Un reportage sur toute la manifestation. A lire aussi sur notre site l’interview que nous a accordée Erri De Luca : FUORI DAI DENTI.
Tandis qu’à l’Aquila la terre tremble encore (dans la nuit de lundi à mardi, une violente secousse de 4,6 à l’échelle de Richter a été à nouveau ressentie jusqu’à Rome), les Italiens de Paris continuent à se mobiliser pour contribuer à la relance de l’économie et du tourisme dans les Abruzzes, région du centre de l’Italie, à l’est du Latium, entre Marches et Molise.
Cliquez sur ce lien pour lire l’interview à Erri De Luca
Le magazine Focus In s’est engagé en première ligne, dès le mois d’avril, sur des initiatives de soutien aux victimes du tremblement de terre de l’Aquila.
Lundi 22 juin, en collaboration avec l’agence « Autrement l’Italie » et le « Cabinet Projets culturels », la dynamique rédactrice en chef de Focus In, Patrizia Molteni, a lancé une campagne pour contribuer à mieux faire connaître les Abruzzes dans notre pays et faire en sorte que la presse française suscite, par ses articles, une demande du touriste français pour cette région. A l’étranger, on ne sait pas assez que seule une petite partie des Abruzzes a été détruite par le séisme. Tout le reste est demeuré intact. Les routes sont bonnes, les possibilités d’hébergement nombreuses, la côte a été totalement préservée.
Une conférence de presse s’est tenue à l’Institut culturel italien, qui a aimablement mis ses salons à disposition des organisateurs. Parmi les invités, Erri De LUCA, écrivain très apprécié en France et grand connaisseur de la montagne des Abruzzes, a prêté son concours au soutien de cette belle initiative, tout comme la chanteuse Joséphine Lazzarino qui a interprété de sa voix magique des chants traditionnels de cette terre du centre de l’Italie.
Les Abruzzes, une destination plus que jamais à découvrir par le touriste étranger.
Comment expliquer sa grande beauté souvent injustement méconnue ? Une région authentique, des villages à caractère, des habitants fiers et respectueux de leur terroir, la montagne, la mer, des lacs, les termes, l’art, la culture… Elle a tout pour plaire, mais elle ne fait pas partie des grands circuits touristiques.
Des agences de tourisme, en nombre encore insuffisant, se sont impliquées dans cette opération de promotion des Abruzzes et se proposent de reverser une partie de leurs recettes pour aider à la reconstruction de la zone dévastée.
Choisir cette région pour ses vacances, quelle que soit la saison, est un geste de tourisme solidaire qui va contribuer à relancer l’économie d’une région qui en ce moment – et sans doute pour longtemps – en a besoin, disent les organisateurs. Outre les dommages matériels et psychologiques, le tourisme dans les Abruzzes, comme l’agro-alimentaire, ont subi une forte baisse (entre 50 à 70%) depuis le séisme. Des éleveurs, cultivateurs, petites entreprises sont en difficulté et la Protection civile, au lieu d’acheter les produits des producteurs locaux (lait, pain, fruits, huile, légumes, fromages) pour nourrir les sinistrés fait appel à la grande distribution. Cela n’aide pas à faire repartir l’économie régionale.
A l’optimisme du gouvernement s’opposent les préoccupations et le désenchantement des sinistrés qui commencent à redouter que la reconstruction et la normalisation de la vie dans la région n’exigent de leur part des mois d’attente, de patience, comme lors de précédentes catastrophes nationales en Italie (Campanie, Molise…).
Au cours de cette rencontre, Erri De Luca a parlé avec la sincérité qu’on lui connaît de la nature de cette partie des Apennins, « une montagne qui peut être dangereuse, comme il est dangereux de vivre sous un volcan ou dans le delta du Bangladesh. Nous appartenons à une humanité qui s’obstine à vivre dans des lieux à risque, comme par exemple à Stromboli, mais elle reçoit en récompense la beauté de ces terres ». « La zone détruite par le tremblement de terre rappelle d’autres zones dévastées par la guerre, mais si le résultat est le même, les sinistrés n’éprouvent pas de ressentiment contre « UN ennemi », pas d’hostilité, ni sens de revanche envers des coupables, seulement le besoin de recommencer à vivre en paix avec leur terre ».
Erri De Luca dit qu’il ne faut pas avoir peur de se rendre dans cette région et nous invite également à visiter les campements dans les zones touchées, comme il l’a déjà fait lui-même et le fera prochainement à nouveau pour rencontrer les sinistrés. En parlant de ces campements, il ajoute avec humour et un certain sens de la provocation : « Plus que de tourisme solidaire, c’est une « offre spéciale », une occasion extraordinaire qui nous est donnée de rencontrer des gens dignes et de visiter un tremblement de terre, des maisons qui pour une fois n’ont pas été détruites par des bombardements aériens, un lieu humain, fraternel, où le goût de la convivialité a été réanimé, mais il faut faire vite avant que la normalité ne reprenne son cours ». Comment sont-ils ces Abruzzains qu’il a rencontrés et connus ? « Ils ont toujours fait partie du corps des chasseurs alpins et je me sens très en sympathie avec eux. Les gens ont la noblesse d’un peuple antique, le caractère des habitants de haute montagne, mais transplantés au Sud, ils en sont une version méditerranéenne, ce qui pour moi est encore mieux ».
Moment fort également de cette rencontre, la lecture d’un extrait de Fontamara d’Ignazio Silone, écrivain originaire des Abruzzes, par l’acteur Andrea De Luca, et celle en duo entre ce dernier et Erri De Luca lui-même, d’un extrait d’ Ancòra, récit inédit où l’écrivain évoque une escalade au Gran Sasso d’Italia et son rapport avec la montagne
Un magnifique texte que nous tenions à partager avec vous. Erri De Luca nous en a donné l’autorisation. Nous le transcrivons en version originale et en langue française, passant d’une langue à l’autre, paragraphe par paragraphe, comme nous avons eu le plaisir de l’entendre.
Extrait de « ANCÒRA » DI Erri De Luca / « ENCORE » de Erri De Luca, traduction de Danièle Valin
Salire una parete è fare una lettura con le dita dei piedi e delle mani.
Gli appigli, i buchi, le fessure sono caratteri di una scrittura e chi li percorre legge, come fanno i ciechi con l’alfabeto Braille. Non l’ha inventata l’uomo la scrittura, è stesa sulla superficie del mondo, dal mantello della giraffa allo spargimento di petali su un prato. Non la so leggere ma c’è.
Escalader une paroi, c’est faire une lecture avec les doigts des pieds et des mains.
Les prises, les trous, les fissures sont les caractères d’une écriture et ceux qui les parcourent les lisent comme le font les aveugles avec le Braille. Ce n’est pas l’homme qui a inventé l’écriture, elle est étendue à la surface du monde, depuis le manteau de la girafe jusqu’au pré parsemé de pétales. Je ne sais pas la lire, mais elle est là.
Sulla parete con le mosse giuste salgo toccando la linea. Non sempre la capisco e allora con impulso d’impazienza di proseguire oltre, scavalco senza intendere. Il rigo si stende dal basso fino in cima, le prime mosse staccate dal suolo sono le iniziali di un racconto. I passi sono sillabe, ogni sosta un punto. La cima è punto e a capo. Pensieri di chi affida il corpo alle ultime falangi delle dita, il fiato che rimbalza sulla pietra, bacino e fianchi a struscio di lucertola. Poi viene la discesa, che è chiudere la pagina, disfare la salita.
J’escalade la paroi en touchant la ligne avec les bons gestes. Je ne la saisis pas toujours et alors, impatient de poursuivre, je passe outre sans comprendre. La ligne s’étend du bas jusqu’au sommet, les premiers mouvements détachés du sol sont les initiales d’un récit. Les pas sont des syllabes, chaque arrêt un point. Le sommet est le point à la ligne. Ce sont les pensées de celui qui livre son corps aux dernières phalanges de ses doigts, le souffle ricochant sur la pierre, le bassin et les hanches un frottement de lézard. Puis vient la descente, c’est-à-dire terminer la page, défaire la montée.
Se esiste un momento e un punto di possesso che mi fa dire di una montagna che l’ho avuta, non è dalla sua cima. Lassù al contrario io sono interamente suo, della montagna. Ma dal basso guardandola un’ultima volta prima di girare le spalle e completare il ritorno, mi succede il pensiero di possesso, che è sapere d’esserci stato sopra. Dura quanto il tempo della parola grazie.
S’il existe un instant et un point où je sens que la montagne a été mienne, ce n’est pas du sommet. Au contraire, là-haut je lui appartiens totalement. Mais d’en bas, en la regardant une dernière fois avant de lui tourner le dos et d’achever mon retour, il m’arrive d’avoir une pensée de possession, savoir que je suis allé là-haut. Elle dure le temps d’un merci.
Un inverno, febbraio, ero arrivato in cima al Corno Grande del Gran Sasso attraverso la linea chiamata direttissima. C’era luce da cuocere pupille, l’angolo giro d’orizzonte dava illusione d’essere conficcato al centro. Sei invece nel punto più fragile del campo, la cima, il passo numero zero.
Masticato il solito formaggio, bevuto il tè ancora tiepido della sera prima, ho cominciato a scendere lungo la cresta. La neve in quel tratto era diversa da quella di salita. Morbida in superficie, dura sotto, due strati incoerenti, uno slitta dell’altro. Muovevo passi diffidenti, le punte di acciaio sotto gli scarponi assaggiavano il peso prima di appoggiarsi. Una traccia battuta mi aiutava a ripeterla. Così in un punto qualsiasi, niente che lo avvisava, il metro su cui passavo è franato. Esattamente quello, non di più, il metro su cui stavo. Ho guardato il pendio sotto di me, mille metri di scivolo tra costoni di roccia, il corpo avviato dentro un abissale flipper. Credo che m’è scappato il ridicolo grido di: «aiù». Nessuno poteva soccorrermi. Gli alpinisti dicono: tre secondi. Se non riesci a fermarti in quei primi tre secondi, prendi velocità, inizi a ribaltarti e sei da polpette.
Un hiver, en février, j’étais arrivé au sommet de la Grande Corne du Gran Sasso à travers la ligne appelée la voie directe. Il y avait une lumière à se griller les yeux, l’angle plein de l’horizon donnait l’illusion d’être planté au centre, alors que tu es au point le plus fragile du champ, le sommet, le pas zéro.
_.Après avoir avalé mon morceau de fromage habituel et bu le thé encore tiède du soir précédent, j’ai commencé à descendre le long de la crête. À cet endroit, la neige était différente de celle de la montée. Molle en surface, dure au-dessous, deux couches incohérentes, l’une glissant sur l’autre. J’avançais à pas méfiants, les pointes en acier sous mes chaussures testaient mon poids avant de se poser. Une trace sur la neige m’aidait à la reproduire. Ainsi, à un moment donné, et rien ne le laissait supposer, le mètre sur lequel je passais a cédé. Juste celui-ci, pas plus, le mètre sur lequel j’étais. J’ai regardé la pente au-dessous de moi, mille mètres de chute au milieu des arêtes rocheuses, le corps lancé dans un abyssal flipper. Je crois que le cri ridicule « à l’aide », m’a échappé. Personne ne pouvait me secourir. Les alpinistes disent : trois secondes. Si l’on n’arrive pas à s’arrêter pendant ces trois premières secondes, on prend de la vitesse, on commence à rouler pour finir en bouillie.
Il mio corpo ha toccato il pendio e ha cominciato a correre in giù, ma in posizione buona, non a testa sotto. Non mi sono sbandato, non mi è passato agli occhi il documentario abbreviato della vita svolta, ma solo e precisamente la piccozza che stringevo a due mani. Non ricordo com’è finita la seconda mano sull’impugnatura. Nei primi metri ho raddrizzato l’angolo del corpo con un colpo di schiena e ho piantato la piccozza nella neve dalla parte della paletta. Non ha funzionato, ha ottenuto solo di trascinare altra neve con me. Così ho saputo che avevo perduto, che i secondi erano scaduti e più per rabbia che per convinzione ho girato tra le mani la piccozza dalla parte della punta dentata e in piena corsa l’ho sbattuta contro la crosta scatenata a pista sotto di me, che mi portava via, più per ferirla, scorticarla col graffio dell’inutile artiglio, per lasciarle un’unghiata sulla faccia splendente. Il profilo seghettato della punta affondò con uno strappo contro la velocit à, raggiunse lo strato rigido scatenando attrito, scaricando il fremito del freno in tutto il corpo. Altri metri più giù spezzò la corsa verso le carambole. Ero ancorato alla piccozza curva, un luminoso acciaio dipinto in giallo. Il corpo girato sul lato sinistro, il braccio destro sopra l’impugnatura: ripetevano la sagoma di un’àncora. Mai stata così uguale alla stessa parola d’altro accento: ancòra, c’ero ancora. Mi ero fermato. Non mi schizzava il cuore, non respiravo affanno, ero soltanto e come prima vivo. Una testa di martello aveva provato a spiantarmi dal legno, la mia presa di chiodo aveva resistito e c’ero ancora, ribadito al suolo da un attrezzo e dall’istinto di serpe della spina dorsale che s’era mossa a scatto per afferrarsi al suolo, senza nemmeno passare per la testa, direttamente da schiena a braccio in tempo elettrico. Prepotenza di vivere, di pretenderlo a forza, è stato uno dei Natali aggiunti fuori calendario, colpo di grazia e di fortuna, a scippo.
Mon corps a touché la pente et a commencé à courir vers le bas, mais dans la bonne position, pas la tête la première. Je n’ai pas dérapé, le documentaire en raccourci de ma vie ne m’est pas passé devant les yeux, mais seulement et très précisément le piolet que je serrais à deux mains. Je ne me rappelle pas comment ma deuxième main a fini sur le manche. Dans les premiers mètres, j’ai redressé l’angle de mon corps d’un coup de reins et j’ai planté mon piolet dans la neige du côté de la panne. Ça n’a pas marché, le seul résultat a été d’entraîner encore de la neige avec moi. C’est ainsi que j’ai su que j’avais perdu, que les secondes étaient écoulées et, de rage plus que par conviction, j’ai fait tourner le piolet entre mes mains du côté de la pointe dentelée et, en pleine course, je l’ai lancée contre la croûte transformée en piste qui m’emportait, plus pour la blesser, l’écorcher de ma griffe inutile, pour laisser une égratignure sur sa face resplendissante. Le profil en dents de scie de la pointe plongea d’un coup sec contre la vitesse, atteignit la couche plus dure, déclencha un frottement et déchargea le frémissement du frein dans tout mon corps. Quelques mètres plus bas, il arrêta net ma course vers le carambolage. J’étais ancré au piolet recourbé, un morceau d’acier éclatant peint en jaune. Mon corps tourné du côté gauche, mon bras droit au-dessus du manche : ils reproduisaient la silhouette d’une ancre. Ce mot n’a jamais aussi bien collé à son homonyme accentué différemment : ancòra, c’ero ancora, encore, j’étais encore là, tel une ancre. Je m’étais arrêté. Mon cœur ne cognait pas, je n’étais pas essoufflé, j’étais seulement et comme avant, en vie. Une tête de marteau avait essayé de m’arracher au bois, ma prise de clou avait résisté et j’étais encore là, tel une ancre, rivé au sol par un outil et par l’instinct de serpent de ma colonne vertébrale qui avait bondi d’un coup pour s’accrocher au sol, sans même passer par le cerveau, directement du dos au bras en un temps électrique. Cette furieuse envie de vivre, de l’exiger à toute force, a été un des plus beaux Noëls en supplément du calendrier, coup de grâce et de chance, un vol à la tire.
(Extrait paru dans La Repubblica du 1er mail 2004)