Dans «La Brebis galeuse [[Ascanio Celestini, La Brebis galeuse, traduit par Olivier Favier, Editions du Sonneur, 2010]]», publié en février aux Editions du Sonneur, Ascanio Celestini nous fait explorer l’univers tragi-comique des asiles de fous à travers le personnage de Nicola, schizophrène. D’après Olivier Favier, traducteur de l’auteur –
acteur romain, la société de consommation s’érige en miroir de la folie dans cet ouvrage qui conjugue poésie, humour et dénonciation. Éclairage.
L.T. : Nicola, le héros de «La brebis galeuse», est atteint de schizophrénie. De quelle manière Ascanio Celestini aborde-t-il le thème de la maladie mentale ?
Olivier Favier : Je pense que la schizophrénie de Nicola est pour Ascanio Celestini une parabole de la société de consommation, qui est devenue incontournable ou presque, en Italie comme en France, à partir des années 1960. On dirait que c’est l’impossibilité de Nicola d’accéder aux biens matériels – véhiculés par la publicité – qui est à l’origine de sa maladie. C’est que la folie n’est pas toujours là où on pourrait la croire, et que les limites entre l’asile et le supermarché sont plutôt floues… au point que Nicola, dans son délire final, confond le directeur du supermarché avec le directeur de l’asile, nouveaux Christs au milieu de leurs saints…
L.T. : Donc le discours politique, critique vis-à vis du fameux «boom économique» des «fabuleuses années 1960», qui a contribué à fragiliser les marginaux, serait au cœur de la pièce.
Olivier Favier : Exactement. Comme dans d’autres textes de Celestini – Fabbrica, Lotta di Classe – la réflexion politique prime sur le reste. Ici, on assiste à une rupture entre le discours médiatique mensonger sur les «fabuleuses années 1960» et une certaine réalité, laquelle apparaît dans toute sa brutalité avec le meurtre de la prostituée par les frères de Nicola. C’est un paradis en carton pâte où le sexe n’est qu’un bien parmi d’autres. De ce point de vue, la vraie schizophrénie est celle qui nous fait vivre entre le spectacle de la consommation et la frustration d’en être toujours exclus. Pour Nicola, qui est issu d’une famille très pauvre, la tension devient insupportable. Il y a aussi le travail sur la mémoire, qui ressuscite une réalité désormais révolue, celle des asiles. Des lieux du pouvoir pour l’Église catholique, évoquée dans La Brebis à travers la bonne sœur et le directeur. Sauf que, par rapport aux autres textes de Celestini, où la mémoire tient une place importante, la fantaisie un peu délirante est ici plus développée. En ce sens-là, c’est sans doute son meilleur livre, celui qu’il a choisi d’adapter au théâtre et cette année au cinéma.
L.T. : Quelles sont les images les plus marquantes de l’asile ?
Olivier Favier : Il y a un passage où la bonne sœur compare les malades catatoniques à des plantes, des plantes qui «font sous eux». Ou encore celui où les cerveaux des malades ressemblent à «une pièce aux lumières toujours allumées», puisqu’il s’agit d’un «asile électrique». Mais Celestini ne parle pas beaucoup de l’asile en soi, qui présente des similitudes évidentes avec une maison d’arrêt.
L.T. : D’ailleurs, Nicola est retenu à l’asile suite à deux épisodes violents qui ont causé le décès de deux personnes, et ceci malgré son innocence. On voit là l’obsession sécuritaire qui fait de chaque malade mental un criminel en puissance…
Olivier Favier : Oui, effectivement il y a aussi cet aspect-là, politique lui aussi. Le problème est que Nicola peut avoir en lui une dimension violente, mais par conditionnement avec un entourage brutal, excessif dans sa prétendue normalité. Il est confronté très jeune à la violence subie par sa mère et à celle infligée par ses frères. On peut facilement imaginer qu’il est traumatisé.
L.T. : Cela voudrait dire que Nicola serait devenu schizophrène à cause de ses multiples traumatismes mais aussi du climat atroce qui règne dans l’asile.
Olivier Favier : Celestini n’est pas un expert en psychiatrie. Loin de vouloir donner des explications scientifiques, il nous fait entendre que Nicola, fragile dès sa naissance, a pu se créer un ami imaginaire, un double à qui confier ses délires et aussi ses pulsions sexuelles, que l’éducation répressive des religieuses a étouffées. Celestini cite dans un entretien un malade qui est miraculeusement sorti de l’asile après des dizaines d’années et qui explique combien c’est là un lieu qui vous abîme, et rendrait fou celui qui ne l’est pas en entrant. A cela s’ajoute un «terrain» propice au surgissement de la maladie, vu la folie de la mère et l’isolement du père.
L.T. : Avec quels moyens linguistiques et littéraires Celestini «se met» dans la peau d’un malade mental qui raconte sa vie à la première personne ?
Olivier Favier : Sincèrement, en traduisant ce texte, j’avais une impression toute différente de celle qu’on peut avoir, par exemple, à l’écoute d’Antonio Tarantino, lequel aborde l’univers de la folie par une sorte d’ «écriture brute». Là comme toujours chez Ascanio Celestini, c’est l’oralité qui domine, et dans ce cas elle lui permet de donner libre cours à sa fantaisie – très proche de l’improvisation. On est loin d’une écriture expérimentale, qui essaierait d’aborder la folie en restituant son langage. La voix de Celestini ne cesse d’apparaître derrière celle de Nicola. Parce que «La Brebis galeuse» est, je le répète, un texte qui s’adresse à nous tous, brebis plus ou moins galeuses égarées dans les spirales de la consommation…
Propos recueillis par Lella Tonazzini
Ascanio Celestini sera sur scène avec «La Pecora nera. Éloge funèbre de l’asile électrique» le 29 juin à 20h30 au Théâtre de la Ville, 2 place du Châtelet Paris 4.
Spectacle en italien sous-titré en français. Réservations au 01 42 74 22 77.
Production : Teatro Stabile dell’Umbria et Fabbrica