Le Louvre invite Umberto Eco. Vertige de la liste.

Umberto Eco nous a quittés. Cet intellectuel de gauche, homme de savoir respecté est mort dans la nuit du 19 au 20 février à l’âge de 84 ans. Grand intellectuel italien, linguiste, philosophe et écrivain, son érudition, son œuvre ont traversé les frontières du monde des idées et de la culture. Très apprécié aussi en France, le Louvre l’avait invité en novembre – décembre 2009 à présenter “Vertige de la liste”. Un bel hommage. Voici un souvenir de 2009 que nous reproposons à votre lecture.

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Une petite foule compacte et joyeuse se pressait devant les portes de l’auditorium du Louvre en ce premier lundi pluvieux de novembre.
Des jeunes, des moins jeunes… et des plus jeunes du tout!
UMBERTO ECO venait présenter sa liste des listes!

Invité après Robert Badinter, Tony Morrison, Anselm Kieffer et Pierre Boulez à poser son regard sur les collections du musée, l’écrivain a choisi de s’attarder sur la liste et ses vertiges, en art, histoire de l’art, littérature et musique.
Les fans sont venus admirer le «maître» : sémiologue, essayiste, éditorialiste, traducteur, spécialiste mondial de James Joyce, librettiste de Luciano Berio et grand amateur d’art contemporain, etc…, etc…, plus connu du grand public comme l’auteur de romans à succès: Le nom de la rose et Le pendule de Foucault.

Umberto Eco, Galerie d’Apollon, musée du Louvre © Léa Crespi, 2009

L’écrivain débute sa conférence par un tunnel de lecture : une lettre écrite à son fils, à la fin de 1963, une longue énumération de tout ce que les catalogues comptent de machines à tuer, de l’arme de poing au plus sophistiqué des engins disponibles à cette époque, tous les moyens d’occire son prochain sont répertoriés. Il pense qu’en offrant ainsi à son fils de nombreuses armes pour Noël, il en fera un pacifiste. C’est un argument qui n’engage que son auteur comme la suite de ceux déployés pour arriver à trouver une définition de «la liste».
Cela donne effectivement le vertige !

L’écrivain ne se prive pas de ponctuer sa conférence de quelques bons mots qui enchantent un auditoire déjà conquis. On peut être pince-sans-rire et avoir fait sa thèse sur Saint Thomas d’Aquin!

Du Vertige de la Liste, on peut donc retenir, d’après les explications de l’auteur, la liste pratique qui nomme les objets et a une fonction référentielle. C’est une liste close : la liste des courses , les archives, le bottin (récolte conjonctive) et la «Rolls» de la liste, à savoir la liste ouverte (chaotique et disjonctive), un répertoire poétique qui s’ouvre sur un infini abyssal dont «et cætera» serait la phase ultime, toute liste pouvant engendrer une sous-liste, qui elle-même etc…, etc…
L’envie me prend de recenser les synonymes de migraine!

Umberto Eco s’est attaché à collecter des exemples dans la littérature, domaine de prédilection des amoureux de la liste, forme d’écriture la plus naturelle à l’homme.

Nombreux les artistes cités : de Homère, qui indexe les bateaux et capitaines de la flotte grecque, en passant par (et la liste est loin d’être exhaustive – ouverte, donc – ), à Rabelais (combien de façons de se laver le cul?), Villon, Rimbaud (Au bois il y a… ), Flaubert (liste des casquettes de Charles Bovary), Edmond Rostand (la tirade des nez dans Cyrano), Cendrars (les horloges), Prévert, James Joyce (Ulysse, bien sûr), Borges (Le livre des êtres imaginaires ), sans oublier Georges Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien le 18 octobre 1974 à 10h30 au Tabac Saint-Sulpice).

Et parmi les plus récents, Charles Dantzig et son hilarante Encyclopédie du tout et du rien (liste des convives qui ont le plus de succès dans les dîners, peintres dégoûtants …) et celles tout aussi réjouissantes répertoriées par Thimothy Mc Sweeney, dont entre autres bizarreries les quatorze synonymes à disposition d’un romancier pour désigner les tétons!
C’est la poétique de la liste pour la liste.

En peinture, la dimension de l’infini est plus proche du concept de la liste comme dans les musées imaginaires de Panini qui ouvrent l’espace sur un abîme inépuisable.
C’est une collection frénétique : Carpaccio et les 10 000 martyrs que l’on devine hors cadre, Doré et ses anges qui nous font entrevoir l’éternel. Les reliquaires, les ex-voto peuvent être perçus comme des listes.
Cornell, Arman, Hirst créent des reliquaires laïques, les installations étant très souvent une accumulation d’objets hétéroclites ou classifiés, qui ouvrent, presque physiquement, sur l’infini : Roman Opalsky, Richard Serra…. C’est l’etc… de la peinture.

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Expo mille e tre, Louise Bourgeois JE T’AIME, 1977 Encre sur papier quadrillé, 20.9 x 32.3 cm. Collection privée. Photo : Zindman Fremont, © Louise Bourgeois

Une petite exposition de dessins Mille e tre (Leporello dans l’“air du catalogue” établit la comptabilité des maîtresses de Don Giovanni, mille e tre en Espagne) réunit ainsi des œuvres antiques et modernes:
la liste manuscrite de Lorenzo Sabbatini (1530-1570) côtoie ainsi la liste des couleurs de Delacroix, la liste des départements et chefs-lieux de Jongkind, la liste des qualificatifs donnés aux femmes (ma chérie, mon écolo, ma pétasse, ma déesse, ma putain, ma princesse, etc…, etc…) d’Annette Messager, collectionneuse.

Les mythologies personnelles des contemporains ne sont pas dénuées d’humour :
François Morellet, cent onze palindromes (1999) : «être patatras, art à ta perte»…
Et bien sûr un mur entier tapissé par le papier peint de Claude Closky : Marabout…

Pour l’occasion, Christian Boltansky en collaboration avec Jacques Roubaud a recensé dans un livre tous ceux qui travaillent au Louvre et tous les artistes présents dans les collections (Les Habitants du Louvre). Des photomontages combinent les portraits des agents du musée avec les portraits accrochés dans les galeries.

Il invente des listes extravagantes, sans aucun rapport avec la liste habituelle des œuvres : la liste du prisonnier, la liste des boules de neige fondantes…

En musique, Ravel et son boléro perpétuent la tradition des canons et kyrielles. La musique de Luciano Berio, pour qui Umberto Eco a établi un répertoire d’onomatopées issues des bulles de BD, est chantée par Cathy Berberian.

Le cinéma n’est pas en reste avec des projections de films de Zbigniew Rybczynski et des documentaires et fictions des années 1895 à 1908.

  • Marie Sorel : Votre classification entre liste pratique et liste poétique me semble un peu élastique ? Dans quelle catégorie ranger l’inventaire des amant(e)s? Pratique ou poétique?
  • Umberto Eco : C’est vrai, tout dépend de l’intention : si vous mettez le bottin sur un lutrin et le faites chanter par une diva, cela devient une liste poétique bien sûr.
    Il rit sans répondre vraiment à ma question.

Ce n’est plus le Vertige de la liste mais le casse-tête de la liste.

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LA LISTE est une collection d’objets, d’idées, de données objectives ou non, une accumulation forcenée, cohérente ou non.
C’est un jeu, qui peut virer au fourre-tout!
Que la liste ait un rapport au signifiant, sans aucun rapport sémantique ou au signifié, elle a une ambition folle.

On retiendra la gourmandise de l’énumération, le plaisir des sens, une certaine jubilation de la langue, un amour des sons, une fascination des mots, une boulimie intellectuelle, voire pour certains une incontinence verbale. La litanie telle un mentra!

La liste est une tentative de s’approprier le monde et en fin de compte parle de son auteur!

Pas étonnant que celui que l’on présente comme un des rares spécimens d’“honnête homme” (dans l’acception du XVIIIe siècle) se soit attaché à ce qui représente un rêve de connaissance globale.

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De nombreuses manifestations sont organisées dans le cadre de cette réflexion :

Concerts : Rodolphe BURGER et YUSEK sont attendus le 1er décembre, Laurent GARNIER les 12 et 13 décembre,

Installations et expositions : Christian Boltanski et Jacques Roubaud

Lectures etc…, etc…
Je n’en ferai pas la …liste consultable sur le site du Louvre

Umberto Eco signera le livre mémoire de l’exposition Vertige de la liste (éd. Flammarion, 408 p., 39 €) le 13 novembre » à 18h et le 25 novembre à 18h30 à la librairie du musée du Louvre.

Marie Sorel

P.S. La rédaction d’Altritaliani vous signale par ailleurs la sortie en librairie le 21 octobre de: N’espérez pas vous débarrasser des livres, de Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, entretiens menés par Jean-Philippe de Tonnac éd. Grasset, 342 p., 18,50 €.
et les propos recueillis par Catherine Portevin dans Télérama n° 3117 sur cet ouvrage.

(Article Altritaliani publié le 13 novembre 2009)

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