UNE ECONOMIE COHESIVE POUR SAUVER L’EUROPE SOCIALE, par
Corinne Bord, Vice-présidente de la Fédération Léo Lagrange, auteur de l’économie sociale, l’autre modèle (encyclopédie du socialisme), membre du conseil supérieur de l’économie sociale
Pierre Larrouy, économiste, auteur de ‘tract pour une économie cohésive’ (Florent Massot éditions)
Jean Le Garrec, ancien ministre, président de l’association ville-emploi
La crise actuelle montre combien la globalisation et sa volonté uniformisatrice génèrent des effets désastreux. Il ne faut pas penser de réponse globale à la globalisation. La tyrannie que la globalisation exerce par l’exigence de taux de rentabilité spéculatifs et par un caractère virtuel qui rompt avec toute référence économique et sociale, ravive les débats sur l’usure. Après avoir concerné l’asservissement possible des individus, l’usure renaît sous la forme injurieuse du mépris de l’intérêt général. Si beaucoup prônent aujourd’hui la régulation du capitalisme financier, ils ne pourront éviter d’affronter cette question du retour d’une nouvelle forme d’usure pesant sur le financement de l’économie.
L’expression crise financière est source de malentendus. Il ne peut y avoir d’économie de marché sans secteur financier. Une mutation profonde s’est produite dans la lutte de pouvoir historique entre politique, entrepreneur et banquier. La révolution du numérique et la mondialisation qui l’accompagne ont à la fois permis à la finance de s’affranchir structurellement du contrôle politique et de créer des produits nouveaux, comme la titrisation, qui ont conduit aux errements que l’on vient de connaître. Nous proposons donc de bien distinguer cette nouvelle forme de capitalisme en l’appelant capitalisme financiel, contraction de financier-électronique et virtuel (comme l’on dit aujourd’hui courrier-courriel).
La crise du capitalisme financiel, c’est-à-dire affranchi de tout contrôle démocratique, suscite de nombreux appels en faveur de politiques de relance économique, aussi bien nationales qu’européennes. C’est le retour annoncé de la priorité de la production après des années de bulle spéculative virtuelle. Ces appels proviennent de :
– Ceux qui prônent une politique de grands chantiers. On ne peut à priori en rejeter la possibilité, pourvu que des projets crédibles et socialement utiles soient définis. Mais le contexte et le timing sont-ils compatibles avec un tel choix ? La véritable crise s’amorce et nécessite des mesures d’urgence à portée immédiate. Pour autant est-elle déjà assez profonde pour justifier de telles armes structurelles lourdes qui supposent la définition de projets, d’importantes études, et un long délai de mise en forme. Cette option trahit-elle le fait que l’on a déjà renoncé à endiguer ses effets ? La crise actuelle exige de stimuler des processus à effets rapides pour l’emploi, la dynamique économique et le pouvoir d’achat. Les contraintes de l’élasticité des réactions économiques font douter de l’efficacité de tels dispositifs. De plus, cette crise aura souligné combien la confiance est un facteur décisif. Les citoyens ont pour cela besoin de transparence, de proximité et de compréhension claire des projets engagés. Ils doivent se sentir directement concernés pour pouvoir adhérer. Leur inquiétude par rapport au futur, au long terme et aux grandes structures est une contrainte essentielle à prendre en compte.
– Ceux qui proposent des moyens de financement pour les petites et moyennes entreprises, les très petites et l’artisanat. Cet axe s’adapte mieux aux exigences de réactivité et correspond à des cercles vertueux de création d’emplois et d’injection rapide de pouvoir d’achat. C’est en particulier le cas lorsque les effets se font sentir hors des grandes concentrations urbaines où les effets d’entraînement sont excessivement rapides et perceptibles, dans un sens comme dans l’autre. Il est donc naturel de profiter du contexte pour tenter de revivifier le tissu économique local, en particulier les très petites entreprises et l’artisanat. Le tiers secteur, tant au travers des associations que des autres acteurs de l’insertion et des coopératives, est un très fort levier pour l’emploi. En effet, il doit revendiquer et imposer une position nouvelle et ambitieuse. Ce pan de l’économie présente le mérite de se rapprocher des citoyens et de provoquer une chaîne de confiance. Il est d’ailleurs l’objet de toutes les attentions des collectivités locales qui développent stratégies et politiques de soutien au service de la cohésion territoriale.
Quelques voix semblent s’élever pour soutenir de telles initiatives. Mais là encore le projet est affaibli par une présentation qui apparaît comme un catalogue imprécis de mesures qui ne satisfont pas le besoin de réassurance des citoyens. Cela suscite doutes, malentendus, et demeure insuffisant par rapport au besoin d’accompagnement concret et durable face aux difficultés qui se font jour.
Ce serait peut être l’occasion d’initier quelques pistes :
– Premièrement, il faut définir des secteurs prioritaires de financement susceptibles d’intégrer des thèmes fédérateurs et d’avenir tels que l’écologie, les métiers nomades, les nouvelles formes d’agriculture plus proches du bon sens, des traditions et des souhaits collectifs, les nouvelles technologies ou certains secteurs de la recherche.
Il ne s’agit pas de normaliser à nouveau alors que l’on cherche à donner de la souplesse et de la nuance. Il faut rappeler que de nombreux dispositifs existent déjà mais ils sont souvent noyés dans les méandres administratifs. Certains sont bien connus (pôles de compétitivité, mesures du Grenelle de l’environnement, mesures banlieues, plan contre la désertification rurale…). Leur existence démontre le caractère réaliste de notre proposition, et révèle les ressources budgétaires à attendre d’une meilleure coordination dans une vision stratégique d’ensemble en rupture avec une dispersion coûteuse et à l’efficacité gaspillée.
Un projet à destination des petites unités doit donc privilégier des axes porteurs et adhésifs, mais aussi bâtir sur la nuance et la prise en compte des spécificités pour pouvoir réussir. Là encore, il faut en finir avec des règles globalisantes. N’est-ce point tout le sens du développement durable ?
– La seconde condition de réussite est de se rapprocher du terrain et de s’appuyer sur ses élus qui sont les mieux placés pour fédérer les énergies et rendre compte des spécificités locales : géographiques, culturelles, sociales, économiques. Pour cela ils doivent disposer d’outils d’intervention souples et suffisamment autonomes par rapport aux structures administratives traditionnelles en privilégiant la complémentarité et la mutualisation.
Des moyens d’organisation, dont chaque unité à elle seule ne peut disposer, pourront ainsi être dégagés et créeront des conditions favorables à l’activité.
La structure territoriale de l’emploi est développée par le mouvement de l’économie sociale et l’agence Ville-Emploi qui s’appuie sur les Maisons de l’Emploi et les plans locaux d’insertion et d’emploi. Ainsi sont mobilisés des élus appartenant à toutes les familles politiques.
Les élus locaux, les structures souples de terrain, l’implication de l’économie sociale sont les atouts de cette politique.
Le projet de pôles de complémentarité est également une adaptation nécessaire à des définitions du territoire profondément modifiées. On ne peut plus raisonner, à l’heure de la Toile, à partir de la continuité géographique. Le temps réel a uniformisé l’espace et a bouleversé les relations d’échange. Saint-Just l’avait anticipé dans le préambule de son projet de Constitution, en définissant la patrie comme la communauté des affections. Tout conduit à prendre en compte des espaces discontinus et complémentaires alors que certains prônent la disparition des départements, que d’autres s’interrogent sur les nouveaux modes de gouvernance d’entités inédites telle Paris-métropole.
Plus encore, le devenir de l’Europe nous invite à réfléchir sur des formes innovantes permettant aux citoyens de disposer de nouvelles possibilités d’association pour partager des projets. Ils ressentiront ainsi dans leur vécu quotidien leur appartenance à une structure commune fédérative et motivante.
Ces pôles de complémentarité doivent bénéficier de soutiens sélectifs, de règles comptables et fiscales adaptées, pour faciliter leur développement. Ils permettront de mieux partager les potentialités tout en respectant plus aisément les spécificités locales. Ce cadre est à la fois national et européen mais ne doit pas oublier l’outremer, parent pauvre trop souvent délaissé, qui peut trouver dans l’Europe un support pour faire valoir ses atouts.
– La troisième piste est celle de la gouvernance des entreprises. Le discours ambiant, un peu facile, laisse à penser au retour en force de l’Etat dans la sphère économique. Or, au regard des dispositifs mis en œuvre, l’Etat intervient surtout en matière de caution financière, sans prendre toute la mesure de la nécessité de régulations nouvelles, de modalités de contrôle des entreprises aidées, ni même de contrôle démocratique. Pas un mot sur la gouvernance des entreprises, les uns et les autres préférant trouver des boucs émissaires plutôt que de questionner l’organisation même du processus de décision stratégique. Il est urgent de prévoir une évolution des modes de gouvernance des entreprises, notamment en renforçant la démocratie au sein de l’entreprise par la représentation des salariés dans les conseils d’administration. Inspirée de l’économie sociale, la participation des salariés aux choix stratégiques de l’entreprise intervient comme une garantie face aux dérives financières et spéculatives des dirigeants motivées d’une part par la maximisation des profits, et d’autre part par leur intérêt individuel lié aux stock-options au mépris de la priorité de la réussite collective.
Nous sommes à l’heure d’un rendez-vous historique qui permet une véritable modernisation basée sur une économie cohésive reposant sur la confiance, l’intérêt général et le simple bon sens. Une société demeure le rassemblement de talents divers. Leur uniformisation apparaît comme un appauvrissement et spolie l’intérêt général.
Nous définissons une économie cohésive comme une économie ne fonctionnant pas sur un unique principe normalisateur. Elle est au contraire fondée sur la complémentarité de sous-secteurs à même de satisfaire les aspirations individuelles et collectives.
L’économie cohésive vise à définir une partie de l’activité économique pour préserver des bases qui correspondent :
– au respect de l’intérêt général,
– à la préservation d’acquis culturels (menacés par la mondialisation), à des modes de vie économiques et sociaux plus en phase avec les aspirations de la société (en particulier ceux de sa jeunesse).
Il ne s’agit pas d’un choix protecteur et passéiste. L’économie cohésive dessine au contraire les contours d’une société moderne, rééquilibrée, entre impératifs compétitifs mondiaux et espoirs humains légitimes. Sorte d’exception économique et culturelle européenne, elle préfigure la réconciliation nécessaire entre l’économie et le social. Le choix est illusoire. Les peuples montrent déjà la voie avec l’environnement. La crise actuelle est un révélateur et symbolise la fin d’une organisation économique et sociale qui exclut le plus grand nombre.
Il faut définir les priorités de cette sous-économe cohésive, puis concentrer tous les dispositifs nécessaires et pragmatiques pour en favoriser l’essor. Ainsi aura-t-on trouvé la marge de jeu indispensable à la cohésion sociale.
L’économie cohésive, c’est le réalisme plus la liberté !
C’est un projet de bon sens pour revivifier le lien social face à la globalisation et pour intégrer des objectifs ambitieux, affranchis des diktats intimidants de la pression de la mondialisation uniformisatrice.
Il faut être pragmatique, les propositions de politiques de grands chantiers se heurteront, nous le savons, à la fois au scepticisme des populations et aux conflits d’intérêts des Etats. Le projet d’économie cohésive évite ces deux écueils. Par sa proximité, il suscite l’adhésion citoyenne. Ne touchant pas les secteurs stratégiques concurrentiels, il peut permettre un consensus des Etats de l’Union, d’autant plus que la poussée des peuples, confrontés à la crise, sera de plus en plus forte.
Voici le défi pour l’Europe : inscrire dans le cahier des charges des banques renflouées l’engagement de financer cette nouvelle économie sur les bases des taux du livret A, c’est-à-dire de la rémunération de l’épargne citoyenne qui permet de financer les projets collectifs des collectivités locales. Ce serait faire coïncider la rémunération de l’épargne citoyenne avec les souhaits d’investissement de ces mêmes citoyens.
La véritable réforme du marché mondial exige d’en finir avec la version moderne de l’usure qui asservit le financement de l’économie au seul service de la spéculation, sans la moindre préoccupation pour l’intérêt général et les valeurs humanistes.