L’affiche du film: au premier plan, une grosse main pataude qui enserre le cou gracile d’une jeune épousée alors qu’elle embrasse celui qui l’étrangle ainsi, est une métaphore de l’histoire d’amour tragique de Benito Mussolini et d’Ida Dalser et de l’histoire qui unit la jeune République italienne au Duce.
Vaincre, mais qui et quoi?
Vaincre sa médiocrité pour un jeune ambitieux qui, bien qu’attiré par les arts, ne s’imagine pas en musicien ou en écrivain raté et se lance dans la politique ?
Vaincre une femme aveuglée par son amour et qui finit par se rebeller?
Vaincre la résistance d’un peuple aussi naïf que la maîtresse dont il bafoue les idéaux?
Le nouvel opus de Marco BELLOCHIO n’est pas qu’une incursion dans la petite histoire de l’Histoire, c’est le récit d’une passion. Passion pour la politique et passion amoureuse de deux jeunes exaltés qui se retrouvent dans un engagement politique. Symbolique et contradictoire comme ses personnages, l’œuvre ambitieuse du cinéaste évoque la liaison, méconnue en Italie même, du Duce et de Ida DALSER.
Ils se rencontrent en 1907 à Trente dans la tourmente politique qui agite alors le pays. Subjuguée par le jeune syndicaliste de trois ans son cadet, membre du parti socialiste qui ose défier Dieu lors d’un débat politique, elle lui aliène son existence de femme émancipée.
Le fervent défenseur de la paix et de la neutralité, directeur du quotidien « Avanti », anticlérical révolutionnaire, renie ses engagements socialistes et exhorte à la guerre (après l’épisode tragique de Sarajevo).
« Seuls les mulets ne changent pas de route. »
Ida vend tous ses biens pour l’aider à fonder un nouveau journal « Il Popolo d’Italia ».
Peu à peu il va se muer en pantin grotesque, infatué et arrogant, abusant de la
candeur d’un peuple récemment pacifié.
En 1929 il reconnaitra l’état pontifical, ultime infidélité au combat mené dans sa jeunesse.
La distance que Mussolini va instaurer à l’égard de la mère de son premier fils est à l’image de sa versatilité politique: aussi peu scrupuleux dans sa vie privée que dans sa vie publique – « il n’y a que les médiocres pour ne pas s’affranchir de la morale » -, le Duce adepte de l’union libre, bien qu’il prêche pour la famille, abandonne Ida peu après la naissance (le 11 novembre 1915) de leur fils Benito Albino.
En décembre 1915, il épouse Rachele Guidi, qui lui a donné une fille, Edda, en 1910, et qui correspond sans doute plus à l’image de la femme traditionnelle italienne telle que
l’imagine l’inconscient collectif: la ménagère qui doit tenir son poste, soit, s’occuper des enfants, rester à la maison, et se faire oublier !
S’il y a bien une chose qu’Ida ne sait pas et ne souhaite pas faire, c’est se faire oublier.
Jusqu’à son dernier souffle elle n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour que l’on reconnaisse ses droits (elle prétend avoir épousé religieusement le Duce en septembre 1914) et protéger son fils.
Elle crie, tempête, fait des scènes. Elle dérange, contrarie les plans du potentat et attente à sa légende.
Elle écrit inlassablement à toutes les instances du pays (le roi Victor-Emmanuel, le pape, Benito lui même….). En vain.
Accusée de paranoïa, délire de persécution, affabulation, hystérie, folie, internée
dans différents hôpitaux psychiatriques, elle succombera à 57 ans d’une hémorragie cérébrale.
Son fils sera soustrait à sa garde, puis à celle de sa sœur et de son beau-frère, pour être confié à un fasciste proche du tyran, Bernardi. Il mourra à l’âge de 26 ans après avoir été lui aussi interné dans un asile psychiatrique. Tous les certificats officiels et dossiers médicaux ont disparu, les pages des registres paroissiaux ont été arrachées.
Bellocchio, très inspiré par la période, a voulu réaliser un opéra futuriste: l’ardeur des étreintes en parallèle à l’agitation et à la violence des combats de rue qui opposent pacifistes et interventionnistes rythment la première partie du film.
Mouvement, confusion, bruit et fureur.
Bouleversements politiques dans un pays en devenir.
Musique tonitruante (voire assourdissante), intertitres, surimpressions en noir et blanc, images d’archives scandent les séquences.
Ruptures: pas de continuité linéaire ni de transitions sonores, peu de dialogues.
La lumière en clair obscur de Daniele CIPRI (Toto qui vécut 2 fois) plonge le film dans un registre stylisé, expressionniste, loin du réel malgré l’utilisation des tournages d’époque. Flash back et incursions dans le futur alourdissent parfois le propos et surlignent une mise en scène solennelle, un peu trop explicative et grandiloquente.
La deuxième partie du film, combat d’une femme fidèle à son amour, à son éthique, est plus mélodramatique. Giovanna Mezzogiorno donne au personnage toute sa dimension tragique: Ida n’est pas un personnage sympathique, elle est butée, orgueilleuse, peu aimable. Le film ne tombe jamais dans le sentimentalisme, même si quelques scènes (avec le psychiatre qui essaie de la protéger d’elle-même, ou lorsqu’elle retourne dans son village) sont bouleversantes.
L’acteur qui interprète le dictateur disparaît au profit des archives à mesure qu’il s’éloigne de sa maîtresse.
Le cinématographe traverse le film: les partisans s’empoignent sur fond d’actualités lors d’une projection à laquelle Ida assiste en compagnie de Benito.
Une scène de la passion est projetée sur les murs de l’hôpital où elle le retrouve blessé à la tête et soigné par Rachele, le visage du Christ et de celui qu’elle adore se confondent.
Elle laisse couler ses larmes en regardant le Kid de Chaplin alors que son fils lui a été arraché.
Elle ne voit son bien-aimé que par l’intermédiaire du grand écran et ne reconnait pas dans ce clown éructant, à la moue lippue, celui qu’elle attend encore.
Ces images d’actualité prêteraient à rire si l’on ne songeait à ce qu’il fut avec terreur.
Filippo Timi qui interprète le dictateur, puis son fils, est aussi crédible en imitateur enragé, pitoyable, fragile et désespéré de la figure du père qu’en tribun autoritaire ou amant bestial dont l’œil blanc révulsé est annonciateur des turpitudes à venir.
On peut regretter parfois un certain esthétisme. La facilité du beau plan pour le beau plan qui tue l’émotion: un berceau dans les fumées des bombes; Ida, sous la neige, qui grimpe aux grilles de l’hospice et envoie ses lettres aux quatre vents ….
Bien que le cinéma italien ait souvent traité (et l’on sait avec quel succès) de politique, cette
tranche de l’histoire de la péninsule, rarement abordée par le 7ème art (mis à part « Une
journée particulière » de Scola, par exemple) ravive sans doute une blessure encore
trop fraîche et que l’on souhaite oublier.
Dans une démarche qui ne se veut pas naturaliste, le film propose un tableau du fascisme sur fond de crise économique et sociale, mais surtout un beau portrait de femme digne des héroïnes de la tragédie grecque. Son amour se mue en haine féroce et elle défie à son tour
ce Dieu qu’est devenu pour tous celui qui l’a rejetée. Son combat pour la vérité fait d’elle non pas une victime mais une rebelle, une femme moderne, libre, qui ne se résigne pas et que le pouvoir ne parviendra pas à faire plier, à vaincre.
Bien que le réalisateur se défende d’y avoir pensé en tournant son film, on peut établir un lien entre l’histoire d’une femme abandonnée par un séducteur parjure et l’Italie d’aujourd’hui trahie par un suborneur médiatique!
Marie Sorel