Boris Lehman, cinéaste belge, né à Lausanne en 1944. Il a réalisé, produit, diffusé près de 400 films (courts, longs, documentaires, expérimentaux), principalement en super 8 et en 16mm. Une cinématographie de résistance, une œuvre artisanale et inclassable qui intrigue et dérange. En 2005, il réalise « Tentatives de se décrire », une fiction autobiographique, un film sur la représentation de soi, la caméra comme miroir ou comme 3e œil. Dans le cadre de notre « Mensile » sur le corps de l’image/image du corps, le réalisateur a bien voulu nous parler de sa démarche.
L’image du corps n’est pas le corps.
Cela est évident depuis que « ceci n’est pas une pipe ».
L’image du corps est toujours une fiction, une fiction qui raconte quelque chose autour de la personne.
Et donc la nudité n’est pas la nudité et la pornographie n’est pas la pornographie.
On dit que je fais un cinéma autobiographique. Je ne crois pas ou alors tout le monde en fait, de Charlie Chaplin à Woody Allen, en passant par Fellini et Fassbinder. Dans sa stricte définition, je pense plutôt faire quelque chose qui se rapproche de l’autoportrait, comme faisaient par exemple Van Gogh et Rembrandt, pour prendre deux artistes parmi les plus célèbres.
L’autoportrait est devenu un genre (en peinture puis en photographie) surtout depuis l’invention des miroirs, et le cinéma n’est-il pas un miroir ingénieux très particulier? Déformant sans doute, voire pervers, mais toujours révélateur : se voir sous tous les angles, à l’envers, multiplié, voir ce qu’on ne voit pas de soi, est très différent d’aimer son image et se trouver dans la position de Narcisse. Se filmer est toujours une épreuve, ou une performance, au sens artistique plutôt que sportif.
Introspection, sans nul doute. Les raisons de se filmer, les vraies raisons, je ne les connais pas. Elles sont sans doute très nombreuses, secrètes et inconscientes, mais la première est sans doute d’ordre économique. Pas les moyens de se payer des comédiens ni des techniciens.
Au fond, je fais du cinéma d’amateur, je suis un cinéaste du dimanche, qui travaille tous les jours.
La deuxième tient du type de cinéma que je fais.
Je fais ce qu’on peut appeler un journal filmé, journal intime qui implique qu’on filme, non tous les jours, mais régulièrement, en permanence, et ce sur une longue durée. C’est le temps qui construit mes films, me construisant par la même occasion moi-même, ma propre personne.
Il y a donc très souvent confusion entre le Boris Lehman qu’on rencontre dans la vie et celui qu’on peut voir dans ses films. Confusion et ambiguïté que je cultive, bien évidemment, qui ne me déplait pas. C’est mon côté ludique.
Dans le cinéma, on voit peu d’autoportraits (en dehors du cinéma marginal ou expérimental : Gérard Courant, Andy Warhol…). J’appellerais ça autoportrait en mouvement, ou autoportrait mobile ou mouvant (et sonore), car la donnée temporelle est capitale. Serait-ce le mouvement même qui empêche le cinéma de fixer l’instant décisif, son surcroit de réalisme qui lui interdirait de produire des œuvres symboliques ou symbolistes ? (Il y a bien sûr quelques exceptions, Cocteau et Buñuel.)
Il ne s’agit pas de montrer ce qu’on aime de soi (ou des autres) mais ce que le temps imprime au corps, exactement comme une écriture ou un tatouage.
C’est donc en s’exposant que le corps prend forme, devient récit et œuvre d’art.
Le corps comme réceptacle de l’œuvre, ou même devenu œuvre en elle-même, certains artistes (Orlan, Gina Pane, Valie Export, Hermann Nitsch, Marina Abramovic…) s’y sont essayé, non sans quelque impudeur.
Car, comment faire puisqu’avec le cinéma, il faut bien se montrer, donc s’exhiber. Et donc se fragiliser, se mettre à nu, et en même temps, il faut trouver la bonne mesure, la bonne distance. C’est tout un jeu avec soi-même et avec les spectateurs.
C’est à la fois sérieux (très) et aussi une farce.
Le cinéma (ou la vidéo aujourd’hui) est utilisé comme moyen d’investigation du corps, comme instrument scientifique, tout simplement (comme une sonde ou un microscope).
Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’objectivité n’existe pas. L’image ne dit pas la vérité, elle n’est jamais un double, une photocopie du réel, une preuve de quoi que ce soit.
Il faut savoir que je suis piéton, que je suis nomade et que je déambule toute la journée, et que ce mode de vie, ce mode de vision s’imprègne dans le cinéma que je fais, un cinéma de l’errance, un cinéma qui n’est donc pas basé sur un scénario écrit, préétabli, mais un cinéma qui se fait en se faisant, au fur et à mesure, qui reste ouvert, qui peut bifurquer, dévier, s’arrêter et repartir selon les moments, les humeurs et les rencontres.
Un cinéma qui prend des risques et qui donc ne peut pas être subventionné véritablement. (Il reste heureusement quelques portes étroites où il est possible d’obtenir quelque argent.)
Voilà en gros pour la démarche. Une espèce de revendication discrète de liberté, avec toute la lutte et l’insoumission que cela comporte.
Quant au résultat, je ne saurais rien en dire, ce n’est pour moi la chose primordiale, car m’importent davantage l’aventure et l’expérience du film, les rencontres qu’elles auront suscitées. Le produit qui sera montré sur l’écran, que le spectateur verra, admirera ou critiquera, se sera détaché de moi, il ne sera plus vraiment moi.
L’image de moi une fois fixée devient anonyme, publique, documentaire, voire archéologique.
Le temps, encore lui, augmentera à chaque projection la distance entre le Boris filmé et le Boris que je suis, celui que je serai devenu. D’où la nécessité et l’envie pour moi d’être présent à chaque projection, de pouvoir comparer les deux Boris, de passer du réalisateur et du metteur en scène que j’étais au spectateur que je serai devenu.
Boris Lehman / décembre 2009
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