant que la police s’avéra totalement impuissante à identifier, et encore moins arrêter le mostro di Roma, comme on le baptisa vite (on ne parlait pas encore de serial killer).
La Police d’État (officiellement : Direzione generale della sicurezza pubblica) souffrait tant du manque de moyens (techniques et financiers) que de la médiocrité de son recrutement. En outre, elle avait été, à Rome comme partout en Italie, désorganisée par la Grande Guerre, puis l’établissement progressif de la dictature mussolinienne et les épurations successives qui l’avaient accompagné. Emilio De Bono (1866-1944), nommé à la tête de la Police d’État deux semaines après l’arrivée au pouvoir de Mussolini, le 11 novembre 1922, avait été un soldat et un militant courageux, mais il était totalement dépourvu d’expérience et de compétence policière. Pour lui, la police, c’était se renseigner sur les ennemis, actifs ou potentiels, du nouveau régime et les empêcher de nuire. La lutte contre la délinquance de droit commun, il l’abandonnait à ses subordonnés.
Tout cela expliquait l’inefficacité proverbiale de la police romaine, en particulier en police judiciaire. Le décret Nitti du 14 août 1919 avait pourtant créé, au sein de la police, un corps d’ « agenti investigativi » spécialement voués à la police judiciaire. Mais les résultats n’avaient guère été au rendez-vous. Et, dans le contexte agité, voire prérévolutionnaire du Biennio rosso, les polices judiciaires et scientifiques n’avaient guère la priorité des efforts du gouvernement. Il fallut la nomination à la tête de la police italienne du préfet Arturo Bocchini (1880-1940), le 13 septembre 1926, pour la rendre un minimum opérationnelle.
En attendant, le mostro continuait à narguer la police de Rome, suscitant parmi la population une émotion et un mécontentement que le régime ne tarda pas à juger fort dangereux. Jusqu’aux premiers mois de 1925, la dictature restait précaire et la découverte du cadavre du député socialiste Matteotti (le 10 août 1924), massacré deux mois plus tôt par des « squadristes » fascistes, avait semblé la déstabiliser. Dans ce contexte, une émeute aurait pu être fatale au Fascisme.
Mussolini déclara solennellement : « Ce monstre doit être absolument retrouvé. On ne peut pas massacrer ainsi les filles du peuple. » Mais, comme souvent dans l’histoire du Fascisme, cette déclaration aussi martiale que péremptoire ne devait guère être suivie d’effet. Dans les années 1920, la police scientifique était vagissante et on n’avait pu relever aucun indice important. Seule indication intéressante : que les cadavres aient été retrouvés à plusieurs kilomètres du lieu de l’enlèvement semblait indiquer que le ravisseur disposait d’une voiture ; automobile ou hippomobile. Ce qui n’était le fait que d’un Romain sur 50, dans les années 1920.
A deux reprises, le 31 mars 1924 et le 12 février 1926, le criminel, dérangé par des passants, avait dû s’enfuir sans avoir le temps de tuer. Mais les deux petites victimes qui avaient survécu s’avérèrent incapables, de par leur âge et le choc qu’elles avaient subi, de décrire leur agresseur. Des témoins évoquaient un homme d’âge mûr et vêtu d’un costume gris qui s’était rapidement esquivé à leur approche, mais sans pouvoir décrire son visage.
Le 1° juin 1925, le Ministre de l’intérieur, Luigi Federzoni, promit une prime de 50 000 lires (un peu plus de 41 000 € d’aujourd’hui) à qui aiderait à l’arrestation du mostro. Et, en outre, une « promotion extraordinaire » aux fonctionnaires de police qui résoudraient l’affaire. Sans autre résultat qu’un excès de zèle aussi maladroit qu’inefficace parmi les fonctionnaires de police et des centaines de vocations de détective amateur dans le public.
Comme c’est classique dans les affaires de ce genre, des malades mentaux s’accusèrent, ce qui ne fit que brouiller les pistes. En désespoir de cause, la police arrêta des centaines d’hommes qui avaient des faits de pédophilie sur leur casier judiciaire, sans résultats. Un de ces mis en cause, un cocher, nommé Amadeo Serbini, ne put résister à l’épreuve et se suicida, en absorbant une dose d’acide.
Le 2 mai 1927, plus de trois ans après le premier meurtre, la Police arrêta enfin un certain Gino Girolimoni. Celui-ci était romain, né le 1° octobre 1889. Sur sa carte d’identité on pouvait lire qu’il était courtier en assurances. En fait, il était surtout ce que les Américains nomment un ambulance chaser, c’est-à-dire qu’il faisait quotidiennement le tour des urgences des hôpitaux de Rome, proposant aux blessés, notamment aux ouvriers victimes d’accidents du travail, de les seconder dans leurs démarches pour demander des indemnités ; prélevant au passage une commission, en cas de succès.
Girolimoni avait trempé dans plusieurs affaires douteuses, se présentant, à plusieurs reprises, comme avocat, ce qui était une usurpation de fonctions, mais il avait toujours échappé aux poursuites judiciaires. Ses activités lui rapportaient entre 3 000 et 4 000 lires par mois (soit plus de 3 000 € actuels), ce qui était un revenu fort confortable, dans les années 1920.
Girolimoni était, dans son quartier de Porte di Ponte, célèbre comme le loup blanc pour son train de vie tapageur, sa belle auto étrangère, une Peugeot verte, dont il était très fier, sa garde-robe aussi luxueuse que voyante et surtout, sa vie privée agitée. A presque quarante ans, ce scapolo d’oro ne montrait aucun empressement à se marier et à fonder une famille car, en proie à un donjuanisme effréné, il multipliait les conquêtes féminines, s’en vantait bruyamment, les exhibait … En somme, la discrétion n’était pas sa vertu favorite.
Ajoutez à cela qu’il avait passé la guerre « planqué » dans les services administratifs et qu’il ne se gênait pas, en privé, pour tourner en ridicule le régime et son Duce.
Cela n’aurait, sans doute, pas suffi à le faire accuser. Mais il habitait dans le quartier qui était justement celui de la dernière victime. Il ne détestait pas les « raisins verts » (c’est-à-dire, les très jeunes filles) et un tavernier affirma (il devait se rétracter par la suite) l’avoir vu, le soir du crime, marcher dans la rue en tenant une fillette par la main.
Girolimoni fut soumis à de très violents interrogatoires : les policiers haïssent les délinquants sexuels, en particulier quand ceux-ci s’en prennent à des enfants ; et, sous le Fascisme, ces fonctionnaires n’avaient pas à redouter d’enquête administrative ni de scandale médiatique. Brutalement arraché à sa dolce vita de play-boy hédoniste, Girolimoni, qui croyait vivre un cauchemar, trouva la force de nier farouchement. Mais cela n’empêcha pas les enquêteurs, dès le 9 mai 1927, de le présenter au public comme le coupable avéré. On ne se souciait guère de présomption d’innocence, en ce temps-là, même dans les démocraties ; dans les dictatures encore moins.
Et la presse, « oubliant » qu’il n’y avait contre Girolimoni que des indices, et aucune preuve, de se déchainer contre le mostro. Sans doute sous les ordres du régime, soucieux de donner un coupable idéal en pâture à l’opinion publique.
Mais, dans son malheur, Girolimoni eut la chance de tomber sur un juge d’instruction, Rosario Mariano, qui, même au cœur de la dictature fasciste, sut faire passer la justice et la vérité avant sa carrière. Il souligna le peu de poids des indices rassemblés contre l’accusé, démonta plusieurs témoignages, de bonne foi mais erronés. Et surtout, l’accusé pu apporter la preuve que lors de l’assassinat de la petite Leonardi, il séjournait chez des parents, à Terni. Le 8 mars 1928, le sezione d’accusa (le parquet) finit par prononcer le non-lieu. Girolimoni quitta la prison romaine de Regina Coeli une semaine plus tard.
On se serait attendu à ce que le régime impose un silence complet sur sa disculpation, pour ne pas faire perdre la face à la police qui, pour la troisième fois, était contrainte de relâcher un innocent qu’elle avait donné en pâture à la presse et à l’opinion, quelques mois plus tôt.
Mais ce ne fut pas le cas, et les principaux quotidiens italiens de l’époque relatèrent, certes brièvement et pas en première page, le non-lieu et la libération de Girolimoni. On ne peut que relever le fâcheux contraste entre cette relative discrétion et le tapage qui avait, dix mois plus tôt, entouré son arrestation. Beaucoup continuèrent d’ailleurs à croire Girolimoni coupable, au point que son patronyme devint, dans le dialecte romain, synonyme de « satyre ».
Girolimoni ne fut jamais traduit en justice. Son cas n’est donc pas une « erreur judiciaire » au sens strict du terme, mais il n’en vit pas moins sa vie définitivement brisée par sa mise au pilori. D’autant que les autorités lui refusèrent la moindre indemnité ou même de changer de patronyme. Brisé par ses dix mois de prison, incapable de retrouver un travail régulier, renié par sa famille et tous ses amis, l’ancien joli-cœur du faubourg sombra dans la misère, faisant tous les métiers possibles pour ne pas mourir de faim. Il devait mourir le 19 novembre 1961, quasi clochard, dans un taudis du Trastevere.
Mais sa triste histoire n’était pas tombée dans l’oubli. En 1972, le réalisateur Damiano Damiani lui consacra un film, où c’était Nino Manfredi qui incarnait le malheureux Girolimoni. Et, plus récemment, Massimo Polidoro lui a consacré une série de documentaires.
Ce qui mit le comble à l’injustice de cette histoire criminelle fut non seulement la certitude de l’innocence de Girolimoni mais le fait qu’on était à peu près sûr de l’identité du véritable mostro, cinq fois assassin. Cette découverte était due au zèle d’un policier aussi brillant que non-conformiste : le commissaire Giuseppe Dosi (1890-1981). Celui-ci avait d’abord été comédien au Théâtre Argentina de Rome, mais le théâtre ne suffisant pas à le nourrir, il était entré dans la police à la veille de la Première Guerre Mondiale.
Or, le 13 mai 1927, quelques semaines après le dernier crime du mostro, et l’interpellation de Girolomini, les carabiniers de Capri avait été amenés à s’occuper d’un sujet britannique, le Révérend Ralph Lyonel Bridges (et non Brydges, comme on le lit dans plusieurs publications), pris alors qu’il faisait des « propositions indécentes » à une jeune vacancière britannique. Ce pasteur septuagénaire (il était né en 1856), vigoureux et plein de santé, résidait en Italie depuis 1922, desservant la paroisse anglicane de Rome, la Holy Trinity Church of England, située via Romagna. Comme il s’agissait d’un notable et d’un sujet étranger, la police locale procéda avec la plus grande prudence, associant le consul anglais de Naples aux investigations.
Le pasteur indélicat fut relâché au bout de quelques jours : après tout, il en était resté au stade de la tentative et la famille de la fillette refusa de porter plainte. Tant les autorités diplomatiques britanniques que les hôteliers de Capri firent pression pour éviter un scandale. En contrepartie, Bridges fut prié de quitter l’Italie le plus vite possible et ne se le fit pas dire deux fois. Ce ne fut donc que trop tard qu’on s’avisa que Bridges avait un profil étonnement semblable à celui du mostro di Roma. Mais il semblait désormais hors d’atteinte de la justice italienne.
Toutefois, un peu moins d’un an plus tard, le 13 avril 1928, un paquebot provenant de Durban (via Suez) et à destination de l’Angleterre fit escale dans le port de Gênes. Et, coup de chance, l’employé reconnut, sur la liste des passagers, celui de Bridges. Dosi, prévenu, accourut à bride abattue de Rome à Gênes pour monter, en compagnie du consul d’Angleterre, à bord du navire. Dans la cabine qu’occupait le pasteur, Dosi procéda (avec un interprète, car, même après cinq ans de séjour à Rome, Bridge affectait ne pas parler un seul mot d’italien) à un premier interrogatoire. Puis il prit l’initiative, malgré la menace d’un sérieux incident diplomatique, de faire arrêter le pasteur et de le ramener à terre pour l’incarcérer.
Mais les pressions diplomatiques de Londres furent telles qu’ordre fut donné de relâcher le pasteur après quelques semaines. Aucune précaution ne fut prise pour lui interdire de quitter l’Italie, « négligence » sûrement volontaire : le régime redoutait un éventuel procès qui aurait démontré à quel point la police fasciste s’était trompée et aurait envenimé les relations entre Rome et Londres.
Le révérend Bridge comprit vite où était son intérêt, et gagna l’étranger sur la pointe des pieds, définitivement cette fois. Il exerça dès lors son ministère en Afrique du Sud, puis aux États Unis, où il termina sa vie, nonagénaire, en 1946.
Le 23 octobre 1929, la Cour d’appel de Rome prononça le non-lieu ; in absentia, cela va de soi. Juridiquement, l’affaire était close et, comme le mostro ne se manifesta plus, le régime fasciste incita fortement, tant la presse que les fonctionnaires de police et de justice à passer à autre chose. Mais cela semblait trop simple au commissaire Giuseppe Dosi qui, persuadé qu’on avait laissé échapper le véritable coupable et brisé la vie de deux innocents (Girolimoni et le cocher Serbini qui, un temps accusé, s’était suicidé d’horrible manière), se démena, rua dans les brancards, sourd aux avertissements et aux ordres de ses supérieurs. La presse, désormais solidement tenue en main par le pouvoir (depuis la promulgation de la loi « fascistissime » sur la presse, du 20 janvier 1926) refusa de diffuser ses écrits et, en désespoir de cause, le commissaire Dosi s’adressa directement au Duce, lui envoyant, les dernières semaines de 1938, un mémoire prolixe (plus de 100 pages) où il exposait sa conviction de la culpabilité du pasteur anglais.
C’en était trop. Le commissaire trop zélé fut limogé puis, le 19 juin 1939, carrément arrêté, incarcéré à Regina Coeli. Puis, ce fut le manicomio criminale (=l’asile criminel) de Santa Maria della Pietà, jusqu’en février 1941.
Libéré, mais révoqué de la police, Dosi subsista comme il put. Immédiatement après la Libération de Rome, le 4 juin 1944, il se rendit via Tasso, au siège romain de la Gestapo, que les Nazis avaient abandonné en catastrophe, pour y sauver les archives de la destruction. Trésor de preuves accablantes contre les criminels nazis Kappler, Maeltzer et von Mackensen ; et aussi contre Pietro Caruso, qui avait été questore de Rome pendant les quatre derniers mois de l’occupation nazie.
Le 10 juin 1946, le commissaire Dosi, pleinement réhabilité et réintégré dans ses fonctions, fut nommé vice-questore et correspondant italien du Treasure department américain. Il termina sa carrière à Interpol, prit sa retraite en 1956, avec le grade d’inspecteur général. Mais, le 22 novembre 1961, il tint à assister aux funérailles de Girolimoni, où il était d’ailleurs, hormis quelques journalistes, un des rares présents. Discret et ultime hommage à la pitoyable victime de l’incompétence policière et de la raison d’état d’une dictature.
Bernard Hautecloque
[1] Pour être précis, les crimes eurent lieu les 31 mars, 4 juin et 24 novembre 1924, le 29 mai et le 26 août 1925, le 12 février 1926 ; la dernière victime, la petite Armanda Leonardi, succomba le 12 mars 1927. On estime que plus de 100 000 personnes assistèrent à ses funérailles.
(Logo de l’article: Nino Manfredi in Girolimoni, il mostro di Roma. Dal trailer originale del film di Damiano Damiani, 1972).
Bravo Bernard ! A la hauteur de tes recherches criminologiques!