Nous vous proposons dans cet article un point de vue plus spécialisé sur la poétique de Raymond Carver, afin de souligner, une fois de plus, l’importance de cet auteur dans l’innovation de la tradition littéraire américaine et internationale, et fournir quelques instruments de critique littéraire qui, dans l’article précédent sur cet auteur, « Ombre al neon« , occupaient une place mineure.
Après Parlez-moi d’amour (1981), dont les nouvelles sont caractérisées par une écriture particulièrement minimaliste, Raymond Carver publie en 1983 Les Vitamines du bonheur (Cathedral dans la langue originale). Avec ce nouveau livre, le nouvelliste américain veut écrire des histoires plus longues et plus optimistes. Et de fait, des notes d’espoir apparaissent ça et là tout au long du livre, petites touches lumineuses dans l’univers morne de la middle class : le repas entre amis («Plumes»), l’apaisement d’un couple qui vient de perdre son enfant («C’est pas grand-chose mais ça fait du bien»), la relation qui se crée sous les yeux du lecteur entre un aveugle et son hôte, imbus au début du récit de préjugés sur les handicapés («Cathédrale»). Mais Carver est loin d’abandonner avec Les Vitamines du bonheur les traits d’écriture qui font tout son intérêt, le poids du silence, l’importance de l’ellipse, de l’incertain et de l’ambigu, bref tout ce qui caractérise ce que l’on a appelé «l’écriture blanche carvérienne».
L’événement est une notion intéressante pour aborder justement cette écriture blanche dans le recueil. En effet, Carver a toujours à cœur de raconter quelque chose – rompant ainsi avec la littérature plus métalittéraire des précédentes décennies – mais de telle façon que c’est plutôt pour relater l’absence de l’événement ou son aspect inexplicable, mystérieux.
Ainsi la nouvelle «Le train» est entièrement construite sur une série d’ellipses : le début voit une Miss Dent pointer un revolver sur un homme à plat ventre dans la poussière et lui dire ses quatre vérités. La jeune femme range ensuite son arme pour se diriger vers une gare, où elle est bientôt rejointe par un couple original, un vieil homme sans chaussure et une femme nerveuse, qui évoque par bribes des épisodes incohérents. Et rien d’autre ne sera dévoilé au lecteur, sinon l’arrivée régulière d’un train : nous avons attendu en vain tout au long de la nouvelle l’explicitation de ces étranges événements, mais nous restons face à l’énigme posée par le texte (et sans doute Carver ironise-t-il avec nos attentes de lecteur, en plaçant toute l’intrigue… dans une salle d’attente).
«Plumes» inscrit la béance au cœur du récit : pour Jack et Fran, entre le dîner chez des amis et la situation présentée à la fin de la nouvelle, quelque chose s’est passé, qui a bouleversé leur vie de couple puisqu’ils sont désormais incapables de communiquer entre eux. Mais ce quelque chose est indéterminé et surtout impossible à fixer chronologiquement : même s’il pèse de tout son poids sur l’intrigue, il reste invisible.
Le mystère de l’événement est accentué par le choix des protagonistes, le plus souvent en marge des actions qui les touchent pourtant au premier plan : ils ne parviennent pas à mettre de mots sur les faits qu’ils subissent, ni même à être bien conscients de l’événement qui est pourtant en train de bouleverser leur vie. Sandy, la protagoniste de «Conservation», sait à la fin de la nouvelle qu’elle est en train de vivre une situation exceptionnelle qu’elle ne pourra jamais oublier, mais elle ne parvient aucunement à s’en donner les raisons. Même le narrateur de «Cathédrale», l’un des rares personnages à connaître une véritable épiphanie, ici une véritable révélation sur le bonheur de pouvoir communiquer avec autrui, est incapable de mettre des mots sur ce qui lui arrive : «C’est vraiment quelque chose» conclut-il, sans pouvoir préciser ce qu’est justement ce «quelque chose».
Et pourtant il s’agit à chaque fois d’un fait banal, qui ne justifierait en rien cette stupeur ou cette difficulté à préciser les choses de la part des personnages : une panne de réfrigérateur, une émission à la télévision sur les cathédrales… Mais c’est justement là la force de Carver dans ses nouvelles : transformer le quotidien en une force obscure, indistincte, inquiétant.
L’écrivain oppose alors souvent dans ses récits les gestes superstitieux des personnages, leurs projets, leurs prévisions, tout ce qui peut leur donner l’illusion de contrôler leur existence, aux coups du sort, inattendus et survenant dans toute leur brutalité. C’est là l’enjeu principal d’une nouvelle comme «C’est pas grand-chose mais ça fait du bien» qui relate l’hospitalisation d’un enfant, Scotty, suite à un accident de voiture. Les pronostics rassurants des médecins, tout comme les prières et actes superstitieux des parents, montrent cette volonté de prendre le contrôle sur le cours des choses et d’en rationaliser le flux, mais en vain : Scotty meurt, contre toute attente, et l’événement vient rappeler, dans toute sa force d’impact que la vie n’est faite que d’aléas. À nous de nous résigner à la condition humaine et de savoir cueillir les petits bonheurs fugitifs de l’existence, tels ces petits pains partagés à la fin du récit, alors qu’une nouvelle aube se lève.
Les événements relatés dans les douze nouvelles des Vitamines du bonheur sont donc autant d’occasions de nous révéler, à travers les silences et les manques du texte, la force angoissante du quotidien et la complexité à jamais inexprimable de la vie.
Claire COLIN