Bien que des centaines de musées aient ré-ouvert leurs portes dans l’Italie de l’après-guerre, ce sont toujours ceux de Gênes qui ont fait la une des revues d’art nationales et internationales. Ils sont le symbole de la renaissance du pays. L’Italie du futur repart et elle le fait aussi à travers la culture, notamment grâce au travail du tandem constitué par l’architecte Franco Albini et l’historienne de l’art Caterina Marcenaro. C’est à cette dernière que l’on doit la création du système des musées municipaux de Gênes, ville aujourd’hui site Unesco, patrimoine mondial de l’Humanité. L’historienne de l’art Raffaella Fontanarossa a consacré un ouvrage passionnant à cette femme d’exception et à cette extraordinaire période, dirions-nous “pionnière”, de la muséologie italienne. Altritaliani a rencontré l’auteur du volume intitulé «La capostipite di sé. Una donna alla guida dei musei: Caterina Marcenaro a Genova 1948-1971» à l’occasion de sa présentation parisienne.
Barbara Musetti: Qui était Caterina Marcenaro?
Raffaella Fontanarossa: Elle appartenait à cette génération d’hommes et de femmes qui, comme elle, dans l’après-guerre, ont contribué à la reconstruction physique et culturelle de l’Italie. Comme de nombreuses autres historiennes de l’art, telles Fernanda Wittgens à Brera, Palma Bucarelli à Rome, Luisa Becherucci aux Offices de Florence, et de grands intellectuels de l’époque, comme Giulio Carlo Argan, Carlo Ludovico Ragghianti et Federico Zeri, dont elle fut d’ailleurs la grande amie et la correspondante, Caterina Marcenaro, a contribué de manière décisive, de Gênes, à la renaissance du pays.
B.M.: Quelles ont été ses principales activités dans la ville ligurienne?
R.F.: Après quelques expériences d’enseignement de l’histoire de l’art dans différents lycées génois et à l’université, la jeune Caterina est enfin embauchée par concours à la mairie de Gênes, où elle dirigera pendant vingt ans le bureau des Beaux-Arts. Son attitude volontaire lui vaudra le surnom de “tzarine”.
C’est sous sa direction que le Palais Bianco et le Palais Rosso, les demeures aristocratiques que la duchesse de Galliera avait donné à la municipalité, à la fin du XIX siècle, furent reconstruits et aménagés, après les lourds dommages dus aux bombardements, un sort différent de celui, connu, de l’Hôtel Matignon, résidence parisienne de la duchesse de Brignole-Sale. A Gênes, en 1965, Caterina inaugure également le Musée du Trésor de la Cathédrale et, avant sa retraite, en 1971, le Musée d’Art oriental Edoardo Chiossone. Dans les mêmes années, elle organise également quelques expositions devenues depuis de référence (Luca Cambiaso en 1956 ; Peintres génois en 1969, etc). Parallèlement, elle participe aux débats citadins concernant les principaux chantiers de la ville: elle se bat pour la conservation du centre historique, elle donne son avis sur la nouvelle autoroute qui traverse la ville (sur le modèle des highways américains) et sur la reconstruction du théâtre Carlo Fenice.
B.M.: En quoi son activité au sein des musées génois peut-elle être définie de révolutionnaire ?
R.F.: Caterina Marcenaro eut le grand mérite d’appeler à travailler à ses côtés Franco Albini, architecte milanais avec lequel s’établira une complicité professionnelle destinée à durer dans le temps et qui a changé, à partir de Gênes, l’histoire de la muséologie. Un exemple pour tous: en 1950, au moment de sa réouverture, le Palais Bianco ne présente plus aucune trace de l’ancienne demeure ni des apparats décoratifs de cette maison-musée ; Marcenaro propose un dispositif d’exposition complètement nouveau. Selon la définition des deux concepteurs du projet “il fallait passer de la mise en contexte des œuvres à la mise en contexte du public”. Ce qui étonne les premiers visiteurs, c’est l’épuration de l’espace, constitué de salles entièrement blanches, soulignée par quelques interventions en pierre grise et par d’autres rares éléments. Naît ainsi, avec quelques décennies d’avance, et dans un musée d’art antique, le principe du “white cube”, cette même boite blanche devenue bien plus tard le symbole des expositions d’art contemporain, à partir de celles inaugurées en 1946 à la Betty Parsons Gallery de New York.
B.M.: Quelle a été la contribution de Caterina Marcenaro à la muséologie italienne?
R.F.: Avec la détermination qui a caractérisé chacune de ses missions, Marcenaro a soutenu, comme elle le disait, une vraie “croisade” pour la muséologie. Elle s’est battue pour que cette discipline soit introduite dans l’enseignement universitaire italien, d’abord dans l’athénée de Gênes, où elle fut enseignée – quelques années avant Florence – par Carlo Ludovico Ragghianti. Dans ce domaine, elle sut s’activer au plus haut niveau, correspondant avec les dirigeants du nouveau ICOM (Conseil international des musées – International Council of Museums), Georges-Henri Rivière et Hugues de Varine.
B.M.: «La capostipite di sé» (La fondatrice d’elle-même). Que signifie ce titre aussi intrigant qu’énigmatique?
R.F.: Caterina n’était pas issue d’une grande famille. Elle avait des origines humbles et, à Gênes, la ville des grandes familles aristocratiques, elle n’avait pas d’ancêtres illustres: c’est pour cette raison qu’elle a bien été la fondatrice d’elle-même.
B.M.: Malgré le rôle fondamental de Caterina Marcenaro, son activité fut loin d’être consensuelle. Pourriez-vous en expliquer les raisons?
R.F.: Ses nouveautés ont toujours étonné: ainsi, le palais Bianco fut définit «une clinique odontoiatrique» tandis qu’au palais Rosso c’est la moquette rouge revêtant les sols et le tissu mural qui furent sources de scandale. Les polémiques montèrent au sommet, alimentées également par la presse française qui réclamait la restitution à la France du legs de la duchesse de Galliera. En effet, Maria Brignole Sale avait imposé quelques closes à la donation faite à la mairie de Gênes. Si non respectées – et c’était le cas selon certains -, elles auraient pu permettre au gouvernement français de rentrer en possession du legs. L’historien Fernand Braudel et d’autres intellectuels et personnalités françaises de l’époque prirent part au débat. Gênes, portée par l’Italie et la France, se partagea en deux factions rivales.
Il est intéressant de remarquer que les attaques ne furent jamais adressées à Albini, l’architecte qui signa (quelques temps plus tard, avec sa collègue Franca Helg) ces projets, mais concernèrent presque exclusivement la directrice, Caterina Marcenaro. Il est fort probable que le caractère intransigeant et difficile de cette dernière contribua à durcir le ton du débat.
B.M.: Et aujourd’hui, quel est l’héritage laissé par Caterina Marcenaro?
R.F.: L’héritage de Marcenaro, à la fois culturel et politique, est énorme. Tout d’abord, elle nous a laissé un précieux vademecum de bonnes pratiques administratives des musées, fruit de ses échanges interdisciplinaires, et notamment ceux, presque journaliers, qu’elle a entretenu avec l’architecte Albini. Dans ce contexte, elle nous a aussi aidé à mieux comprendre le rôle du commanditaire, de l’historien, par rapport à celui, bien plus connu d’un point de vue historiographique, du progettista (de l’architecte muséographe).
A travers leurs créations génoises, Mercenaro et Albini, ont contribué à imposer une visibilité internationale aux musées italiens. D’abord reconnus par les revues de référence telles Domus, Casabella, Ottagono, ils furent par la suite consacrés par la célèbre monographie de Michael Brawne (1965). Leurs extraordinaires inventions muséographiques et muséologiques illustrent encore aujourd’hui les principaux volumes traitant du sujet. La présentation du monument de Marguerite de Brabante ouvre par exemple un récent ouvrage de Philippe Duboy (Carlo Scarpa. L’Art d’exposer, JRP Ringier, 2014).
A propos de la modernité d’un autre des musées italiens de la reconstruction, celui de Castelvecchio à Vérone, Fulvio Irace a dit, en citant Picasso : «Il faut beaucoup de temps pour devenir jeunes». Caterina aussi qui, condamnée pendant longtemps à une vraie damnatio memoriae, est enfin en train de ressurgir.
Porté par une vraie rigueur scientifique et une grande verve narrative, le livre de Raffaella Fontanarossa, nous n’en avons aucun doute, contribuera à la redécouverte de cette femme de valeur et de la glorieuse ville, Gênes, qu’elle a servi.
Barbara Musetti
Di Raffaella Fontanarossa
La capostipite di sé.
Una donna alla guida dei musei: Caterina Marcenaro a Genova 1948-1971
Roma, Etgraphiae
304 p., ill., Brossura
25 euros
A Genova la riapertura nel ’50 di Palazzo Bianco, e successivamente degli altri musei, saldamente voluta dalle amministrazioni che si sono alternate in città, diventa il simbolo della ricostruzione del paese dopo la guerra e le macerie. Senza Palazzo Bianco, Gardella forse non avrebbe fatto le sale dei Primitivi agli Uffizi, Scarpa, forse, non avrebbe fatto il Museo Nazionale di Palermo, e Albini non avrebbe fatto il museo del Cairo. Tra riallestimenti e restauri sono centinaia i musei che nell’Italia della ricostruzione riaprono, ma le prime pagine e le copertine delle riviste nazionali e internazionali sono sempre per quelli genovesi di Albini e della Marcenaro. Sono loro il simbolo della rinascita del paese. Dell’Italia del futuro che riparte e lo fa con la cultura. Il libro rivela particolari inediti di quella stagione internazionale della museologia italiana attraverso la ricostruzione della vita di una protagonista di questa storia, Caterina Marcenaro. A lei si deve la creazione del sistema dei musei civici di Genova, oggi patrimonio Unesco dell’Umanità.